• Aucun résultat trouvé

À l’aune de ce qui a été dit précédemment, nous pouvons aisément résumer la qualité des rapports affectifs qui se nouent au sein du triangle symbolique constitué par le père, la mère et le fils. Dans Ébauche du père, nous constatons la présence de sentiments ambivalents à l’égard de la figure paternelle ; « dans mon âme le Père était le mal […] Je grandis contre lui » (EDP, p. 69). La haine envers le père résulte de ce sentiment de bâtardise et de l’adultère qui hante Jean tout au long du récit. Le passage suivant montre ce sentiment confus envers le père :

Comment j’ai vu le Père alors ? Lieu de Beauté et de Terreur. Homme d’effraction, d’infraction. Donc noir, ténébreux, corsaire d’une beauté hallucinante. Beau comme le mal. Indéfini. Une espèce d’ange crapuleux, flamboyant, nocif, mystérieux. Le non-vu, le non-nommé. Absolument auréolé de son crime, l’Etre. (EDP, p. 99)

L’inextricable sentiment que nourrit le fils pour son géniteur se traduit par l’oxymore qui réunit les oppositions les plus inattendues où le père est un ange transportant un crime et où sa beauté se conjugue avec sa cruauté. Cette alternance de sentiments nourris à l’égard du père résulte sans doute de ces deux désirs conflictuels qui taraudent le fils. En effet, dans son imagination et son désir ardent d’avoir un père, le fils donne une image parfaite de celui qui

84

pourrait être son père : « il [est] aussi vrai, aussi vivant en [lui] que Dieu, et comme lui Pur Esprit, Liberté » (EDP, p. 100). Cette représentation ne peut relever d’ailleurs que du domaine de l’abstrait et du spéculatif. L’image idyllique laisse donc très vite place au ressentiment et à l’animosité : « Mais il était aussi Terreur, mon épée de Damoclès. Je redoutais ses coups de corne, les moments où l’on parlait origine, famille » (EDP, p. 100). La peur est liée, ici, au dévoilement ; quand les autres ont un nom, un père, une origine, Jean n’a rien à livrer. Aussi, se réfugie-t-il derrière le mensonge, « règle vitale, règle de vie » (EDP, p. 99).

L’adultère est repris plusieurs fois dans le récit. Il est configuré à travers la rencontre du personnage avec son double (EDP, p. 53-55), ou celle, surprenante à la plage, avec un cardinal plus jeune que lui et qui s’enfuie « sans consommer l’inceste » (EDP, p. 94), ou même à travers la première expérience sexuelle avec un coq. Le fils n’épargne pas le père de ses invectives répétées du début jusqu’à la fin du récit. Il mène une révolte contre le père, mais celle-ci n’a pas pour but de rétablir un certain ordre naturel auquel il aurait aimé appartenir. Elle a pour objectif d’en finir avec cette colère pour pouvoir tourner définitivement la page de son enfance où il a tant rêvé d’avoir un père. Il aspire à une réconciliation avec lui-même et non plus avec le père. Jean prête au père des attributs d’un Dieu tout puissant qui viendrait un jour à sa rencontre, puis il le blâme et lui fait des reproches et n’hésite pas à le rabaisser à un simple vieillard laid (cf. supra, p. 48). Freud appelle cette attitude le délire de persécution où l’« importance d’une certaine personne y est extraordinairement augmentée, sa toute-puissance portée jusqu’à l’invraisemblable afin qu’elle puisse être d’autant plus facilement rendue responsable de tous les ennuis que connaît le malade122 ». Le fils procède de la même manière, il élève le père au rang du Père Dieu pour mieux le révoquer et le rendre responsable de sa condition de bâtardise. Freud affirme même que le modèle de persécution se trouve dans ce rapport de l’enfant au père.

Nous retrouvons également cette ambivalence dans Outremer où le narrateur-personnage relate des souvenirs où il livre des sentiments changeants envers les membres de sa famille, surtout sa mère. Il raconte ainsi cette dispute entre ces parents où il prend le parti de la mère, courant la défendre avec une passoire sur la tête en guise de casque et s’armant d’un manche à balai en embrochant « le ventre monstrueux de l’Ennemi, de l’Infidèle, du Turc, de Mahométan, du Mamamouchi : du Juif » (OU, p. 71). Après la disparition du père, cet attachement à la mère va décrescendo se transformer en aliénation. Le personnage se

85

trouve enchainé à elle et ne sait comment s’en défaire. Sa relation avec elle devient celle de la méfiance et qui se traduit par des tensions continuelles entre les deux. Morgan ne souhaite qu’une seule chose, se débarrasser de sa mère. Pour ce faire, il ne cesse de la provoquer en mettant au point des stratagèmes pour l’amener à douter d’elle-même. Il commence par révoquer certaines habitudes imposées par la mère comme les rituels de propreté, et se poursuit par la mise en marche d’un plan pour la rendre folle en lui faisant croire qu’il y a d’autres présences dans la maison :

Je mis au point un réseau de pièges métaphysiques d’une subtilité démoniaque, grâce auxquels j’enfoncerais un spirituel scalpel de torture dans la chair même de l’âme maternelle. Il s’agissait pour moi de lui inventer des "actes manqués " afin qu’elle finît par douter d’elle-même, et que chancelât ce qui lui restait de raison. (OU, p. 146)

Le fils tire satisfaction de ses manœuvres de « laminage secret », qui « [plongent] "la vieille" dans une détresse profonde (enfin !) » (OU, p. 147). Nous pouvons considérer les manigances du fils comme un acte de vengeance parce que la mère a écarté le père du cercle familial, ce qui représente d’une certaine manière le meurtre de celui-ci, comme elle a exercé une autorité tyrannique sur ses enfants, les enfermant ainsi dans la crainte perpétuelle de déclencher sa colère.

En revanche, nous nous demandons quel sentiment nourrit-il vis-à-vis du père. Le narrateur-personnage semble être presque indifférent à son père quand il l’évoque, si ce n’est pour dire quel sentiment la mère nourrit à son égard ou comment elle fait pour l’éloigner de ses enfants. Il livre peu d’éléments sur le père et offre une description sommaire de son environnement. La description est objective, elle a pour but de fournir des détails où le narrateur tel un biographe se limite à présenter les objets et les personnes tels qu’ils sont. Dans un passage où il révèle l’inexistence de liens avec son père, le narrateur se limite à ce seul constat : « Papa mourut trop tôt. Je n’eus pas son bras pour me servir de rampe, tout au long de ces degrés descendants. De bastingage » (OU, p. 32). Le narrateur ne livre pas ses pensées profondes, néanmoins nous dénotons un certain regret dû à l’absence de cette main solide et de ce guide sûr. Le fils n’a aucun héritage qui lui servirait d’appui. Il déclare n’avoir eu du père que quelques souvenirs, « des cadeaux diplomatiques » (OU, p. 180). Le fils soupçonne sa mère d’avoir altéré la lettre adressée à son père, dans laquelle il lui demandait de l’accueillir à la gare, pour l’empêcher de le voir : « quel traître "bordereau" confectionna-t-elle avec ma missive ? Quconfectionna-t-elles négations sournoises, quels clandestins préfixes privatifs glissa-t-elle entre mes mots pour en altérer, sinon en inverser le sens ? » (OU, p. 73). Les

86

seuls legs que le père lui a laissés sont ses initiales (M.S.) : « papa m’avait légué son chrisme » (OU, p. 260). Don symbolique qui sert d’attache et de lien avec ce père, comme cet autre don de la machine à écrire qui offre la possibilité à Mo de s’isoler pour écrire et échapper à sa mère, mais il est aussi un présage de la vocation d’écrivain à laquelle est prédestiné l’auteur lui-même. Nous pouvons postuler qu’au bout du compte la mère n’a pas réussi à effacer complètement le père comme le croit le narrateur-personnage : « avant même qu’il fût décédé, maman en moi l’avait effacé » (OU, p. 32).

Dans le cas de Jacques Cormery, il est question d’un sentiment d’angoisse engendré par cette découverte de la fragilité de l’existence humaine et de l’ordre naturel. Le personnage est révolté contre cette injustice qui fait des pères des cadets de leurs fils. Cette révélation absurde, qui surprend le fils comme s’il était responsable de cet état, le pousse vers la quête du passé dans l’espoir de mieux connaître l’homme enterré à Saint-Brieuc. Comme si cet acte rétablissait l’ordre naturel de la succession et remettait le fleuve dans son lit. Par contre, si ses rapports avec la mère sont limités, l’affection qu’elle a pour le fils s’offre à celui-ci comme une révélation : « Elle m’aime, elle m’aime donc » (LPH, p. 106). Une révélation d’autant plus importante pour Jacques qui doutait de cet amour, car la mère est un peu une morte comme le père à cause de son infirmité et du silence imposé par les siens. Mais la révélation est double puisque Jacques se rend compte aussi de l’affection qu’il porte à sa mère : « Il comprenait en même temps que lui l’aimait éperdument, qu’il avait souhaité de toutes ses forces d’être aimé d’elle et qu’il en avait toujours douté jusque-là » (LPH, p. 106). Jacques n’a pas cessé d’aimer sa mère comme il n’a jamais cessé d’aimer les autres membres de sa famille. Bien que la dureté de la grand-mère, par exemple, le prive de jouir pleinement de certains moments de bonheur que lui offre la vie d’enfant, il n’exprime pas de rancœur envers celle-ci. Il essaiera seulement de contourner ses règles strictes par la ruse afin de bénéficier de ces mêmes moments de joie infantile.

Par ailleurs, et cet aspect est commun au texte de Sénac, la relation qu’entretient le fils avec la mère s’avère plus profonde, plus lucide et plus concrète. Cela tient sans doute au fait que la mère appartient à un univers réel, alors que le père appartient à l’imaginaire, au « fantasme » comme le dit Christiane Chaulet-Achour123 à propos d’Ébauche. D’ailleurs, l’un comme l’autre des narrateurs dans ces deux récits se servent de l’imagination pour combler le vide du souvenir réel. Le père finit toujours par se défiler, disparaître et laisser le fils livré à

123

Christiane Chaulet-Achour, « "Mes syllabes de vérité" : étude d’Ébauche du père », dans Jamel-Eddine Bencheikh, Christiane Chaulet-Achour, Jean Sénac : clandestin des deux rives, op. cit., p.71.

87

son sort. Le triomphe revient à la mère, gardienne du temple. Elle est le seul guide, « le fil d’Ariane » qui oriente le fils vers la vérité. Les premiers mots du Premier homme, « Intercesseur : Vve Camus », font d’elle ce guide suprême. Jacques Cormery, le héros, finit par retourner vers elle.

À la fin, nous pouvons rapprocher la mise en scène de la disparition du père et de son meurtre symbolique du mythe d’Œdipe, car même si le fils n’est pas directement impliqué, celui-ci tire néanmoins profit en obtenant l’exclusivité du regard et de l’attention maternels. L’intérêt de ces meurtres demeure cependant dans la prise de conscience de soi ; chaque narrateur-personnage se révèle à soi, accède à un autre niveau de conscience qui lui permet de choisir une autre voie.

88

Conclusion

Nous avons vu dans ce chapitre que le noyau familial occupe une place importante dans le sentiment d’appartenance et celui de la revendication d’une quelconque identité. La force de ce sentiment et le besoin de quête dépendent de la combinaison qui le constitue. Ainsi, la présence ou l’absence de l’un des deux parents et le sentiment d’un manque qui lui est lié peuvent être un motif fort qui pousse le narrateur-personnage vers l’investigation et le questionnement sur cette filiation.

Nous avons pu aussi dresser le portrait de chacune des deux parties qui constituent cette filiation dans les quatre récits. Ainsi, pour le père, nous avons constaté que son portrait dépend en grande partie du regard maternel (excepté Les Oliviers), car elle seule détient la vérité sur l’absent. Aussi, le père peut être un total inconnu, parce que la mère refuse de livrer cette vérité comme dans Ébauche où Jeanne Comma ne révèle rien sur son violeur ou même dans Outremer où Rolande mène une compagne d’effacement de ce dernier, ou que cette vérité échappe à la mère à l’exemple de Catherine Cormery dans Le premier homme où celle-ci ne semble pas se souvenir de son mari. À ce moment, d’autres figures peuvent occuper la place du père comme dans Le premier homme. Ses potentiels substituts sont au contraire écartés dans Ébauche ou Outremer. Quand le fils n’essaie pas de se délier du ghetto maternel, il se tourne alors vers d’autres figures pour s’inventer un père.

En fin, de la combinaison qui réunit mère et père et des relations qui les unissent dépendent les rapports du fils avec ces deux pôles et conditionne, du même coup, le sentiment ou le besoin de revendication d’une quelconque filiation.

89

Conclusion de la première partie

Dans cette première partie, basée sur des éléments de définition du concept d’identité et de délimitations du récit, nous sommes partie du texte en tant que message ou énoncé qui véhicule la recherche de l’identité.

Le premier chapitre offre des éléments de compréhension de la notion d’identité. Les différents points que nous avons pu mettre en évidence nous aideront à mieux comprendre le processus de restitution de l’identité et du désir de sortir de l’oubli qui motivent certains personnages dans leurs quêtes. Nous reviendrons sur ce point dans les parties suivantes. De la même manière, l’introduction de « l’identité narrative » offre un grand point d’appui dans l’étude de ces textes dans la mesure où ceux-ci sont un moyen de construire l’identité. Nous verrons notamment la question du locuteur à travers l’auto-désignation, ainsi que quelques stratégies d’énonciation qui font référence directement à celui qui parle, le narrateur. En effet, la manière de s’appréhender et d’appréhender les autres dévoile l’image que se fait celui qui parle de lui et de ses vis-à-vis.

Le second chapitre est une approche globale des récits qui nous a permis de mieux saisir le projet de chaque narrateur et de le mettre en relation avec le récit de vie. Nous avons pu ainsi constater que bien que ce soit une certaine identité qui est exhibée ou recherchée, chaque auteur l’inscrit dans une perspective différente, ce qui exige une stratégie scripturale propre à chaque auteur. D’un autre côté, même si le contexte socio-historique est commun, le vécu différent de chaque auteur et le contexte de l’apparition des récits influent de manière considérable sur le ton et la nature du message délivré.

Dans le troisième chapitre, nous avons essayé de mettre en évidence l’importance des relations entre les pôles du triangle familial. Nous voulions surtout mettre en exergue les crises et les relations de force qui existent entre ces mêmes acteurs. La recherche de l’identité est mue par un manque primordial, celui d’un référent paternel qui pousse le personnage à la quête d’un modèle d’identification quand le père est absent. L’imago paternelle peut s’incarner dans diverses autres figures masculines pouvant être des personnes appartenant à l’univers familial du personnage comme le grand-père, le mari de la mère ou son compagnon, ou l’oncle. Il peut au contraire être moins proche comme le maître d’école, un écrivain, ou même une figure symbolique appartenant à une nation. Nous avons noté aussi que la relation avec l’autre parent, la mère, est décisive dans l’entreprise de la recherche : celle-ci est soit une

90

instigatrice qui pousse le fils sur les traces du père par la simple injonction, soit, au contraire, celle qui témoigne à son égard du déni provoquant ainsi chez le fils le désir de comprendre les raisons de ce rejet. Les relations qui régissent donc le triangle familial peuvent expliquer les motivations de quête.

Cette première partie montre enfin qu’il existe des luttes intérieures où se heurtent des sentiments paradoxaux. Dans Ébauche du père, le narrateur est tiraillé entre le désir d’avoir un père et celui de le révoquer parce qu’il est coupable de sa bâtardise. Le récit est un mouvement perpétuel d’appels et de rejets de cet inconnu. Le déchirement intérieur auquel est sujet le narrateur du Premier homme, qui constate que les deux parties qui le constituent, ses parents, se trouvent des deux côtés de la Méditerranée, transpose une réalité plus complexe et plus amère pour l’auteur de ce récit : Camus est déchiré entre l’évidente fin de l’Algérie française et son attachement à sa terre natale. Les Oliviers de la justice exprime les mêmes craintes liées au divorce de deux communautés, qui ont cohabité durant longtemps, à cause d’injustices des uns envers les autres. De Même, le dernier récit, Outremer, où le regard du narrateur se veut critique, expose les paradoxes auxquels le héros était confronté au sein de sa famille et dans ce territoire d’« outre-mer ».

91

Deuxième partie :