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14.2 – Intonation et Focalisation en russe

On a vu que le dagara possède un seul marqueur /n-/ pour l’existentiel « il y a un X qui » et la focalisation « c’est le X qui » : ce qui fait la différence, c’est la présence ou non de l’article défini /a-/. Le fonctionnement du russe est beaucoup plus délicat pour les raisons suivantes.

- Le russe ne possède pas d’article. Par conséquent, seule la position TD permet de savoir si le nom est défini ou non ; dans les autres cas, seul le contexte permet de décider.

- En russe, contrairement au français et au dagara, le TD n’est pas forcément le sujet. - En russe, il n’y a aucun morphème pour marquer la focalisation et/ou l’existentiel 60. Le seul marqueur permettant de distinguer thème, rhème et focus est l’intonation. Comme en anglais, le sens de l’énoncé dépend de la place de l’accent focal. Or non seulement l'accent se déplace mais, contrairement à l'anglais, les termes eux-mêmes jouissent d’une mobilité remarquable. Celle-ci s’explique par le fait que les relations sont fortement marquées dès le niveau prédicatif Sit1 : (i) les termes sujet, objet, complément portent une flexion casuelle; (ii) le verbe, en plus de l’aspect-temps et de la voix, est marqué par l’accord avec le sujet (en genre ou en nombre). Toutefois, ceci ne veut pas dire que les ordres observables SVO, SOV, OSV, OVS, VOS sont quelconques, mais bel et bien articulés avec la disposition prosodique de l’énoncé.

Le russe montre, plus que tout autre langue, combien les opérations de tous niveaux (Sit1, Sit0, Sit'0), bien que distinctes, sont inextricablement liées. Selon le rapport établi entre ces trois instances, on peut dire qu’il existe trois manières de « focaliser » l’énoncé en russe61, chacune ayant des répercussions sur la topicalisation de l'énoncé, d’où la fréquence de l’objet en position initiale et la fréquence du sujet en position finale.

60 A cet égard, le turc fonctionne largement de la même manière. Voir la thèse de T. Akaslan (1999).

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Je m’inspire en bonne partie de l’article de C. Bonnot (2004) qui distingue deux positions accentuelles (finale / non finale). Malheureusement, elle ne tient pas suffisamment compte de la fonction (S, P, O, C) du terme accentué. De plus, les exemples qu’elles donnent ne permettent guère de distinguer les énoncés à deux termes (intransitifs) des énoncés à trois termes. Je remercie Claire Agafonov pour les informations très fines qu’elle m’a communiquées oralement.

14.2.1 – Focalisation existentielle

L’intonation la plus neutre est celle de l’accent final : dans ce cas, l’énoncé a une valeur purement informative. Le rhème exprime, à propos du thème qui précède, l’existence d’un objet, d’un sujet ou d’une propriété. Mais il n’y a, entre thème et rhème, qu’un décalage minimal : l’énoncé ne s’appuie sur aucune connaissance préalable et instaure la coénonciation en même temps qu’il apporte l’information (repérage Sit0 ∋ Sit'0). Lorsque le verbe est

intransitif, on pourra avoir :

Ordre SV bomb-a vzorva-la-s’

La bombe a explosé Ordre VS vzorva-la-s’ bomba

Il y a une bombe qui a explosé.

Quand le verbe est transitif, on a trois termes. Par mesure d’économie, j’utiliserai ici des représentations générales, couvrant un ensemble de cas. Au centre, le repérage Sit1 définit un ordre théorique SVO. A l'initiale, le repérage coénonciatif Sit'0 permet de concevoir un ou plusieurs topiques. En position finale, le repérage Sit0 permet de construire le focus. La parenthèse vide représente le terme à identifier et le symbole X signifie que ce terme peut être A, R ou B, c'est-à-dire le sujet, le prédicat ou l'objet.

Sit'0 Sit0

|¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ |

S ∋ O ∋ S ∋ < a R b > ∈ O ∈ < ( ) = X > |_____________|

Sit1

Ordre SOV Natas,a tebja ( s ) < > ( o ) iscet

Il y a que Natacha te cherche (je te signale que -)

Ordre OVS ( ) tebja ( s ) isc,et ( o ) Natasa Il y a Natacha qui te cherche

Ordre SVO My ( ) ( s ) kupili ( ) bilety

(je te signale que -) Nous avons acheté les billets

L’effet de ces tournures existentielles dépend du contenu sémantique de l’information en question, et de la charge émotive conséquente qui est marquée par l’intensité et la hauteur mélodique de l’accent. Ce n’est qu’à cette condition que l’énoncé SVO ci-dessus peut prendre le sens de « C’est que nous avons acheté les billets ! ». De même, une maman pourra dire : « Quoi ? ils ont mis mon fils en prison ! » sur un ton catastrophé. Avec l’accent en position finale, cet énoncé ne fait qu’annoncer ou accueillir une bonne ou mauvaise nouvelle. On pourrait le gloser, non comme « c’est en prison qu’ils ont mis mon fils », mais plutôt comme « c’est le cas / est-ce le cas qu’ils ont mis mon fils en prison ».

14.2.2 – Focalisation « centripète »

Il y a deux focalisations à accent non-final, de sens différent selon l’attitude de l’Énonciateur vis-à-vis du Coénonciateur. Pour voir clair, je travaille avec des énoncés à trois termes. Si l’accent intonatif est initial, cette focalisation ressemble à celle du français et permet à l’Énonciateur de compléter ou rectifier le savoir préalable du Coénonciateur. Le

procès préconstruit en Sit1-Sit'0 est recentré sur une valeur exclusive, d’où mon appellation « centripète » : Sit0 Sit'0 |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | < ( ) = X > ∋ S ∋ < a R b > ∈ O ∈ S |_____________| Sit1 Ordre SVO

Natasa ( ) isc,et tebja ( )

C’est Natacha qui te cherche (et non pas Sergueï) Ordre VOS

iscet ( s ) < > tebja Natas,a

Elle te cherche, Natacha

(ce qu’elle fait, c’est te chercher : elle ne fait que ça, la pauvre). Ordre OSV

bilety my kupili ( ) ( s )

Ce sont des billets que nous avons acheté (et rien d’autre)

Les termes atones placés en position finale sont des topiques « post-rhèmes» : il peut y en avoir deux (A et/ ou B).

14.2.3 – Focalisation « centrifuge »

La troisième possibilité consiste à placer l’accent est en position médiane. Dans ce cas, le coénonciateur étant censé connaître l’information, cette focalisation « présente l’événement singulier … comme l’actualisation d’un état de choses préexistant au niveau virtuel et ayant pour cette raison des implications déjà connues… et entraînant une réévaluation de la situation » 62. Sit'0 Sit1 |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | O ∋ S ∋ < ( ) = X > ∋ < a R b > ∈ O |______________| Sit0 Ordre OSV

tebja ( ) Natasa isc,et ( o ) Toi, il y a Natacha qui te cherche... (et tu connais son caractère) Ordre SVO

( o ) Natas,a iscet < > tebja Natacha te cherche, toi... (alors, contacte-la)

Ordre SOV

( ) My bilety kupili ( s )

(Mais enfin,) nous avons (même) acheté les billets...

Contrairement aux configurations précédentes, où les instances Sit0 et Sit'0 étaient séparées, celle-ci fait apparaître un certain voisinage entre Sit0 et Sit'0 qui rend compte de la connivence des coénonciateurs. La fonction de l’énoncé n’est pas d’apporter une information nouvelle, ni de rectifier le savoir du coénonciateur, mais de souligner ce qui devrait être évident pour lui.

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Par ailleurs, dans cette configuration, le prédicat construit en Sit1 n'occupe plus la position centrale: il est placé, par ironie, hors de l'espace Sit'0 du coénonciateur, comme si celui-ci en ignorait la portée. Ce décalage évoque un extérieur, un autre prédicat implicite qui constituerait la « suite des événements». Quant à l'énonciateur Sit0, comme le remarque C. Bonnot, il est ici en position décrochée: il valide le procès < a r b >, tout en pensant à un autre procès dont la réalisation dépend de la bonne compréhension du coénonciateur.

D'une manière générale, cette focalisation centrifuge a une valeur conative qui instaure une tension entre « le dire » et le « faire ». Dans les deux premiers exemples ci-dessus, on a une relation inter-sujets qui rappelle celle du souhait: il s’agit d’une invitation à agir ou ré- agir. Mais dans l’exemple SOV ci-dessus, il s'agit simplement de déplorer une contradiction: « alors que nous devons annuler notre voyage ». En fait, cette focalisation peut avoir une quantité d’effets sémantiques particuliers, que C. Bonnot analyse très finement en essayant de montrer ce qui fait leur unité. Ainsi, l’effet conatif ne consiste pas forcément à susciter une réaction physique de l’interlocuteur : il peut s’agir d’une réaction intellectuelle ou émotionnelle. Dans le premier cas, l’Énonciateur invite l’autre à tirer les conséquences de ce qu’il sait :

Ordre SVO Natas,a kupila mas,inu Natacha l’a achetée, sa voiture (alors, elle ne doit rien à personne) Ordre OSV mas,inu Natasa kupila

La voiture, c’est Natacha qui l'a achetée (alors c’est normal qu’elle en dispose)

Dans les autres cas, la focalisation de ce type « théâtralise » l’information en espérant susciter l’émotion de l’interlocuteur. L’énoncé prend l’allure d’une annonce à sensation :

Ordre SOV Natas,a masinu kupila

Natacha a acheté une voiture ! (contre toute attente)

Avec un énoncé à deux termes, il va de soi que cette focalisation (marquée par un accent en position médiane), ne peut se distinguer formellement de la précédente (focus initial). Les exemples suivants peuvent ainsi recevoir deux interprétations :

Ordre VS vzorva-la-s’ bomba Elle a explosé, la bombe.

(i) alors qu’on se demandait si elle allait faire long feu (ii) alors, on peut sortir de l’abri.

Ordre SV bomb-a vzorva-la-s’

(i) C’est la bombe qui a explosé (la bombe en question, et pas autre chose) (ii) Il y a une bombe qui a explosé !!! (à la une des journaux)

C’est le contexte qui permet de décider. Notamment, si la polémique est exclue, c’est l’interprétation centrifuge qui s’impose. Dans le cas de la prise de conscience brusque de l’événement, le locuteur assume les deux rôles, celui de coénonciateur extérieur au domaine et celui d'énonciateur en position de décrochage : « l’ampoule a grillé « = je ne m’attendais pas à ça + je dois y faire quelque chose. Dans le cas du raisonnement, la focalisation centrifuge exprime une réalité déjà connue mais qui apporte une justification a posteriori de l’énoncé précédent : spina bolit = Le dos (me) fait mal (précédé de : je ne peux rester dans cette position). Ou encore: « il va pleuvoir : (forcément, puisque) le baromètre a chuté ».