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11.4 Le cas des sujets impersonnels

Dans les langues du monde, les choses se compliquent lorsque la voix passive est utilisée sans qu'on puisse identifier l'un des termes présents comme le « sujet».

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En tcherkesse (langue caucasienne), l’ergatif et le locatif sont marqués par le même suffixe. Comparer : sabi wene-m teyt = l’enfant maison-loc est, l’enfant est à la maison / sabi-m tçesler i-ta = l’enfant-erg livre a- donné, l’enfant a donné un livre / sabi-m tçesler i-ri-ta = l’enfant-loc livre il-a-donné, il a donné un livre à l’enfant.

11.4.1 - En russe

En russe, l’accès à la fonction sujet dépend de la manière dont l’énonciateur envisage la responsabilité des actants. Si le déclencheur du procès est un être inanimé, non doué de volonté, sa responsabilité n’est pas établie a priori mais peut être construite dans le discours. Ainsi, les énoncés (10-11) présupposent un contexte décrivant l’existence d’une quantité suffisante de neige :

(10) Sneg-/ pokry-l-/ zeml'-u Neige-ms a-couvert-masc terre-mo La neige a recouvert la terre

(11) zeml'-a po-kry-t-a sneg-om terre-ms a-couvert-passif-fém neige-instr La terre est recouverte de neige

Dans le cas contraire, la source inanimée étant a priori irresponsable, la place du sujet se vide et la source apparaît au cas instrumental. Soulignons qu’en (12) , le verbe se met alors au genre neutre, alors qu’il était au masculin en (10) et au féminin en (11)

(12) sneg-om ( ∅ ) pokry-l-o zeml'-u neige-instr (ça) a-couvert-neutre terre-mo « ça a couvert la terre de neige »

= il y a de la neige qui a couvert la terre.

L’apparition de la neige au cas instrumental en (12) n’est pas liée à un changement de voix, contrairement à l’énoncé (11). Mais le vidage du sujet et l’attribution des cas qui en résulte relèvent bien d’un phénomène de diathèse réglant le rapport entre sujet & complément au niveau syntaxique (Sit1) et entre source & but au niveau notionnel (Sit2). D'une manière générale en russe, l’attribution des cas (nominatif / instrumental / accusatif / datif) dépend du degré de responsabilité que l’énonciateur attribue au sujet. Il y a ainsi deux manières d’exprimer un sentiment comme « l’ennui », l’une avec un sujet responsable au nominatif (ms), l’autre avec un complément non-responsable au datif (md):

(13) Ja skutch-aju mne (∅) skutch-no Je-ms ennuyer-1sg moi-md (∅) ennuyer-3neutre Je m’ennuie litt. « A moi, ça ennuie »

(je me languis de toi) (il y a qqch qui m’ennuie, ou je ne sais pas quoi faire) Au delà de ce choix, les exemples (12) et (13) révèlent une dimension supplémentaire, puisque l'ordre effectif des termes en surface dépend de la nature du Terme de Départ de l’énoncé (niveau Sit0). La diathèse est donc un phénomène qui dépasse largement celui de la voix: elle est probablement la cause principale de l’enchevêtrement des opérations de tous les niveaux Sit2, Sit1, Sit0.

11.4.2 - En français

En français, le sujet vide se manifeste par le pronom impersonnel « il ». Tous les exemples révèlent que le verbe dans ce cas ne varie ni en nombre ni en genre. Cet impersonnel est donc bien le sujet syntaxique « neutre » :

(14i) Il est tombé de la neige (*est tombée) (14ii) Il se vend beaucoup de climatiseurs (*se vendent) (14iii) Il a été trouvé trois clés (*ont été trouvées)

On voit que ce sujet peut être choisi indépendamment de la voix (active, moyenne ou passive). Ceci n'est pas contradictoire, car la voix dépend, non pas forcément du statut patient du sujet, mais du rapport entre sujet et source de la lexis. En (14ii) et (14iii), la source est indéterminée, dans un schème < ( ) r b > = on vend, on a trouvé. En (14i), de schème < b r (c) >, la source « neige » est connue, mais non promue au rang de sujet en raison de son statut indéfini. Comparer avec :

La neige est tombée * il est tombé la neige Mes climatiseurs se vendent * il se vend mes climatiseurs

Ces clés ont été trouvées (?) il a été trouvé ces clés (* mes clés, * les clés) On peut donc dire que ce sujet impersonnel est en même temps le Terme de Départ de l'énoncé, car le seul actant disponible est indéfini, donc inapte à accéder à ce statut. Ceci évoque bien entendu les tournures existentielles étudiées plus haut: il y a de la neige qui est tombée, il y a trois clés qui ont été trouvées, etc. 45 Soit la configuration suivante:

Sit1 = Sit0 |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ | ( ) ∋ < b R c > B ( C ) ( ) ∋ < (a) R b > B ∈ ( a ) |____________| Sit2

(15i) il tombe des gouttes (sur le toit) (15ii) Il se boit beaucoup de bière

(15iii) Il est demandé des arrhes

Le décalage qui apparaît entre les deux instances Sit1-Sit2 signifie que ce qui est en jeu n’est pas tant la validation qualitative du procès que sa localisation dans l’espace énonciatif Sit0.

Du point de vue terminologique, je ne vois en définitive aucune raison de ne pas reconnaître le statut de « Sujet » au terme vide dans ces configurations, qu'il soit ou non manifesté par un pronom impersonnel. Reste la question de ce qu’on appelle traditionnellement le « sujet réel » (par opposition au sujet apparent « il » ou ∅). Cette terminologie est défendable, vu la voix, mais gênante du point de vue de l'accord verbal. D'un autre côté, on pourrait considérer ce terme comme complément d'objet : terminologie défendable en (15ii, 15iii), mais non défendable en (15i). En tout cas, la substitution d'une terminologie (C0, C1, C2) à une autre (S, O, C) ne change rien au problème: ce terme B ne peut être considéré ni comme C0, ni comme C1, sans soulever les mêmes objections.

Du point de vue conceptuel, la chose est claire : ce terme est toujours un « terme B repéré » dans une lexis, soit < (a) r b >, soit < b r (c) >. Du point de vue énonciatif, ce terme inapte à servir de thème peut être considéré comme le « rhème ». Enfin, du point de vue prédicatif, une appellation possible - s’il le faut - serait que B est un « anti-sujet », ce qui permettrait de distinguer les paires comme « Il est arrivé deux hommes » VS « Sont arrivés deux hommes » - cette seconde tournure sera étudiée au chapitre consacré à la topicalisation.

11.4.3 - En japonais

En japonais, certains usages du passif peuvent s'expliquer par la présence d'un sujet vide, bien que cette langue ne connaisse pas d'accord verbal,. Ainsi, dans (16) ci-dessous, le patient

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Dans les expressions référant à la météorologie, la tournure impersonnelle (14i) est la plus courante. Mais les tournures de type (14ii, 14iii) appartiennent à un registre plus soutenu que l'existentiel "il y a".

« portefeuille » devrait être sujet du verbe passif, mais il apparaît comme l'objet formel. Tandis que le TD « Tanaka » ne peut être interprété ni comme l'agent ni comme le patient : (16) Tanaka wa saifu o nusum-are-ta

Tanaka th portefeuille obj voler-passif-passé

litt: « à Tanaka, il a été volé le portefeuille » = Tanaka s'est fait voler son portefeuille Et dans l'énoncé (17), la source du procès « mourir » est clairement marquée comme complément indirect, alors que le TD « moi » ne peut être ni l'objet-patient ni le sujet-agent du prédicat:

(17) boku wa tsuma ni shin-are-ta

moi th femme à mourir-passif-passé

glose: « Moi, à ma femme, il est survenu la mort » (et non : j’ai été mort par ma femme) = ma femme est morte, j'ai perdu ma femme.

L'interprétation est la suivante: (i) ces deux tournures sont pourvues d'un sujet vide; (ii) la voix passive en japonais ne va pas forcément de pair avec un sujet patient, mais indique plus généralement que le sujet est autre que la source (agent), y compris le cas où le sujet est vide.

Sit0 Sit1 Sit2

| | |¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ ¯ |

TD ∋ Sujet ∋ A ∋ B ∋ < a R b > N- wa ( ∅ ) ( ) N-o voler- passif N- wa ( ∅ ) N- ni ( ) mourir- passif

L'enjeu est évident. Le TD (moi ou Tanaka) est le repère énonciatif, localisateur à la fois en tant que possesseur et détrimentaire. Mais, étant extérieur à la lexis < b mourir ( ) >, < a voler b >, ce terme ne peut être le sujet de la relation prédicative. Quant à la Source, elle est inconnue dans (16) et non-responsable dans (17): d'où l'évacuation de la fonction sujet. Ceci confirme simplement la solidarité des instances énonciatives: la construction du sujet en Sit1 ne peut se faire sans tenir compte des relations primitives conçues en Sit2. Mais la possibilité d’avoir la particule /ga/ comme au § 11.2 suffit à identifier le niveau Sit1 comme celui de la construction du sujet, instancié ou vide.

11.4.4 - Discussion

Dans le cas du dernier exemple japonais, on pourrait objecter en interprétant le TD comme le véritable sujet du verbe passif: Tanaka a été volé (de) son portefeuille, j'ai été mort de ma femme. Ce problème se pose d'ailleurs dans d'autres langues comme l'allemand et le mooré:

(18) allemand Hier wird nicht getanzt

ici est pas danser-pp

Litt: ici n'est pas dansé (ici ne se danse pas) = on ne danse pas ici) (19) mooré 46

bugm ka tugnd mam zakk- &-wa& je feu nég allume ma maison-loc-df act

Litt: du feu n’allume pas dans ma maison (on n'allume pas de feu chez moi)

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mam1#599C1&C5&1 951 F86D1 481 A6C955&1 !1 1 1 1 1 ma maison-loc-df nég allume feu nuit-cette act

Litt: dans ma maison n'allume pas de feu cette nuit = On n'allume pas de feu chez moi cette nuit.

Au delà de la terminologie, il y a ici un vrai problème théorique. La question est de décider si la distinction Sujet - TD (ainsi que la distinction Sit1 - Sit0) est pertinente ou dénuée de sens. Si elle est pertinente, alors le Sujet de la relation prédicative ne peut pas être un terme extérieur à cette relation. Par conséquent, un circonstant peut être le Terme de Départ, mais non le Sujet de l'énoncé. Et les énoncés ci-dessus (18-19) doivent être considérés comme dotés d'un sujet vide.