• Aucun résultat trouvé

8 L’ASPECT ET LE TEMPS DANS LA CONJUGAISON VERBALE

Le système verbal est certainement la partie la plus délicate dans le travail du descripteur comme dans celui de l’apprenant ou dans celui du traducteur. Les marques verbales ont des valeurs hétérogènes, incluant des repérages d’ordre spatio-temporel, des repérages d’ordre conceptuel et des repérages d’ordre modal. Ceci explique leur très grande malléabilité dans la « cascade » des opérations énonciatives:

T2 ∈ T1 ∈ T0 ∈ T'0

Conception de la point de vue de point de vue de point de vue de classe des instants la Prédication l’Énonciation la Coénonciation Cela étant, la première question est de savoir de quoi il retourne quand on parle de « temps ». Les flexions verbales et les déictiques comme « aujourd’hui, hier, demain, cette semaine, cette année » contribuent conjointement à déterminer la référence temporelle de l’énoncé. Toutefois, ces deux types de marqueurs sont de nature différente et tolèrent des combinaisons très variées : « hier, j’ai ouvert mon courrier et… // hier, j’ouvre mon courrier et alors… » ou bien « la semaine prochaine, je changerai de voiture // la semaine prochaine, je change de voiture ». La première différence entre ces deux types de marqueurs est qu’un déictique réfère à une période statique, servant de repère au verbe qui, lui, est appréhendé de manière dynamique à travers la classe des instants caractéristique du procès. La seconde différence est que les déictiques réfèrent à des durées objectives (vingt-quatre heures, sept jours, douze mois), alors que le verbe fait référence à un procès dont la durée et la position dans le temps dépendent du point de vue adopté par l’énonciateur ; ce qui fait qu’on pourra référer au même événement de différentes manières.

La question cruciale qui se pose est celle du rapport entre les formes et les valeurs. Le descripteur fonde sa réflexion sur l’étude des paradigmes formels et de leur distribution. En haoussa (Caron 1987), les marques de conjugaison (indices de personne-aspect-mode) ne sont pas affixées au verbe, mais postposées au sujet. Voir le cas du wolof présenté au § 1.3 ci- dessus. Souvent, on a des valeurs marquées sur la base verbale elle-même (flexions) et, d’autre part, des valeurs marquées dans la syntaxe de l’énoncé, notamment par des particules. Par exemple en dagara :

d ! f d - d - 65 f m"1 d - - 65 manger tu manger- inacc- act tu hab manger- -act Mange ! Tu es en train de manger Tu as l’habitude de manger

Mais ces différents paradigmes sont loin d’être homogènes et univoques : on observe, ici comme ailleurs, un chassé-croisé entre signifiants et signifiés. Ainsi, en dagara, l’habituel peut être marqué soit par /m"/, qui est une particule préverbale, soit par le suffixe de l’inaccompli /- d/. Et par ailleurs, /345/ a une valeur quasi injonctive et /-615/ une valeur prospective proche du futur.

Quant au traducteur, il sait qu’une même construction verbale peut avoir plusieurs correspondants dans la langue cible. Ainsi, le passé composé français peut se traduire en anglais soit par un prétérite, soit par un parfait, selon le contexte: « Hier, il a visité le Louvre = Yesterday, he visited the Louvre / Il a déjà visité le Louvre = he has already visited the

Louvre ». En grec, dans « hier, elle a pleuré » le verbe se dira à l’aoriste, mais il se met à l’imparfait dans « hier, elle a pleuré toute la journée ».

Deux formes verbales ne sont jamais parfaitement équivalentes dans la même langue, et a fortiori dans deux langues différentes. La raison en est que les valeurs (passé / présent / futur, accompli / inaccompli, etc.) ne sont pas attachées à tel ou tel morphème, mais se construisent

dans l’énoncé, à travers la relation entre des unités lexicales et grammaticales qui ont chacune leur spécificité sémantique. C’est ainsi que deux langues pourront référer à des

situations comparables en combinant des ingrédients très différents. On comparera plus loin le fr. « Il vient de partir » et l’angl. « he has just left ».

Parfois, on peut même se demander si ces ingrédients ont en eux-mêmes une pertinence chronologique. On constate en tout cas que, dans certaines langues, le facteur temps, la date et la durée sont secondaires par rapport à la manière de faire l’action, son éloignement ou son orientation dans l’espace, et son articulation avec le contexte antérieur ou postérieur.

En masa (langue tchadique, Melis 1999), l’aspect est marqué par le schème tonal, mais il n’existe pas de catégorie proprement dite pour le temps ou le mode. En revanche, le verbe utilise un jeu de suffixes directionnels [-as / -ey] qui, à partir de leur sens spatial marquant un mouvement centrifuge vs. centripète par rapport à l’énonciateur, permettent de distinguer un discours direct d’un discours indirect, un accompli d’un parfait ou d’un statif, un actuel d’un antérieur, etc. En outre, un riche paradigme d’auxiliaires permet, entre autres, d’exprimer diverses valeurs inchoatives selon que le sujet est unique ou multiple, et selon qu’il est en mouvement ou au contraire « assis, debout, couché », ces trois positions évoquant respectivement la continuité, la discontinuité et l’ultériorité.

Ailleurs, on s’intéresse d’abord à la relation sujet-objet ; ainsi, en zarma-songhay (langue nilo-saharienne), l’accompli est non-marqué sauf si le verbe est transitif : lui ∅ courir = il a couru ; eau ∅ chauffer = l’eau s’est réchauffée ; mais lui na viande manger = il a mangé de la viande ; lui na l’eau chauffer = il a fait chauffer l’eau. Pour le reste, le zarma dispose de marqueurs très polyvalents, dont aucun n’est intrinsèquement attaché à une quelconque valeur aspectuelle ou temporelle. D’une part, l’auxiliaire go qui indique qu’un sujet est localisé dans un lieu (eau go cruche dans = il y a de l’eau dans la cruche) sert aussi de marque de l’inaccompli : lui go aller = il va. D’autre part, ga est une postposition qui indique qu’une partie du corps sert de localisateur (la table tête ga = sur la table ; la cruche ventre ga = dans la cruche) mais c’est aussi un auxiliaire qui marque le temps présent ou futur des verbes d’état (lui ga la nouvelle connaître = il connaît ou connaîtra la nouvelle ; l’eau ga chauffer = l’eau est chaude ou sera chaude). Et la combinaison de ces deux connecteurs marque le progressif : lui go-ga courir = il est en train de courir ; l’eau go-ga chauffer = l’eau se réchauffe ; de sorte que le sujet est localisé dans un sous-espace qui est décalé par rapport à la phase de stabilisation du procès. Glose : au moment où je parle, l’homme courant est dans une position intermédiaire entre le pas-courir et le couru ; et l’eau est dans un état provisoire qui me permet de dire qu’elle sera chaude. Bref, tout ceci montre que les symboles « T » utilisés dans le présent chapitre ne sont que des raccourcis d’écriture, et ne doivent pas nous faire oublier la

solidarité des paramètres (S, T, Sit).

Pour autant, ce foisonnement et cette diversité ne dénotent aucune incohérence - on peut l’affirmer pour deux raisons. D’une part, la fréquence des combinaisons de marqueurs et des tournures périphrastiques dans l’usage témoigne de leur grammaticalisation dans le système de chaque langue. D’autre part, s’il est vrai que la traduction terme à terme est impossible, le fait que la traduction sérieuse soit possible suggère que tous les hommes peuvent se référer à certaines constructions mentales communes. S’il est vrai que les besoins conceptuels varient de langue à langue, on peut dire que les processus avérés de grammaticalisation ne se développent que pour exprimer ce qui est humainement pensable, la différence entre les langues venant des expédients utilisés à cette fin.

Pour accéder à de telles catégories conceptuelles, la linguistique générale peut procéder de deux manières : par induction, à partir des formes observables dans les langues diverses ; et par déduction, c’est-à-dire par un calcul, par un travail de raisonnement à partir de quelques principes de base.

Le principal obstacle est l’ambiguïté des terminologies grammaticales, où les concepts de « temps » et « aspect », notamment, sont souvent définis au gré des présupposés théoriques du descripteur, mais aussi compte tenu de la spécificité de la langue considérée. Ce qui conduit certains linguistes à affirmer que telle langue n’a que des aspects, telle autre n’a que des temps; ou que telle langue n’a que deux temps, et telle autre huit, etc. En réalité, la plupart des marqueurs verbaux amalgament des valeurs aspectuelles et des valeurs temporelles. Par exemple, l’imparfait du français marque à la fois un temps passé et un aspect inaccompli.

Ici, par souci méthodologique, je propose de définir ces concepts de manière restrictive et en termes strictement conceptuels. Le mot « aspect » sera rigoureusement défini par la relation entre la classe des instants T2 définie dans la Conception de l’événement et la période T1 définie par rapport au Prédicateur de l’énoncé. Le mot « temps » sera spécifiquement défini par la relation entre l’instant de référence T1 et le moment de l’Énonciation T0.

Aspect

T2 - T1

Temps

T1 - T0

Contraste

T0 - T’0

Enfin, ces deux rapports, toujours pertinents et complémentaires dans un énoncé, s’accompagnent de manière plus ou moins spectaculaire d’un repérage Coénonciatif T'0. L’articulation T0-T’0 caractérise, outre ce que Weinrich (1973) appelait la distinction entre temps commentatifs et temps narratifs, divers contrastes effectués soit entre l’action et le contexte, soit entre la réalité et l’imaginaire.