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3.1 La figure du père : de la quête du père à la quête de soi

3.1.2 Le substitut du père

Le rôle du père est délégué à plusieurs autres figures dans les trois récits Ébauche du père, Outremer ou Le premier homme.

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Dans Outremer, il n’y a pas de substitut au sens où la figure paternelle est remplacée par une autre. Le père est bien présent mais il est évincé du cercle familial par la mère. Le narrateur ne semble pas rechercher une autre figure de substitution et le cercle familial réduit à/par la mère empêche toute possibilité d’une autre « intrusion ». La mère se réserve le monopole sur ses enfants défendant ainsi toute influence externe. En dehors du père, la mère n’a pas connu d’autres hommes qui auraient pu occuper ou incarner son image, et auxquels le fils aurait pu s’identifier ou trouver un potentiel remplaçant. À cet égard, nous constatons que si la mère est sévère avec ses enfants en réduisant leur univers, elle l’est aussi avec elle-même, ne s’offrant pas de joies charnelles avec les hommes, car son souci se limite à son bien-être matériel.

Jean, le narrateur d’Ébauche du père, appelle d’abord un père idéal à l’image de Dieu. Ce père acquiert des qualités divines qui le mettent hors de toute atteinte. Il est celui qui viendra « avec son étendard » et « nommera le fils ». Mais très vite cette idéalisation de l’image du père devient ironique, le Père Dieu laisse place à un père indigne et ignoble que le narrateur convoque, accuse et refuse. Pour combler le vide du père, le narrateur va essayer de l’incarner dans d’autres visages : d’abord le père Sénac, le mari de la mère, qui lui a donné son nom. Ce dernier va disparaître en emportant la moitié de l’héritage maternel. Jean ne manifeste aucun attachement à ce dernier et son départ ne lui cause pas de chagrin. Par contre, la disparition, par la suite, d’Alexandre Lassassin, le compagnon de la mère, causera regret et peine pour la mère comme pour ses enfants. Jean a trouvé chez ce dernier la confiance et la sécurité d’un père. « C’était un homme carré. Une main bonne. J’avais confiance » (EDP, p. 33), affirme le narrateur. Il ajoute : « on en avait marre de vivre sans homme, sans force tranquille dans la maison, quelqu’un pour nous défendre » (EDP, p. 33). Le légionnaire est chassé par la mère parce qu’il a osé corriger la petite sœur. Jeanne n’a pas pardonné ce geste à son compagnon, lui disant : « "Jamais je n’admettrai qu’un étranger vienne battre mes enfants" » (EDP, p. 34). Cet incident sera la cause de leur séparation. Enfin, la rencontre, sur la plage, avec le cardinal se solde par la fuite de ce dernier qui part sans lui prêter attention, « il s’enfuyait sans consommer l’inceste » (EDP, p. 94).

D’autres pères plus symboliques apparaitront par la suite, comme Camus qui surgit de l’univers référentiel de l’auteur. Avec celui-ci, ce fut différent, ce dernier était son guide, il lui apprit aussi la dure réalité de la vie. Le narrateur l’interpelle ainsi : « O père, pourquoi m’ouvrir les yeux, si c’est pour ne me montrer que les ruines romaines et les malentendus ? »

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(EDP, p. 72). Le lien qui les unit est aussi ambigu et houleux qu’entre un père et son fils ; « nous ne nous parlions plus » (EDP, p. 72). Ce père, il le qualifie de « Père terrible » et de « Père ennemi » (EDP, p. 72), parce qu’il ne partage pas les mêmes espérances pour l’Algérie. Nous savons que dans la vraie vie de l’écrivain, Camus fut le vrai père de substitution qui guidera le jeune poète dans ses débuts littéraires. Il fut aussi pour lui un modèle, et leur correspondance116 témoigne de ce lien. Mais leur amitié, qui dura près de dix-ans, finit en discorde. Néanmoins, le poète lui voue un profond respect, celui d’un fils dû à son père, même dans leur divergence. Sénac le considérait comme « frère possible », car « "une même flamme [leur] brûle le cœur" » (EDP, p.72).

Le narrateur dit à propos de la disparition de Camus : « il me semble que cette mort me rend libre » (EDP, p. 73). Sans doute que l’auteur fait allusion, ici, à la douleur de leur séparation dans la vie. La mort vient les réunir en anéantissant toute querelle. De leur opposition, il ne subsistera pour le poète que le doux souvenir du même amour voué à la même terre.

De ce qui précède, nous constatons que toutes les tentatives du narrateur pour établir un lien de filiation avec ces potentiels pères sont vouées à l’échec. Ils ne sont que des pères d’emprunt qui apparaissent et qui disparaissent aussitôt qu’ils entrent dans son existence. Ils sont de « faux père[s] qu’ [il] harcèle » (EDP, p. 56), mais ils sont nécessaires pour édifier sa légende. Néanmoins, à l’examen de la relation qui le lie à certains de ses pères comme Alexandre Lassassin, nous constatons qu’elle est aussi forte qu’une vraie relation paternelle.

Ces adoptions de pères, nous les retrouvons dans Le premier homme, mais celles-ci prennent un caractère plus durable. Dans le cas de Jacques Cormery, il s’agit plus de substitution que de lien éphémère, car les substituts du père ont accompagné le garçon durant une grande partie de sa vie. Ce point peut d’ailleurs constituer un élément de différence qui expliquerait l’acharnement de Jean à trouver un père et le tournant que prend l’enquête de Jacques à propos de cette même figure.

Le premier homme offre des figures substitutives du père qui se sont relayées pour accomplir ce rôle. Sur le plan affectif, l’oncle Ernest (Etienne) est le premier à prendre en charge l’enfant. « Lui avait toujours aimé Jacques à sa manière […] Ernest emmenait souvent l’enfant [Jacques] avec lui » (LPH, p. 114), « il emmenait Jacques tout enfant à la plage des Sablettes » (LPH, p. 115). Mais il faut voir dans le personnage de l’instituteur (Mr Bernard) le père idéal, celui qui prend presque la décision de l’envoyer au lycée. En effet, après la visite

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du Maître d’école, la grand-mère consent à ce que Jacques passe l’examen des bourses pour suivre ses études au lycée. Le sacrifice est d’autant plus grand que le garçon ne pourra rapporter de l’argent à la maison avant longtemps. En dehors du rôle de « médiateur »117

qu’il a joué auprès de la famille de Jacques, Mr Bernard se considère, lui-même, comme le père de Jacques et de de nombre de ces camardes se trouvant dans sa situation. Le maître l’affirme ainsi : « j’ai une préférence pour Cormery comme pour tous ceux d’entre vous qui ont perdu leur père à la guerre […] J’essaie de remplacer ici au moins mes camarades morts » (LPH, p. 170). Mr Bernard a donc, à plusieurs reprises, montré à l’enfant ce que signifie la présence d’un père. Et ce dernier

avait reconnu cependant inconsciemment, étant enfant d’abord, puis tout au long de sa vie, le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fut intervenu dans sa vie d’enfance. Car Monsieur Bernard […] avait pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant [Jacques] dont il avait la charge, et il l’avait modifié en effet (LPH, p. 153).

Nous retrouvons la même reconnaissance de la présence paternelle à la fin du récit, le narrateur dit avoir trouvé : « un père pendant un an, et juste au moment où il le fallait […] » (LPH, p. 300). La lettre donnée en annexe, écrite de la main de Camus et adressée au vrai instituteur Louis Germain, atteste de ce lien et de ce rôle décisif que celui-ci a joué dans la vie de l’auteur. Camus avoue qu’après la nouvelle d’attribution du prix Nobel, ses pensées étaient pour sa mère puis pour lui (Louis Germain), qui a pris la place de son second parent. Il lui témoigne sa reconnaissance en ces termes : « Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé » (LPH, annexes, p. 371).