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8.2 Le concept de Temps : formes et valeurs

Tout homme a probablement conscience du passé et du futur par rapport au « présent d’aujourd’hui ». Dans les langues, on a vu au ch. 5 que ce rapport est marqué dans le paradigme des circonstants déictiques. Mais il n’est pas forcément marqué par la conjugaison verbale et, quand c’est le cas, il peut être marqué de manières diverses selon les langues.

Du point de vue morphologique, on aura le plus souvent un temps non-marqué qui s’oppose à un ou plusieurs temps marqués. A cet égard, le premier problème concerne l’appréhension du temps présent. Dans les langues comme le russe, l’anglais et le français, on peut dire que le présent est le temps-zéro, par rapport au passé qui, lui, est un temps marqué. En revanche, dans les langues comme le dagara, le présent est résolument marqué, ou plus exactement construit à travers le mode actuel :

anglais dagara

they walk b1 d1n2-na

they walk-ed b1 d1n2

Du point de vue conceptuel, on verra qu’un présent non-marqué (type anglais) caractérise un rapport indéterminé entre le temps de référence et le moment de locution: T1 * T0. Dans le cas contraire (type dagara), le « présent » marque la coïncidence entre le propos et le repère énonciatif : T1 = T0. A partir de là, bien entendu, chacune de ces langues pourra marquer diverses ruptures, soit en rétrospective : T1 ω T0, pour exprimer tel type d’antérieur ou de révolu, soit en prospective : T0 ω T1, pour exprimer tel type d’avenir ou d’ultérieur.

Cette rupture fait alors surgir un autre problème car un procès non pertinent en T0 ne peut se concevoir que s’il est ancré dans un autre temps, à savoir le contexte et la coénonciation en T’0. C’est pourquoi « Il pleut » est un énoncé autonome, alors que « il pleuvait » est un énoncé dépendant, voire incomplet. Finalement, chaque langue, à sa manière, permet d’appréhender trois types de relations temporelles

T’0 T0 T1 indétermination aoriste T’0 T0 === T1 coïncidence présent T’0 21 T0 === T1 rupture antérieur ou ultérieur

8.3 - Le système du russe

Le russe dispose de quatre formes verbales, mettant en jeu une double opposition entre aspect marqué / non-marqué (respectivement perfectif et imperfectif) et entre temps marqué / non-marqué (respectivement passé et présent). Voir D. Paillard 1979.

8.3.1 - A l’aspect zéro (imperfectif)

Le verbe à l’aspect zéro implique la concordance entre la classe des instants T et le moment de Prédication de l’énoncé T1. Comme l’indique le schéma (2) ci-dessus, le rapport T’-T- T’’ indique que le procès est conçu comme un événement parmi d’autres, notamment quand l’aspect zéro caractérise une succession d’actions dans le récit :

muzh oktryvaet dver', vryvaetsja v spal'nju, streljaet v dvercu shkafa, otkryvaet ego, nikogo ne vidit…

Le mari ouvre la porte, se précipite dans la chambre, tire un coup de feu dans l'armoire, l'ouvre, ne voit personne…

On parle dans ce cas de procès « ponctuels ». En fait, dans cette configuration, chaque zone T est constituée d’un ensemble de points ou d’instants, dont la durée ne pourra être déterminée que par les circonstants du type « en un clin d’œil, pendant deux heures, toute la journée ». De même, ces points étant quelconques, la distance relative entre la date objective T et le moment de prédication T1 est indifférente. On peut certes envisager la coïncidence stricte entre ces deux points

T ’ T T ’’

4) ---

[

---

]

---

T1

on chita-et knigu 17

il lit un livre (pour l’instant)

Mais il ne s’agit là que d’un cas particulier. En fait, cet espace T peut être « dilaté » et permettre un décalage relatif entre T et T1, avec une orientation quelconque. C’est ainsi qu’en russe, on obtient d’une part le « présent d’anticipation » et d’autre part, le « présent historique » : 2341 5161 1 1 5161 ---

[

-x---x---x-

]

--- 1 1 5711111 11 5 1 2841 5161 1 1 5161 ----

[

-x---x---x-

]

---1 1 1 511111 211111 57

zavtra, ja uezzha-ju v moskvu » sizh-u ja vchera doma,

Demain, je pars pour Moscou vdrug vxod-it kakoj-to neznakomets Hier, je suis assis à la maison, soudain entre un inconnu… Bien entendu, il s’agit là d’effets contextuels, exigeant un circonstant approprié. En soi, ce décalage n’occasionne pas de visée aspectuelle particulière : il suffit que le moment T appartienne à l’espace T1 sans qu’on puisse distinguer la moindre hétérogénéité dans celui-ci. Ces deux effets (rétrospectif et prospectif) peuvent se combiner lorsque l’imperfectif est utilisé avec le sens générique ou habituel :

T ’ T T ’

6) ---

[

-x---x---x-

]

---

T1

Zemlja vert-it-sja vokrug solnca La terre tourne autour du soleil

17 Le suffixe verbal /-et/ est une marque de personne (ici la 3ème), qui n’apparaît qu’aux temps du présent. Le passé, au contraire, est une forme nominalisée, qui en tant que telle marque le genre et le nombre mais non la personne.

Les exemples ci-dessus sont au temps présent (T1 = T0). Les autres temps se caractérisent par une rupture entre le temps-Origine et le moment de Prédication: T0 ω T1, ces deux repères étant séparés par une période de durée indéterminée et caractérisée par une perspective chronologique. Le futur utilise cette rupture en prospective, marquée par l’auxiliaire « être » au futur /bud-/ suivi de l’infinitif imperfectif (schéma de gauche ci- dessous). Le temps passé, au contraire, utilise cette rupture en rétrospective, marquée par le suffixe verbal /-l / (schéma de droite ci-dessous).

T ’ T T ’ T ’ T T ’

7) ---

[

---

]

----

]

----> 8) <---

[

----

[

---

]

---

T0 T1 T1 T0

On bud-et padat’ on chita-l knigu il va tomber (il sera tombant) il lisait un livre

Toutefois, les traductions françaises utilisées ci-dessus ne doivent pas nous leurrer. Si le passé imperfectif du russe permet de transposer le procès dans une période révolue, ce temps ne correspond à l’imparfait du français que dans certains cas. Avec les verbes d’état, ce qui apparaît en français comme un accompli (« j’ai aimé, j’ai su » ) se traduit en russe par un passé imperfectif (« j’aimais, je savais » ). Et au présent, il faut souligner que l’imperfectif ne réfère pas forcément à un processus en cours : contrairement au dagara, au français et à l’anglais, le russe ne possède pas d’inaccompli de type « progressif ». La question essentielle est donc de savoir dans quelles conditions employer l’aspect marqué.

8.3.2 - A l’aspect perfectif

La valeur constante du perfectif en russe est de marquer la rupture entre les deux espaces T ω T1. Cette rupture aspectuelle exige un nouveau bornage permettant la visée. Or, comme je l’ai dit plus haut, la visée choisie par le russe est de type prospectif : la rupture se réalise toujours en envisageant le procès T au delà du repère T1. Cette configuration rend compte du fonctionnement très spécifique de l’aspect dans les langues slaves.

Elle a d’abord un retentissement sur l’ensemble du système de conjugaison dans la mesure où l’aspect perfectif est incapable, en lui-même, d’exprimer une action passée. En effet, le perfectif présent a la valeur « futur », avec un procès délimité conçu à partir de T0. Glose : « pour l’instant, l’Énonciateur considère le projet de lecture comme entièrement à réaliser »

T ’ 1 T

9) ---

[

---

]

---->

T1 = T0

on pro-tchita-et knigu (il lira le livre)

Corollairement, la référence à un procès achevé (rétrospective) ne peut s’effectuer qu’avec un temps marqué comme passé. Ce passé perfectif marque alors une double rupture, aspectuelle (T ω T1) et temporelle (T1 ω T0).

T ’ 1 T

10) <---

[

---

]

---

T1 T0

On peut donc dire qu’en russe, lorsque T’ est en rupture avec T, le repère de Prédication se situe en deçà du processus, quel que soit le temps (T1 = T0 au futur, et T1 ω T0 au passé). Je souligne en particulier que l’accompli du russe est bien un temps du passé, alors qu’en dagara, en français ou en anglais, l’accompli se caractérise par une visée rétrospective de temps présent ( kan-na, il a lu, he has read).

8.3.3 - Spécificité de l’aspect en russe

Le second corollaire de cette conception prospective du perfectif en russe est que, à partir du point de vue T1, on peut envisager non seulement l’aboutissement du procès en T, mais encore les diverses manières de traverser la frontière qui mène à ce point. C’est pourquoi le perfectif peut être marqué par une vingtaine de préverbes différents. D’une part, la nature qualitative de cet aspect instaure une interaction fort complexe avec le sémantisme du verbe : le perfectif de « lire » est marqué par « pro -», celui de « écrire » par « na -», celui de « construire » par « po -», etc. D’autre part, le même verbe pourra prendre des sens différents selon le préverbe utilisé : ainsi, pour le même radical « lozhit’ », on aura « na - lozhit’ = imposer », « po - lozhit’ = poser à plat », « ot – lozhit’ = déposer », « pred - lozhit’ = proposer », « pred - po - lozhit’ = supposer », « s- lozhit’ = composer », « pere - lozhit’ = transposer », « pri - lozhit’ = apposer », « raz - lozhit’ = disposer ». 18

Par ailleurs, l’aspect en russe instaure une pondération spécifique des paramètres de l’énonciation (Sit) (S,T). C’est l’imperfectif qui est utilisé en présence d’un circonstant de durée (« il a lu longtemps, toute la journée, pendant trois heures » ) ou si le procès se déroule simultanément à un autre procès (« il a lu son journal en prenant une bière » ). En revanche, le perfectif insiste toujours sur un changement qualitatif : « il a couru jusqu’à l’aéroport (perfectif) // il a couru vers l’aéroport (imperfectif) // il s’est mis à courir (perfectif) ». Dans les constructions intransitives, le procès a une durée indéfinie, mais sa clôture modifie la situation et permet de passer à autre chose : « il a dormi donc il est reposé ; il a couru un certain temps, puis… ». Et en présence d’un complément explicite, le perfectif marque la concrétisation d’un résultat : le sujet a atteint le but visé . Pour dire « il a écrit », on utilise le passé imperfectif, ce que l’anglais pourrait gloser comme « he was writing / he has been writing » ). Mais pour dire « il a écrit une lettre », on utilise le passé perfectif, qui correspondrait à « he has written ».

On notera que si la négation porte sur la phase initiale du procès, le russe utilise l’imperfectif (« je n’ai pas téléphoné à Sacha » = j’ai omis de le faire). Mais on utilise le perfectif si la négation porte sur la phase finale (« je n’ai pas téléphoné à Sacha avec succès », car il était absent). De même, il y a deux manières de dire « je ne l’ai pas tué » : au passé imperfectif, pour dire « je n’ai pas commencé, je n’ai rien fait de semblable, je ne suis pas coupable » ; et au passé perfectif, pour dire « j’ai essayé, mais je l’ai raté ».

Au présent imperfectif, (schéma 4 ci-dessus), le procès est valide en T0, non valide au- delà : « il lit pour l’instant ». Au passé imperfectif (schéma 8 et 11), le point T0 appartient nécessairement à une zone où le procès est révolu : « il ne lit plus ». Alors qu’au passé perfectif (schéma 12), l’état de choses constaté en T0 est conforme à l’état visé à partir de T1. C’est pourquoi le passé perfectif prend forcément la valeur de « parfait » : la rupture T1 ω T implique automatiquement la coïncidence T = T0. C’est ainsi que l’on peut comprendre pourquoi un énoncé français comme « Igor est venu hier » se traduit par un passé perfectif si Igor est resté (il est arrivé depuis hier, passage de T’ à T), mais par un passé imperfectif si Igor est reparti (passage de T à T’) :

18

11) 12)

T ’ T T ’ T ’ 1 T

<---

[

---

[

----

]

---- <---

[

---

]

----

]

---

T1 T0 T1 T0

Imperfectif passé perfectif passé

(venu, reparti) (venu, resté)

Cependant, les spécialistes du russe ne sont pas d’accord quant à l’interprétation sémantique de ce passé perfectif. Alors que Veyrenc (1968) ne retient que la valeur « prétérite », de son côté, Paillard (1979) insiste sur la valeur « parfait ». Certes, le passé perfectif est également le temps des actions datées dans le passé. Mais en russe, cet effet dépend de la présence ou non d’une date explicite dans le contexte, alors que cette référence est inhérente au prétérite des langues germaniques. De plus, on verra ci-dessous que le prétérite proprement dit caractérise un constat T révolu en T0, alors que le parfait permet de valider l’état T en T0. Le perfectif passé du russe peut se gloser ainsi : au moment où l’on parle (T0), l’instant T visé à partir de T1 est atteint. On a donc un effet de conformité à une visée, caractéristique de la valeur « parfait ».

En russe, cependant, il n’y a pas de contradiction entre la valeur de parfait et la datation de l’événement. Dans tous les cas, la zone T délimitée par la fermeture du complémentaire T’ est un ensemble de points temporels. Si ces points sont quelconques, cet espace T est « lisse » et sa durée coïncide avec celle de l’acte d’Énonciation (T = T0) : dans ce cas, ce qui prédomine est la validation qualitative du résultat (schéma 10 ci-dessus). Si au contraire T est un instant spécifique, alors ce point ne coïncide plus avec T0, mais il appartient encore à l’espace de l’Énonciation (T ∈ T0) : dans ce cas, le parfait permet de dater l’événement (schéma 12 ci-dessus) : « vtchera, on pro-tchita-l knigu = hier, il a fini de lire le livre ». Le procès a eu lieu au moment T, lequel est distingué mais non séparé du moment T0. La date en question est conçue comme accessible à l’Énonciateur, quelle que soit sa distance dans le temps objectif (hier, avant, hier, en 1900, il y a 500 ans). Et l’Énonciateur est situé dans une zone T où le résultat du procès est encore appréciable.

Étant donné le binarisme de l’aspect et du temps en russe, le système grammatical n’offre aucun moyen pour différencier le parfait des autres valeurs passées exprimables en français ou en anglais (notamment le prétérite) : Ja v-zja-l knigu, Je pf-prendre-passé livre = Je pris le livre, j’ai pris le livre, j’avais pris le livre. Pas davantage pour exprimer les distanciations caractéristiques du plus-que-parfait et du futur antérieur. Respectivement: « En T'0, il avait atteint le but T fixé à partir de T1 » et « En T'0, il aura atteint le but T visé à partir de T1 ». Certes, ces configurations ne sont pas intraduisibles en russe, mais les espaces supplémentaires apportés par la Coénonciation T0-T'0 ne peuvent s’exprimer que par des adverbes du genre : « auparavant, déjà, au préalable, d’abord ».

Je ne parlerai pas ici des conjugaisons participiales en russe : ce sont des constructions fréquentes certes, mais qui relèvent de la diathèse et se conforment au système aspecto- temporel ici esquissé. Quant au conditionnel, j’aurai l’occasion d’en parler un peu plus loin.