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2 Deuxième chapitre : Quel genre pour quelle identité

2.2 Le premier homme : se réinventer des origines

Si la référence à la famille et aux souvenirs d’enfance n’est pas une nouveauté chez Camus, puisque L’envers et l’endroit (1937) exploite une part de la substance biographique de l’auteur (et Louis Raingeard, qui fait partie des appendices, en constitue la première ébauche du Premier homme) comme l’Exil et le Royaume ou même L’étranger, l’écriture de l’histoire familiale au sens de reconstitution d’un cheminement et d’un destin en est une parce que

88 Cité dans Timo Obergöker, Écritures du non-lieu. Topographies d’une impossible quête identitaire : Romain Gary, Patrick Modiano et Georges Perec, Bruxelles, Peter Lang, 2004, p. 111.

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Michel Erman, « Autofiction, autoportrait, autocitation », dans Michel Erman (dir.), Autofiction(s), op. cit., p. 10.

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l’auteur entreprend pour la première fois un travail autobiographique qui devait en constituer plusieurs volumes. Il n’a jamais été aussi loquace sur les siens comme il l’est dans Le premier homme. L’inachèvement de ce texte trahit son caractère autobiographique par l’entremêlement du réel et du fictif à travers notamment l’onomastique indécise où le vrai prénom de la mère Catherine remplace celui de Lucie, Ernest est parfois désigné par son vrai nom (Etienne), M. Bernard par Mr Germain. Ainsi, les vrais noms suppléent les noms fictifs et viennent conforter un récit familial, une autobiographie à la troisième personne. Le choix de cette personne fait partie de ce que Ph. Forest appelle « le protocole romanesque [qui] irresponsabilise l’écrivain » et qui est « paradoxalement facteur de vérité90

». En d’autres termes, plus l’auteur s’éloigne de l’autobiographie, en somme du je et de cette identité du narrateur/auteur, plus il se délie de l’obligation de se justifier ou, du moins, de « répondre en son nom propre de la part négative de sa vie91 » et parvient ainsi à mieux l’exprimer et la faire accepter comme vraie.

Le narrateur du Premier homme n’affiche pas un acharnement à vouloir connaître à tout prix le père et reconstituer une identité paternelle quelconque. C’est du moins ce qu’il laisse paraître au début du récit, car, comme il l’affirme : « il ne pouvait pas s’inventer une piété qu’il n’avait pas » (LPH, p. 33) pour ce père qu’il n’a jamais connu. Le pèlerinage sur la tombe de ce dernier est mû par la volonté de la mère, et le désir de Jacques de revoir son maître qui s’est installé à Saint-Brieuc, car :

Il trouvait que cette visite n’avait aucun sens, pour lui d’abord qui n’avait pas connu son père, ignorait à peu près tout de ce qu’il avait été, et qui avait horreur des gestes et des démarches conventionnelles, pour sa mère ensuite qui ne parlait jamais du disparu et qui ne pouvait rein imaginer de ce qu’il allait voir (LPH, p. 33).

Jacques s’est même « décidé à rendre visite à ce mort inconnu (…) avant de retrouver son vieil ami pour se sentir tout à fait libre » (LPH, p. 33). Ce n’est visiblement qu’une tâche dont il veut s’acquitter pour satisfaire le vœu de sa mère.

Mais la suite du récit révèlera un personnage appliqué à reconstituer le passé et à déterrer les origines. Le détachement et le désintérêt laisseront place à l’enquête et au questionnement. Ce revirement soudain est déclenché par la découverte que fait Jacques. En effet, en arrivant au cimetière de Saint-Brieuc, celui-ci réalise que son père était plus jeune que lui à sa mort. La révélation n’est pas insolite en soi, mais elle « l’ébranla jusque dans son

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Philippe Forest, le roman, le réel et autres essais, Nantes, Cécile Defaut, 2007, p. 171.

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corps » (LPH, p. 34) et le laissa « aux prises avec l’angoisse et la pitié » (LPH, p. 35). Elle remet en cause tout l’ordre naturel, car, comme l’affirme D. Hume concernant l’identité, « ce qu’on attend fait moins d’impression et paraît de moindre importance que l’inhabituel et l’extraordinaire92

». Cette révélation est donc ce qui fragilise le plus l’identité dès lors que l’ordre naturel est inversé et que la stabilité d’une croyance est perturbée. Ce fait, aussi banal soit-il mais déstabilisant, va pousser le narrateur à la recherche de ce père-enfant et du passé familial afin de réhabiliter le mort et réparer l’injustice de sa disparition précoce. Le sentiment qui pousse Jacques Cormery vers la quête est celui de réparer l’injustice, envers son père puis envers toute sa famille et tous ceux qui sont dans leur cas, condamnés à la disparition sans avoir laissé la moindre empreinte, car l’oubli et l’exil font partie de leur ombre. Le récit est « à la fois un pèlerinage aux sources et une restitution93 ».

Le narrateur du Premier homme a réussi à reconstituer, même d’une manière partielle, l’identité du père mais surtout la sienne à travers le récit de son enfance. Cette démarche autobiographique, qui prend une telle ampleur, est nouvelle chez Camus. Même si elle est déguisée en fiction, nous reconnaissons la substance factuelle, et la fiction n’est qu’« un mode de défense94 » car, à bien considérer le texte, le lecteur ne peut faire abstraction de ces « autobiographèmes »95, qui trahissent une histoire personnelle, comme si « la matière autobiographique ne [pouvait] être systématiquement exploitée […] [par Camus] qu’à condition de l’être sur le mode de la fiction romanesque96

».

Mais si Le premier homme se veut avant tout un récit fictif, c’est surtout l’inexistence du père dans la triade mère/enfant/père qui suggère que celui-ci ne soit intégré que par le biais de la fiction comme l’explique J. Clerget97

, à travers un jeu de signifiants qui crée le père. À l’exemple d’Ébauche du père, le père dans Le premier homme appartient au domaine du mythe puisqu’il ne se concrétise pas dans la personne présente et réelle. Dans l’un comme dans l’autre récit, la référence au Père (Dieu) et au Premier homme (Adam) est très significative étant donné que l’un comme l’autre sont insaisissables. Finalement, dans les deux récits, tout reste à construire, surtout le père, car si Jacques représente le premier

92 David Hume, Traité de la nature humaine, op. cit., p. 350.

93 Jeanne Bem, « La terre et le désert dans l’imaginaire d’Albert Camus », dans Gérard Nauroy (éd.), Le désert, un espace paradoxal. Actes du colloque de l’Université de Metz, 13-15 septembre 2001, Bruxelles, Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et spiritualité », Vol. 2, 2003, p. 462.

94

Sébastien Hubier, Le romans des quêtes de l’écrivain, op. cit., p. 80.

95 Ibid.

96 Ibid.

97

Joël Clerget, « Places du père, violence et paternité », dans Joël Clerget (dir.) et Marie-Pierre Clerget (dir.), Places du père, violence et paternité, op. cit., p. 75.

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homme, Jean en fait une ébauche de celui qui l’a engendré. Par conséquent, il est, lui aussi, le premier homme. Les deux narrateurs de ces récits vont essayer de donner vie au père. Ils sont les vrais géniteurs de leurs pères. Ils sont aussi les géniteurs de leurs propres vérités, car la quête est celle de la vérité sur soi, non seulement celle de leur filiation, mais celle de leur vérité intérieure, et du sens à donner à leur existence au milieu d’un univers de contradictions et de désordre. Une manière de naître à soi-même et de construire un point d’appui, un repère, une origine. Cette naissance n’évince pas la première naissance au monde mais elle sera l’avènement de l’adulte, de l’homme. Bien entendu, celle-ci apportera son lot de frustration, de révélations déplaisantes, mais elle apportera aussi une part de lucidité et de clairvoyance plus considérable.

Quoiqu’il en soi, Le premier homme, comme les autres récits que nous allons voir, est une tentative de réponse à la question : « qui suis-je ? » que nous pouvons reformuler ainsi : « qui est le Français d’Algérie ? » ou, comme la formule J. Sarocchi98 : « qu’est-ce qu’un Français d’Algérie ? », et qui n’est pas seulement lui, mais son père et son grand-père, et tous ceux qui sont venus comme eux s’installer sur la terre d’Algérie. En effet, le récit veut retracer l’histoire de ces immigrants arrivés un siècle avant, qui croyaient fuir la misère et la guerre, mais qui durent affronter d’autres combats plus atroces contre la nature, les hommes et les maladies.