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Deuxième partie : Co-écrire l’identité

3 Troisième chapitre : Co-écrire l’identité

3.1 Le narrataire, destinataire : en quête d’interlocuteur

3.2.4 Dans Outremer

Les premières lignes du récit d’Outremer font écho aux paroles du narrateur du Premier homme à propos de la France. Les deux personnages enfants, Jacques et Morgan, font face à la même perplexité, au même constat qui laisse l’un et l’autre dans l’incompréhension. Quand le narrateur du Premier homme dit : « [Jacques] savait qu’il était français, que cela entraînait un certain nombre de devoirs, mais pour qui la France était une absente dont on se réclamait et qui vous réclamait parfois […] » (LPH, p. 226). Le narrateur d’Outremer répond ainsi : « [la carte de France] puzzle énigmatique de départements roses, verts, jaune pâle, au dessin tarabiscoté, qui s’emboîtaient l’un dans l’autre, s’engrenaient, pour constituer le visage d’une nation qu’on m’apprenait mienne » (OU, p. 11). Si pour Jacques Cormery, ce pays lointain et étrange le fait rêver, il en est autrement pour Morgan qui se lance dans une

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véritable expédition géographique pour se situer sur la carte et y retrouver la ville où il habite. C’est à partir de là que le narrateur amorce son récit d’enfance et ses interrogations sur son identité. Il fait des retours vers le présent de l’adulte qui revient sur les lieux évoqués de ce passé et marque des pauses narratives pour solliciter la coopération de son interlocuteur. Le texte prend la forme d’un récit oral livré à une oreille, dont la présence est régulièrement rappelée par le narrateur à travers nombre d'éléments.

Le narrateur s’adresse à un narrataire interlocuteur, répondant à ses questions, l’informant de l’évolution du récit, lui rappelant certains faits déjà racontés ou lui fournissant des détails topographiques et des descriptions de personnes, de lieux, d'objets, ou même exhibant sa vie intime. Les exemples suivants sont un échantillon de ces diverses interventions :

La bibliothèque […] où l’on pouvait trouver […] un livre d’anthropologie, la

Femme, dont nous reparlerons plus tard (OU, p. 103).

Afin d’apporter notre contribution à l’anthropologie de ma personne, nous citerons ici in extenso le texte concernant donc LA Juive […] (OU, p. 213).

 J’eusse partagé avec ma sœur de troubles relations que nous nous attacherons à éclaircir ici (OU, p. 219).

C’est dans le salon que trônait le portrait en pied de maman […] peint par Dequersse, hors concours à l’Exposition d’Anvers, 1957 : on en fera aussi l’historique en temps voulu (OU, p. 103).

Ces intrusions du narrateur, que nous avons déjà analysées plus haut et qui font référence à son activité d’écriture, sont aussi des clins d’œil au narrataire qu'il tient en attente de la suite de son récit. Elles marquent la suprématie de celui qui détient l’histoire. Il choisit ainsi le moment de relater telle ou telle anecdote, celui de s’attarder sur des détails insignifiants, etc. Les indications relatives à l’acte d’énonciation marquées par le déictique ici dans le deuxième et le troisième exemple permettent d’attirer l’attention de l’interlocuteur à propos d’un fait ou d’un épisode de sa vie comme s’il s’agissait d’un événement majeur. Le narrateur fait de l’acte d’écrire une mise scène où il manipule la progression du récit et où il met en action ses performances d’orateur. Cette relation d’interlocution est renforcée par l’usage de certains verbes comme « nous parlerons », « nous raconterons », « nous citerons » qui montrent le caractère oral de l’interlocution. Le futur participe à créer l’attente d’un événement ou d’une anecdote à venir. Le narrateur s’adresse à cet interlocuteur à travers les

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réponses qu’il apporte à ses interrogations ou en reformulant les phrases. Il est en constant échange avec le destinataire.

Parfois, le narrataire n’est pas le seul à être associé au discours du narrateur. Les paroles de ce dernier ont une valeur universelle de maxime ou de sentence qui se dégagent d’une expérience personnelle. Il en est ainsi du constat qu’il fait à propos des mots dont, lui enfant ne saisissait pas encore le double sens : « le monde se mesure au nombre de nos mots » (OU, p. 261). Il explique par conséquent que sa compréhension des choses est limitée à sa connaissance de la langue. Le déterminant possessif nos associé au présent qui a valeur de vérité générale, fait de cet épisode, plaisant au départ, une expérience commune à tous les hommes. Elle acquiert ainsi une valeur conceptuelle qui se détourne de l’anecdote où la langue est un moyen d’accès à la connaissance du monde. Cette connaissance de l’être humain peut se mesurer donc à celle qu'on a de la langue, car on ne peut prétendre à un niveau supérieur de connaissance sans la maîtrise des mots.

Un autre exemple est celui du mot « règles » dont il ne connaissait pas le deuxième sens, en l’occurrence les menstrues d’une femme. L’auteur se sert souvent de cette technique de l’anecdote, associée souvent à l’humour ou à l’ironie, pour livrer des vérités significatives et graves. La même sentence à propos du passé est tirée après un retour vers les lieux de l’enfance. Après la description du sentiment qui envahit le narrateur à son retour à Alger, à l’appartement 143bis, il dit : « On ne revient pas213

» (OU, p. 118). La Formule presque proverbiale sert à dire que le passé et tout ce qui lui est associé sont condamnés à être engloutis par le temps.

L’usage de l’ironie, dont il a été déjà question, n’est pas seulement une manière de se désolidariser de sa propre parole. Elle est aussi un moyen d’impliquer l’autre, le récepteur, et de faire peser sur lui la responsabilité de la signification du texte, car dans le principe de l’ironie se concrétise cette obligation de complicité entre narrateur et narrataire. L’ironie à laquelle recourt le narrateur d’Outremer suppose une connaissance partagée du contexte socio-historique dans lequel évoluent les personnages. Cela veut dire que le narrateur fait appel à la complicité du narrataire pour comprendre les sous-entendus auxquels il fait référence et aux dérisions dont sont victimes certains de ses personnages. Les deux partenaires doivent partager certaines valeurs afin que l’ironie aboutisse.

213 Si nous remettons cette citation dans le contexte historique, nous pouvons dire aussi que c’est une manière de dire que le sort d’un exilé est de ne jamais revenir vers les lieux de ses origines, une fois sur le chemin de l’exil, on ne revient plus. Il est question en l’occurrence du sort des Français d’Algérie qui sont partis pour ne plus revenir.

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La présence du narrataire extradiégétique, qu’invoque le narrateur-personnage fait partie de cette mise en scène exagérée de la vie personnelle et familiale de Morgan. Celui-ci est censé connaître certaines langues étrangères, du moins quelques expressions de l’arabe, de l’anglais, de l'espagnol, du latin ou de l'allemand, comme il doit avoir une connaissance du contexte historique de l’Algérie française, pour saisir les allusions citationnelles et les dérisions. Il faut, en outre, posséder un savoir et une culture relatifs à la mythologie, aux religions et à l'Histoire du monde. Le narrateur ne cesse de mentionner des faits d’ordre politique et international comme l’expédition de Suez, dont il se sert pour provoquer sa mère. Il cite également des noms de personnages historiques telle Isabelle la catholique ou Jeanne d’Arc. Le narrataire est donc bien caractérisé, sans être un érudit, il possède des connaissances générales qui lui permettent de suivre le narrateur dans les nombreuses comparaisons et autres analogies auxquelles il fait appel dans le texte.

Par ailleurs, la présence constante du narrataire se manifeste par les incessantes justifications du narrateur-personnage qui explique et reformule son discours. Nous pouvons ainsi relever des formules et des locutions comme : « veux-je dire » (OU, p. 15, 224, 262, 307) pour reformuler son discours, ou cette autre phrase : « C’est faux. Je le nie ! » (OU, p. 204) où le narrateur se met au-devant d’une accusation, il se défend et dément certains faits. Dans le passage qui suit, le narrateur se lance dans une justification : « certes, j’avais rusé. Elle ne pouvait deviner que j’avais fichu le beurre en l’air. Mais ce qui compte, est-ce une victoire […] » (OU, p. 111). L’aveu du narrateur d’avoir triché n’est qu’à moitié assumé, ce qui lui permet d’avancer ces arguments et même de les faire admettre par le narrataire. La concession de la faute est une manière d’obtenir son pardon, et de faire accepter par la suite ses opinions. Le narrataire serait ainsi plus indulgent et son adhésion serait plus facile à obtenir. Si cette démarche montre que le narrateur se soucie de l’opinion de ce partenaire, et de la bonne réception de son message, elle révèle néanmoins un narrateur qui manipule son interlocuteur.

D’autres explications à l’adresse de celui-ci sont mises entre parenthèses où le narrateur donne des indications à ce dernier. Ces parenthèses servent, par ailleurs « à renouer les liens entre narrateur et narrataire214 ». La grande différence entre ce récit et celui d’Ébauche ou celui des Oliviers réside dans le fait que dans ce dernier le narrateur-personnage s’adresse exclusivement à un narrataire extradiégétique, un narrataire à qui il