• Aucun résultat trouvé

Deuxième partie : Co-écrire l’identité

1 Premier chapitre : L’identité narrative

1.1.4.2 La voix du « nous »

Le nous dans Les Oliviers est différent de celui d’Outremer, il ne fait pas référence à la seule personne qui parle. Nous fait référence à une multiplicité, à un groupe qui peut être le père et le fils (et la mère), il peut être ce même groupe plus les employés de la ferme, comme il peut faire référence à toute une communauté (européenne ou musulmane). Nous est inclusif, il est la somme d’un je conjugué avec toutes les autres personnes.

Dans l'exemple qui suit, il s'agit du narrateur-personnage et de son mai Krim: « Souvent j’irais l’y [Krim] relayer. Que d’hectares labourés ensemble, tantôt nous dirigeant vers le massif du Bou-Zegza […] » (LODJ, p. 140). Le narrateur ne se contente pas de dire nous, il insiste en utilisant l’adverbe ensemble pour signifier que dans cet acte, l’un et l’autre sont unis et réunis.

Ce même nous, comme nous avons pu le constater, n’est pas présent dans les autres récits. La narration à la troisième personne dans Le premier homme par exemple ne permet pas une pareille cohabitation que peut offrir le je où la transition est plus facile. Cependant même dans le cas du récit à la première personne comme dans Ébauche du père ou Outremer, ce nous du groupe n’est pas très sollicité. L’usage du nous est tributaire du genre même du message que le narrateur des Oliviers de la justice veut transmettre. Tandis que, dans les deux derniers récits, l’accent est mis sur la personne même du narrateur, dans Les Oliviers de la justice il en est autrement, il est d’abord question du père puis de ceux qui l'entourent. Ce nous est une addition de je à il du père ou de je à ils, les autres. Autrement dit, la première

127

personne du singulier est négligeable par rapport au poids de nous puisque la personne centrale du récit est le père. Aussi quand le narrateur raconte des souvenirs avec son père, c’est la première personne du pluriel qui prédomine :

C’était ce sourire qu’il avait autrefois, le matin quand il m’accueillait au début de la longue allée où nous allions ensemble couper des roses, tandis qu’un jeune chien courait entre nos jambes, mordant nos espadrilles de ses dents pointues. Nous revenons chargés de fleurs […] Nous nous arrêtions sous les deux grands oliviers. Il frappait alors sur le dos de sa main l’appeau de cuir sombre, et nous apercevions, entre les branches chargées de petites olives sauvages, le corsage blanc des givres, le gilet noir des étourneaux, et des morceaux de ciel bleu (LODJ, p. 96).

Le narrateur aurait pu utiliser l’indéfini (on) pour raconter ce souvenir, surtout pour les reprises anaphoriques, mais la répétition à chaque fois du pronom personnel nous montre l’insistance sur le rapprochement pour décrire cet univers affectif partagé entre le père et le fils. De même, dire je revient à s’enfermer dans l’univers égotique du seul moi.

Ailleurs il est question d’un je avec les autres, nous peut alors faire allusion au narrateur et à sa génération ou à lui et à ses camarades au sein de la ferme comme Krim et Boralfa : « Tout en nageant entre les rochers, dans la mer calme, nous parlions des chevaux et des arbres de la ferme […] Ensuite sur la plage nous mangions ensemble des raisins de la ferme ou des figues cueillies au vieux figuier de derrière l’écurie » (LODJ, p. 134). Il peut aussi référer à la complicité du narrateur et du sage Embarek, sinon à celle de ce dernier et de son père. Nous constatons que le narrateur n’appelle pas un espace personnel intime, mais un univers peuplé de personnes et de personnages différents ayant pris une place considérable dans son existence. Cet univers qui grouille de monde, d’éléments aussi disparates les uns que les autres est le sien.

Dans cet autre exemple, nous fait référence à je et aux camarades de guerre, dont font partie les musulmans :

Nous sommes donc revenus de guerre, avec nos croix et nos drapeaux. Sonnez, clairons, battez tambours ! C’était nous, les Africains de retour au pays natal…Cette guerre aussi, comme au temps d’Ademba, nous l’avions gagnée avec les Arabes et les Kabyles, et nous pouvions penser qu’au retour il n’y aurait plus de problème (LODJ, p. 196).

La première partie de la citation exprime la fierté que ressent le narrateur à faire partie de ces combattants nommés les Africains. Mais la fin de ce passage marque un changement de ton avec l’introduction d’une autre communauté de référence (nous l’avions gagné…), celle des

128

Français. Le narrateur exprime sa déception quant au sort réservé aux combattants musulmans.

Finalement, quand nous n’exprime pas une dualité, celui-ci est orienté vers une communauté où le narrateur revendique une place pour les autres, les musulmans en l’occurrence. Le nous inclusif est ainsi présent tout au long du récit, il a pour vocation de faire vivre les autres, les associer à l’histoire personnelle du père et celle du fils et à la grande Histoire de la France. Le narrateur rend justice à ces derniers en les associant à l'acte de parole.

Au vu de ces liens, se construit une image de soi et une identité qui conjuguent celle du même avec celle de l’autre. La revendication et la recherche du narrateur iront dans ce sens également. En effet, il revient sur des souvenirs ou des expériences où il est question de son père, d’un ou de plusieurs employés de ce dernier, ou même de ses propres expériences à lui avec telle ou telle personne parmi les gens qui vivaient à la ferme. S’il est question des Arabes par exemple, il cite leur nom, s’attarde sur le lien qui l’unissait à eux, ou évoque une habitude ou un rituel propre à leurs coutumes. Il n’est pas question de lui puis des autres mais de lui avec les autres. De ce point de vue, Les Oliviers de la justice se distingue des autres récits où l’expression du nous épouse donc cette revendication identitaire qui se compose avec l’autre.

Le narrateur présente tout au long du récit le même et l’autre dans une dualité complémentaire, par exemple le père, étant propriétaire, et les Arabes, non pas comme simples ouvriers indigènes chez lui, mais en tant qu’amis avec lesquels le premier partage la vie quotidienne. À Alger, le père s’assied avec des amis arabes pour discuter. Il en est de même de son amitié avec Embarek. Le narrateur compare leur lien à l’association de la vigne et du palmier : « Maintenant qu’ils sont morts tous les deux […] je ne peux les séparer de ma mémoire, de même que je ne peux, dans le paysage, séparer la vigne du palmier » (LODJ, p. 141). Tels ces deux arbres, qui se sont enracinés sur la même terre, l’amitié des deux hommes témoigne de la possible cohabitation de leurs deux communautés respectives. La cohabitation revêt même un caractère essentiel pour la terre qui les a réunis. Nous exprime le partage et l’union. Ce partage se perçoit par la désignation des différents destinataires ou narrataires du récit non pas en tant que récepteurs implicites mais interpellés directement dans le récit. Ainsi, le narrateur s’adresse tour à tour à son père, à Krim, ou à Embarek à qui il dit : « toi, Embarek ». En fin de compte, le livre n’est pas qu’un simple hommage au père, il est un

129

hommage à toutes ces autres personnes qu'il cite. Il est aussi un témoignage d’une époque heureuse où ces êtres ont vécu en fraternité.

130

Conclusion

Au terme de ce chapitre, nous constatons que les déictiques pronominaux prennent une grande part à l’élaboration de l’image de soi. Leur importance diffère cependant d’un récit à un autre. Dans Ébauche du père, la pluralité des désignations de soi renvoie à une instabilité de cette image qui vacille et change, et se présente comme une cyclothymie où l’estime de soi est suivie d’une mésestime. Ce mouvement traduit celui de la recherche de soi qui est appréhendé ici comme autre (voire autres). Il s’agit pour le narrateur de révéler au grand jour toutes les faces présentes en lui. Ce regard pluriel sur soi s’accompagne d’une même ambivalence de désignation de l’autre qui varie de l’intime personne de l’interlocution à celle qui marque l’absence absolue et pesante, et parfois méprisée.

Dans Outremer, l’instabilité est moindre, ou du moins elle est présentée de manière autre, puisqu’il s’agit du seul énonciateur qui endosse des positions différentes et qui approche son récit sous deux angles différents. Néanmoins, le narrateur affiche un certain recul qui participe à une stratégie de brouillage. Nous avons rapproché cette démarche de l’ironie que nous développerons dans le chapitre suivant. En effet, il se dégage de ce texte une image négative véhiculée, entre autres, par des évaluatifs dépréciatifs comme « moutard », « ordure de juif », « youpin », « bâtard ». Ils sont empruntés au vocabulaire de la mère. La parole de celle-ci est une autre voix, en l’occurrence, qui investit le texte jusqu’à le détourner de son objectif.

À l’opposé de ces deux textes, Le premier homme adopte, comme nous avons pu le constater, une stratégie d’effacement où la première personne cède la place à la troisième personne qui souligne que la quête concerne l’autre. La troisième personne représente aussi un moyen plus approprié pour se considérer et s’examiner comme autre, et pour avoir une vision globale de sa vie qui s’offre comme une entité unie153, car comme le disait Camus : « vue de l’intérieur, [notre vie] paraît dispersée154 ».

Enfin, c’est une stabilité dans l’appréhension de soi qui se présente dans Les Oliviers. Même si la première personne est dominante, elle est conjuguée avec l'altérité. De même que le fait que le narrateur ne soit pas autodiégétique déplace l’attention sur un autre personnage,

153

Quoique cette unité reste illusoire pour Camus.

131

celui du père. De ce fait, le narrateur-personnage s'intègre dans le collectif qu’il revendique. Cela participe à construire une image de soi envisagée avec l’autre et orientée vers lui.

Ainsi arrivons-nous à la conclusion que chaque texte construit une image de soi et de l’autre différente, elle se traduit à travers le procédé de désignation de soi et celui d’interpellation de l'interlocuteur.

La pluralité de l’auto-désignation introduit un autre élément en rapport direct avec l’image et la construction de l’identité personnelle, celui de la polyphonie qui est la résonnance de plusieurs voix dans le récit. Nous aborderons ce point dans le chapitre suivant.

132

2 Deuxième chapitre : Polyphonie ou la parole multiple pour dire