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Le son des voix minoritaires : de l'agency face aux assignations

SECTION IV. D U CARE À L ’ AGENCY EN SITUATION DE VULNÉRABILITÉ : PROPOSITION D ' UN CADRE D ' ANALYSE

2. Le son des voix minoritaires : de l'agency face aux assignations

L’expression de cette capacité d’agir émerge du processus de subjectivation, du développement d’une pensée réflexive consécutif à la prise en soin sensible des situations de

vulnérabilité. Si la subjectivation renvoie de manière générale au « processus par lequel on

obtient la constitution d'un sujet, ou plus exactement d'une subjectivité » (Revel, 2008, p. 128), nous limiterons l’usage du concept à l’un des trois modes de subjectivation identifiés par M.Foucault (1999a) à savoir la manière dont un être humain se transforme en sujet, c’est-à-dire la « manière dont le rapport à soi à partir d'un certain nombre de techniques de soi permet de se constituer comme sujet de sa propre existence » (Revel, 2008, p. 128). Nous considérons que l’événement-rupture vient ébranler la subjectivité des individus en les plongeant dans une « situation de seuil » (Calvez, 1994; Van Gennep, 1981) assortie de situations de vulnérabilité. La prise en soin sensible des situations de vulnérabilité facilite ainsi la réparation de cette subjectivité altérée. C’est ce processus de subjectivation et la prise de conscience des normes

et des rapports sociaux au sein desquels les femmes se trouvent insérées qui soutient leur capacité d’agir. Par un ensemble de « techniques de soi »,

« (…) procédures, comme il en existe sans doute dans toute civilisation, qui sont proposées ou prescrites aux individus pour fixer leur identité, la maintenir ou la transformer en fonction d'un certain nombre de fins, et cela grâce à des rapports de maîtrise de soi sur soi ou de connaissance de soi par soi » (Foucault, 1999b, p. 213)

dont nous étendrons l’usage au soi individuel et au soi collectif, les individus comme les collectifs vont négocier les assignations qui leur sont attribuées et les représentations élaborées par les majoritaires. Le « souci des autres » (Molinier et al., 2009; Paperman & Laugier, 2011) en situation minoritaire véhicule donc un « souci de soi-même » (Foucault, 1999b). Et ce « souci de soi-même » (comme individu ou collectif) se pose comme un cadre général de signification de l’expérience qui permet l’émergence de pratiques visant à la façonner.

En ce sens, l’agency des femmes immigrantes en situation de vulnérabilité devient l’objet central de nos réflexions. L’espace de lutte contre le VIH/sida, comme laboratoire social et politique, nous offre un terrain d’observation particulièrement riche des modes de subjectivation impulsés par l’expérience du VIH et la grammaire du care développée pour y répondre ainsi que des processus d’agency des femmes immigrantes, représentées comme vulnérables.

« S'il est vrai que les modes de subjectivation produisent, en les objectivant, quelque chose comme des sujets, comment ces sujets se rapportent-ils à eux mêmes ? Quels procédés l'individu met-il en œuvre afin de s'approprier ou de se réapproprier son propre rapport à soi ? » (Revel, 2008, p. 129)

Quels sont les savoirs – sur soi, sur autrui, sur le monde – qui sont ébranlés par les processus de catégorisation minoritaire et exacerbés par la survenue d’un événement-rupture ? Dans quelle mesure l’engagement associatif dans la lutte contre le VIH/sida favorise-t-il le retour et l’investissement stratégique de ces « savoirs assujettis36 » (Foucault, 1976) ? Le retour

36

« Ce qu’on a vu se produire, c’est ce qu’on pourrait appeler l’insurrection des « savoirs assujettis ». Et par « savoir assujetti », j’entends deux choses. D’une part, je veux désigner en somme des contenus historiques qui ont été ensevelis, masqués dans des cohérences fonctionnelles ou dans des systématisations formelles. (...) Et tout simplement parce que seuls les contenus historiques peuvent permettre de retrouver le clivage des

affrontements et des luttes que les aménagements fonctionnels ou les organisations systématiques ont pour but, justement, de masquer. Donc, les « savoirs assujettis », ce sont ces blocs de savoirs historiques qui étaient présents et masqués à l’intérieur des ensembles fonctionnels et systématiques, et que la critique a pu faire réapparaître par les moyens, bien entendu, de l’érudition. (...) Par « savoirs assujettis », j’entends également

de ces savoirs est ici rendu possible par l’espace social du VIH qui se présente comme un « espace interstitiel » éminemment politique entre maladie et santé, entre individu et institution, entre minoritaires et majoritaires et ainsi, comme un

« (…) site innovant de collaboration et de contestation dans l’acte même de définir l'idée de société. C'est dans l'émergence des interstices - dans le chevauchement et le déplacement des domaines de différences - que se négocient les expériences intersubjectives et collectives d'appartenance à la nation, d'intérêt commun ou de valeur culturelle. (…) Du point de vue de la minorité, l'articulation sociale de la différence est une négociation complexe et incessante qui cherche à autoriser des hybridités sociales émergeant dans les moments de transformation historique. » (Bhabha, 2007, pp. 30–31)

L’épidémie de VIH/sida par son exceptionnalité et sa forte connotation politique a indéniablement constitué l’un de ces moments de transformation historique. Les groupes sociaux les plus touchés par l’épidémie appartenant à des catégories de population minoritaires se sont activement mobilisés face au VIH, apparaissant comme les précurseurs des réponses sociales à l’épidémie face à l’impuissance des scientifiques et à l’inaction des politiques (Musso & Nguyen, 2013; Pinell, 2002). Ceux qui se situent « dans la minorité » ont ainsi paradoxalement acquis « le « droit » de signifier depuis la périphérie des pouvoirs et des privilèges établis » (Bhabha, 2007, p. 31), la re-connaissance leur permettant de mettre en scène le passé et de réinventer le présent, d’imaginer de nouvelles communautés, d’inventer du lien, de recouvrir une voix audible dans l’espace public. En effet, « poser les questions de solidarité et de communauté du point de vue interstitiel permet une montée en puissance politique (…) » (Bhabha, 2007, p. 32).

Si le VIH a traditionnellement été présenté comme un révélateur de rapports sociaux inégalitaires, dans quelle mesure cet espace se présente-t-il également comme l’incubateur de recompositions sociales ? Par là même, quelle est la portée de ces efforts de recompositions ? Car, « (…) on ne peut pas dire que tous ont les mêmes pouvoirs de négociation quant à leurs

insuffisamment élaborés : savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs en dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requises. Et c’est par la réapparition de ces savoirs d’en dessous, de ces savoirs non qualifiés, de ces savoirs disqualifiés même, c’est par la réapparition de ces savoirs (...) – ce savoir que j’appellerais, si vous voulez, le « savoir des gens » (et qui n’est pas du tout un savoir commun, un bon sens, mais au contraire, un savoir particulier, un savoir local, régional, un savoir différentiel, incapable d’unanimité et qui ne doit sa force qu’au tranchant qu’il oppose à tous ceux qui l’entourent) –, c’est par la réapparition de ces savoirs locaux des gens, de ces savoirs disqualifiés que s’est faite la critique. » (Foucault, 1976)

identités et à la composante de vulnérabilité de cette identité » (Saillant, 2004, p. 20). En quoi les significations du VIH et l’inscription de cette épidémie dans le contexte migratoire français impactent-elles l’agency des femmes d’Afrique Subsaharienne et la portée de leurs actions sur elles-mêmes et sur le monde qui les entoure ? C’est là tout l’objet des analyses que nous proposons de développer dans les deux parties suivantes : décrypter les conditions matérielles et symboliques de l'agir des groupes minoritaires en situation de vulnérabilité.

PARTIE II. LE CARE COMME GRAMMAIRE ASSOCIATIVE :

UN

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