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8.1 L'aspect et la conception de la classe des instants

Chez l'enfant, la capacité d'ordonner et d'anticiper les événements présuppose qu’il opère d'abord une différenciation entre les événements successifs dont il a l'expérience. La notion du temps émerge ainsi à travers la conscience du changement, changement d'état, de qualité, ou changement de position: maman là / pas là; manger / pas manger 15. Dans les langues naturelles, ce qui est primordial n'est pas la « chronométrie ». Avant de mesurer le temps en termes de t0, t1, t2, t3, tn... les systèmes linguistiques reposent d'abord et avant tout sur une conception qualitative de la classe des instants. C’est en cela que la topologie qui est ici utilisée diffère de celle de J.P. Desclés (1980), pionnier en la matière : la temporalité des procès est fondamentalement appréhendée en termes d’états successifs ou de changements d’état.

Je partirai de ce qu’on peut appeler, dans chaque langue, l’aspect « zéro », c’est-à-dire la forme non-marquée qui est utilisée pour les verbes d’état. Dans il est malade, il aime, il sait, le domaine temporel est compact, c’est-à-dire dépourvu de frontière, ou plutôt muni d’une frontière vide. On peut alors opposer P à son complémentaire qualitatif P’, mais il n’y a pas de classe des instants, la zone P étant constituée de points quelconques dont chacun peut être choisi pour valider le procès en T1 :

15

Plus tard, l'enfant développe sa conscience du temps à travers le rythme de la semaine partagée entre le temps de la maison et celui de l’école, etc. Corollairement, cette notion de "changement" associe la temporalité à la notion de "processus": c'est ainsi que le sentiment de la "durée" émerge avec la mesure du décalage entre le commencement d'un processus et sa fin. Et la capacité de "l'anticipation" se développe à partir d'une inévitable valorisation des états, l'écart entre deux états successifs définissant alors une tension que les linguistes appellent "visée".

P ’ P

0) ---

[

]

---

T1

Il est malade, il aime le chocolat ; He is ill, he likes chocolate

En revanche, dès l’instant où l’on appréhende un processus (courir, lire, écrire, casser), il faut construire la classe des instants T2. Le domaine est alors structuré en plusieurs zones temporelles : la période T où le Prédicateur de l’énoncé conçoit le procès comme valide, et la période T’ (ou les périodes T’, T’’) où le procès n’est pas validé, pas encore validé ou plus validé. L’aspect est l’opération qui consiste à positionner le repère T1 dans ce domaine T2 (T, T’).

Il semble que, dans toutes les langues connues, on puisse appréhender un procès de deux manières, indépendamment du temps présent ou passé. D’une part, on envisage une classe ouverte d’instants T sans délimitation temporelle autre que son point de départ (1a). Seul le contexte permet de marquer la clôture de cette zone, notamment lorsqu’on réfère à une action effectuée entre deux autres actions (1b).

1a) 1

T ’ T

---

[

---

T1

dagara 1#$11 = il courut russe on bezh-it = il court français il cour-t, il couru-t 161

1b) 1

T ’ T T ’’ T’’’

---

[

---

[

---

[

---

T1

j’y vais, j’y cours, j’y vole

elle part, elle s’évertue, elle se hâte...

1

En termes topologiques, ce procès correspond à un domaine dense, tel que l’intérieur coïncide avec la frontière et tel qu’au-delà de T, on ne peut se retrouver que dans un extérieur notionnel. Soulignons que dans un tel domaine, le moment T est distingué mais non séparé des moments T’ et T’’ : le procès a une durée variable, mais conçu sans visée particulière.

D’autre part, on peut envisager le procès comme une action à faire, avec un but à atteindre. Topologiquement parlant, ceci correspond à un domaine discret, temporellement délimité, tel que l’état T’ et l’état T sont séparés par un processus-frontière et tel que le procès est conçu en visée :

2a T ’ 1 T ---

[

---

]

--- T1 1#$C14351 1 il court, il courait 2b 1 T ’ 1 T ---

[

---

]

--- T1 1#$C125671 1 il a couru

16 La différence de sens ne relève pas de l'aspect (rapport T - T1) mais du temps (rapport T1 - T0), organisé différemment dans ces trois langues. Les suffixes sont des marques de personne.

On peut dire que la configuration dense (1) correspond à une aspectualité neutre, la configuration discrète (2) permettant de construire divers types d’aspectualité marquée. Dans certaines langues, cette opposition fondamentale est soulignée par une alternance dans l’ordre des termes syntaxiques de l’énoncé : SVO correspondant à l’aspect non-marqué, SOV à l’aspect marqué. (voir le § 9.5).

Là où les langues divergent, c’est dans les valeurs accordées à l’aspect zéro et à l’aspect

marqué. D’abord, certaines langues comme le hawsa (Caron 1997) opposent un aspect zéro

(aoriste) à deux aspects marqués, l’un accompli et l’autre inaccompli. D’autres langues opposent un aspect zéro à un seul aspect marqué. Dans les langues comme le dagara, la comparaison de (1a) et (2) montre que l’aspect marqué a une valeur strictement inaccomplie impliquant un domaine discret. Alors que l’aspect zéro correspond à un domaine dense dont la valeur dépend du temps et du mode utilisés comme on le verra en 8.6. Au contraire, dans les langues comme le français et le russe, l’aspect zéro a diverses valeurs toutes non- perfectives, alors que l’accompli ou perfectif est un aspect marqué : on po-bezha-l v aeroport, il a couru jusqu’à l’aéroport.

De plus, à l’intérieur du type français-russe, apparaît un second facteur de diversité, puisque la visée peut se concevoir différemment selon la position du Prédicateur, qui se place en amont de la zone où T est validé (comme en russe), ou au contraire au-delà de la zone T’ où le procès n’est pas validé (comme en français). Corollairement, la visée se calculera respectivement à travers le rapport entre T et T1 (en russe) ou à travers le rapport entre T’ et T1 (comme en français). C’est ainsi que le présent perfectif du français a une interprétation rétrospective, alors que le présent perfectif du russe ne peut avoir qu’une interprétation prospective : 3a) T ’ 1 T ---

[

---

]

--- T1

présent perfectif russe: on po-bezh-it = il va courir projet anticipé 3b) T ’ 1 T ---

[

---

]

--- T1

présent perfectif français : il a couru projet réalisé

Cela dit, la même langue peut présenter des classes des verbes différentes, selon que l’aspect est marqué de telle ou telle manière. Je pense aux verbes « préverbés » du russe, dont l’inaccompli doit porter une marque supplémentaire : prosit’ < po-prosit’ (demander, prier), mais : s-prosit’ < s-prash-ivat’ (demander, interroger). Également, dans certaines langues de la famille gur, on distingue différentes classes de verbes selon la nature de l’aspect zéro. Par exemple, en gulimancema, le suffixe –di est l’inaccompli marqué de « gben = finir », mais il est l’accompli marqué de « gbii = creuser ».

Je n’ai donc certainement pas la prétention de rendre compte ici de la totalité du langage humain, ni même de dresser une typologie des langues du monde. J’essaie simplement de dégager, à partir de quelques langues connues, diverses manières d’appréhender l’aspect- temps, en soulignant à la fois ce que chaque système a en commun avec les autres et aussi ce qu’il possède d’irréductiblement spécifique. Et ce, très explicitement, dans un cadre topologique commun, à travers quelques configurations précises dont la variété ne dépendra finalement que d’un nombre limité de paramètres.