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Le film choral, entre évolution et tradition

4. Quelques considérations au sujet de la théorie de l’acteur-réseau

4.1. Short Cuts et l’illustration exemplaire du réseau

Dans le documentaire Luck, Trust & Ketchup : Robert Altman in Carver Country (1993), John Dorr et Mike Kaplan suivent Robert Altman alors qu’il tourne Short Cuts. Le

réalisateur y mentionne comment il est parvenu à injecter une structure chorale à l’œuvre de Raymond Carver :

I’m trying to use a form telling these stories in such a way or showing them in such a way that the audience is making up the stories actually. I show a piece of ‘this couple does this’ and then I go to another story and I come back to this couple and the audience immediately has to say ‘what happened to that couple while I was gone?’ […] They have to fill in that gap. These may be obligatory scenes. And it seems to me if I can get the audience to actively do that, that means every individual, millions and millions of people making up their own stories about what happened in these gaps, it might be a whole new way of allowing the audience participation.

Les spectateurs doivent, selon Altman, injecter du savoir et formuler des spéculations afin de remplir les ellipses. Que se passe-t-il alors qu’une histoire s’interrompt pour passer à une autre ? Pour Altman, il s’agirait d’une nouvelle manière de permettre la participation des spectateurs, sans pour autant avoir recours directement à l’interactivité. Pour Maria del Mar Azcona, qui a mené une brève étude empirique auprès d’une vingtaine de spectateurs suite au visionnement du film Short Cuts, il s’agit effectivement d’un type de film qui sollicite grandement les spectateurs : « Even some of those spectators who affirmed that they had no problem in following the characters’ paths through the film did mention that watching a multi- protagonist movie implied a greater deal of spectatorial activity » (2005, p. 14). Dans son essai

Engaging Characters: Fiction, Emotion, and the Cinema (1995), Murray Smith identifie trois

modes composant la structure de la sympathie au cinéma. Ces derniers permettent au spectateur de dépasser la simple identification classique au personnage d’un film de fiction. Selon certains répondants de l’étude d’Azcona, Short Cuts ne permet pas un engagement profond envers les personnages. En effet, étant donné la pluralité de personnages, l’allégeance envers ceux-ci serait moins grande, car l’accès que nous avons à leur intériorité resterait

limité : « Since allegiance relies on the spectators’ access to a character’s state of mind and the context of their actions, the spectators cannot ally themselves with the characters in Short

Cuts » (Azcona 2005, p. 16).

Sans complètement adhérer à cette interprétation, il est vrai que le réalisateur d’un film choral doit redoubler d’adresse pour que ses multiples personnages soient crédibles, mais surtout touchants, et il dispose d’un temps limité pour le faire. En outre, ce que Murray Smith appelle l’ « alignment », et qui concerne le temps passé à l’écran par chaque personnage, est évidemment partagé entre plusieurs, ce qui peut limiter, encore une fois, leur saillance. C’est également ce que souligne Evan Smith : « At the same time, each story thread is shorter, less developed, than a conventional plot line » (1999, p. 88). Comme un film choral doit mettre en scène plusieurs histoires dans un temps restreint, celles-ci sont forcément moins développées que dans un film avec une seule trame narrative. Mais cela ne veut certainement pas dire que leur prégnance et leur impact chez le spectateur seront moindres. Une autre dynamique, qui possède maints avantages, est à l’œuvre.

Paradoxalement, certains répondants de l’étude d’Azcona ont tout de même apprécié le réseau de personnages qui se déploie, offrant ainsi une variété d’interprétations et de points de vue, rendant ainsi le film choral particulièrement attrayant : « Most respondents managed to make sense of the film in spite of these restrictions and some thought that it was precisely because of the wider spectrum of characters and interpretations that the film offers that spectators can sometimes glimpse themselves in either one or another character » (Azcona 2005, p. 16). Comme le rappelle Margrit Tröhler, ces films « nous montrent, à partir d’une

position marquée d’observation participante, des personnages en train de se construire une identité sociale dans leurs relations avec les autres » (2002, p. 31).

Il s’agit certainement d’une forme davantage complexe17, que commente Evan Smith en examinant, à l’instar d’Altman, les raisons possibles derrière la popularité de la forme chorale à partir des années 1990 et de son impact sur le spectateur : « American audiences might now be more receptive to this form because our immersion in film and television has trained us to fill in gaps, to give underdeveloped characters the benefit of the doubt, to attribute levels of dramatic tension to a story thread that is too slight to actually generate that tension. We no longer demand a single, driving, fully realized story; now, we are just as happy to enjoy the mass momentum of multiple mini-dramas » (1999, p. 94). Davantage réceptif à ce type de récits multiples et entrecroisés, le spectateur s’y serait accoutumé grâce à la télévision. Nous en discuterons d’ailleurs au chapitre 3, afin de voir comment la complexification progressive de la forme télévisuelle a notamment permis à la forme chorale au cinéma de se déployer davantage. Or, il ne s’agit pas non plus d’une opération qui s’est produite dans un seul sens.

Dans une même ville, il est impossible de dénombrer l’ensemble des réseaux sociaux qui coexistent. Un film choral présente les destins entrecroisés d’une poignée de personnages, mais il aurait très bien pu aller dans une autre direction. Si nous nous mettions à songer, comme le suggère Altman, au fait que chaque individu que nous croisons dans la rue possède une vie complexe, et qu’il fait lui aussi partie de plusieurs réseaux, nous révèlerions alors

17 Par ailleurs, de nombreuses occurrences du qualificatif « altmanesque », en anglais, décrivent les films chorals

progressivement l’étendue d’une toile immense, infinie. Notre place dans le réseau global n’est donc qu’un point d’entrée parmi tant d’autres auxquels nous n’avons pas accès. Il s’agit du seul point de vue, personnel et unique, que nous puissions avoir et à partir duquel nous contemplons le monde.

Le film choral permet d’offrir une vue omnisciente, en alternant d’une trame narrative à une autre et en montrant ces autres points de vue : « Because of the shared-time principle, the narration tends toward omniscience. It’s showing us characters who might not meet, who mignt not know of each other’s existence » (Bordwell 2008, p. 200). Plus le film progresse, plus le réseau se complexifie ; plus nous progressons dans la vie, plus notre réseau s’agrandit. D’une certaine manière, « nous envisageons donc le futur, non pas comme ce qui va nous détacher et nous émanciper, mais comme ce qui va nous attacher à un nombre plus grand d’êtres dont les conséquences et les liens sont inattendus » (Latour 2003, p. 34).