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12.4 La voix moyenne en russe

Le russe dispose également de deux voix distinctes, passive et moyenne, mais qui diffèrent de leur équivalent français à plusieurs égards. En l’absence de complément d’agent, ces deux formes ont respectivement la valeur d’un statif et celle d’un réfléchi :

Dver’ zakry-ta

Porte-ms fermer-pp = la porte est fermée Dver’ zakry-va-et-sja

Porte-ms fermer-impf-3sg-moy = la porte se ferme.

Ces tournures sont toutes deux compatibles avec un complément d’agent, en complémentarité vis-à-vis de l’aspect. Grosso modo, la voix passive (marqué par le participe passif) est utilisée au perfectif, la voix moyenne (marquée par le suffixe « sja » ) utilisée à l’imperfectif 53

Dver’ byl-a zakry-ta dvornik-om Porte-ms a été-fém fermer-pp concierge-instr La porte a été fermée par le concierge

Dver’ zakry-va-et-sja dvornik-om Porte-ms fermer-impf-3sg-moy concierge-instr La porte est fermée par le concierge

Ce dernier exemple indique d’emblée que le « sja » du russe n’est pas vraiment l’équivalent du « se » français. De fait, « sja » est un suffixe verbal qui entre en complémentarité avec deux pronoms réfléchis, à savoir « sebe » (datif) et « sebja » (accusatif). Ces deux pronoms apparaissent dans les équivalents du moyen-bénéfactif et du moyen-réfléchi en français : « Ivan se coupe du pain (sebe) » et « Ivan se respecte (sebja) » et marquent donc une identification de type < a = c > et < a = b >, respectivement. De son côté, « sja » est la trace de l’évacuation 54 de l’un des deux termes de la relation prédicative, soit A, soit B. Dans la perspective de tout ce qui précède, j’interprète ceci en disant que « sja » ne marque pas une identité < a = x > ou < b = y >, mais un repérage de type < a ∋ ( ) > ou < b ∈ ( ) >. La seconde formule rapproche « sja » du passif, la première le rapproche du moyen français.

53 « sja » (var. [s’] ) est compatible avec le perfectif, mais le complément d’agent est alors exclu : « dver’ zakry-la-s’ » = porte pf-fermer-passé-fém = la porte s’est fermée (*Ivan-om, *par Ivan). A la voix moyenne la réapparition de l’agent A aurait pour effet de réactiver le processus, en contradiction avec la valeur même du perfectif (stabilisation de l’état du terme B). Voir D. Paillard (1979) et ci-dessus § 8.3. Tandis qu’au passif, la réintroduction du terme A est nécessaire pour reconstruire l’agentivité et l’aspectualité à partir d’un statif .

54

Selon Dobruchina E. & Paillard D. (2001a), « sja » marque (i) une « importance moindre » du sujet A dans les constructions intransitives, (ii) la « mise à l’écart » de A ou B dans les constructions transitives.

Lorsque l’agentivité est préconstruite, l’agent évacué peut être récupéré sous forme de complément à l’instrumental (argument C2): là, le moyen et le passif ne se distinguent que par l’aspect. Je rappelle qu’en russe l’aspect imperfectif marque une coïncidence entre la classe des instants et le moment de Prédication (T2 = T1). La marque du réfléchi étant suffixée en russe, je propose la représentation suivante, montrant le double statut du sujet, repère syntaxique et repéré notionnellement :

S1 S2

|¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | B < a R b > ∈ < b ∈ ( ) > ∈ b ∈ A

|_________________________________________| T1 = T2

Dver’ zakry-va-et- -sja dvornik-om

Porte-ms fermer-impf-3sg- -moyen concierge-instr La porte est fermée par le concierge

Quant à l’aspect perfectif, il marque une rupture entre la classe des instants et le moment de Prédication (T2 ω T1), rupture indispensable pour distinguer le passif du statif :

1 S1 S2 |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | B ∋ < b ∈ ( ) > ∋ < a R b > ∈ b ∈ A |_______________| |___________| T1 T2

Dver’ byl-a zakry-ta dvornik-om

Porte-ms a été-fém fermer-pp concierge-instr La porte a été fermée par le concierge

Lorsqu’au contraire, le complément d’agent ne peut apparaître, c’est que l’agentivité est déconstruite délibérément par l’énonciateur. Ce qui sera représenté par deux parenthèses vides en S2 dans les schémas ci-dessous. D’une manière générale, on peut dire que la mise à l’écart d’un terme A ou B fait passer les rôles agent / patient au second plan, pour stigmatiser une

propriété différentielle du sujet, valorisée dans l’énonciation et contrastée en coénonciation.

Prépondérance du paramètre qualitatif, dans ce cas.

Ceci se manifeste d’abord lorsque le sujet est non-agentif. Je passe sur l’équivalent du français « le verre se casse » = est cassable. Moins banal est le cas des verbes qui, à la voix directe, expriment un changement d’état (« la fleur verdit = elle devient verte) et qui peuvent, en russe, se mettre à la voix moyenne (« la fleur se verdit » ) pour exprimer un contraste : aux yeux de l’observateur, la feuille se détache comme verte sur le ciel bleu. Par ailleurs, on a aussi cette voix moyenne avec les verbes d’action : « la maison se construit ». Cette formule ne peut être interprétée comme réfléchie (le verbe étant de sens mélioratif) mais elle réfère à l’état actuel des choses par rapport à un extérieur notionnel : contrairement à ce que tu crois, la construction a bel et bien commencé, ou bien: patience, la construction n’est pas finie. Bref, la maison est dans de bonnes mains :

Sit1 Sit2

|¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | B ∋∋∋∋ < ( ) R b > ∈∈∈∈ < b ∈ ( ) > ∋ ( ) ∈ ( )

dom stroit- -sja

La maison construit -moyen ( Qlt )

Le plus étonnant, c’est qu’en russe, cette voix moyenne « qualifiante » peut aussi s’utiliser avec un sujet agentif, à condition que le procès soit sans objet-patient. C’est ainsi que « Pierre se construit » (*une maison) qualifie une décision de Pierre en la distinguant des autres choix possibles : il ne veut pas d’une maison de série, il n’est pas homme à habiter dans de l’ancien, encore moins à le restaurer. Souvent, cette construction prend une valeur conative : « les femmes se-pleurent » (pour qu’on les plaigne), « Pierre se-sonne » (pour qu’on lui ouvre la porte). Dans « ce chien se mord » = « attention, ce chien mord, c’est un mordeur », il s’agit de qualifier le caractère de ce chien aux yeux de l’interlocuteur, celui-ci se reconnaissant alors comme victime potentielle (idem pour : l’ortie se-brûle). Ici encore, le marqueur « sja » indique que la relation sujet-prédicat est établie comme une qualité que l’énonciateur soumet à l’attention du coénonciateur.

Sit1 Sit2

|¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ |

A ∋∋∋∋ < a R ( ) > ∈∈∈∈ < a ∋ ( ) > ∋ ( ) ∈ ( )

eta sobaka kusa-et- – sja ( Qlt )

ce chien mordre-3sg - - moy

Par ailleurs, la marque « sja » peut signifier que l’ensemble de la relation prédicative est repensée, affectant en même temps le statut du sujet et celui du complément. Les exemples du type « Pierre range sa chambre 1 Pierre se range dans sa chambre » ont un double effet : l’attention portée sur l’intérêt du sujet (à la fois source et but, agent et valorisateur) a pour corollaire la restructuration de l’objet (le but devient localisateur). Cette tournure est différente du moyen bénéfactif en français « *Pierre se range la chambre ( ?) », où A serait identifié à C. Ici, à la rigueur, on aurait plutôt B évacué qui serait reconstruit comme C :

Sit1 Sit2

|¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | A < a R ( ) > ∈ < a ∋ ( ) > ∈ < ( ) r c > ∈ C

Petia ubiraet- sja v komat-e

Petia range- moyen dans sa chambre-loc = Pierre fait le ménage dans sa chambre

Enfin, l’agent peut lui-même être évacué et réinterprété comme localisateur. On obtient dans ce cas une tournure impersonnelle, très fréquente en russe, avec un sujet de surface vide: « il se dort à moi » = j’ai sommeil ; « il se veut à moi que P » = j’ai envie de P; « il se pense à moi que P » = il me semble, etc. Le sujet (source) est mis à l’écart et réapparaît sous forme de but ; et le procès n’est plus une action, mais un état qui affecte cette personne. Comparer « Peti-a horosho bezhit » (Pierre court bien) et « Peti-e horosho bezhit-sia » = à- Pierre bien court-se = il vient à Pierre la disposition pour bien courir (Pierre a la forme pour bien courir).

Sit1 Sit2

|¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | ( ) ∋ < a R ( ) > ∈ < a ∋ ( ) > ∈ < ( ) r c > ∈ C

( ) horosho bezhit- -sja Peti- - e ( ) bien court- -se Pierre - à Pierre est en forme pour courir

En fait, l’ordre effectif des mots en surface sera : « Peti-e horosho bezhit-sja », ce phénomène étant lié à la sélection du Terme de Départ (en Sit0).

Finalement, on peut dire que cette voix « moyenne » mérite bien son nom puisque le sujet n'est pas mis en relation directement avec le prédicat, mais à travers une autre relation, soit de type actanciel (a = b) ou (a = c), dans le cas de la valeur réfléchie et bénéfactive, soit de type qualitatif < b ∈ ( ) > ou < a ∋ ( ) > quand l’agentivité s’estompe derrière une valuation du sujet par l’énonciateur.