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SECTION IV. L E NON RECOURS ASSOCIATIF : LA PRÉÉMINENCE DU SECRET

3. Le secret au-delà du VIH

Mme Diallo se présente à l'association suite à la réception d'une injonction à quitter le territoire français. Elle connaît le collectif pour y avoir fait appel à plusieurs reprises sans donner suite aux rendez-vous pris. Elle souhaite que les aidantes associatives l’aident à produire les documents nécessaires à la procédure d'appel de cette décision. Elle semble nerveuse et mal à l’aise face aux aidantes qui la reçoivent et lui posent des questions : « où vis-tu en ce moment ? », « est-ce que tu as une attestation d’hébergement ? », « tu travailles ? ». Elle répond à chacune de ces questions de façon très évasive et ses réponses contredisent les éléments du dossier qu’elle présente. Elle reste par ailleurs debout face aux aidantes, déclinant systématiquement les invitations à s’asseoir autour de la table, à prendre une boisson chaude et à retirer son manteau. Les aidantes s’apercevant du malaise, la rassurent en lui expliquant doucement « Tu sais ici, on n'est pas la police. On est là pour t’aider. Tu peux tout nous dire. On ne juge pas ici ». Mme Diallo n’en dira pas plus et, après une trentaine de minutes, elle partira en promettant de revenir avec les documents requis pour monter le dossier d’appel. Elle ne reprendra jamais contact avec la structure et nous ne la reverrons pas non plus au sein d’autres collectifs ; les immigrantes tendent à fréquenter simultanément plusieurs associations. Les aidantes présentes ce jour m'expliqueront ensuite que cette femme est hébergée par un « oncle » qui donne son adresse à plusieurs personnes sans qu'aucune ne résident véritablement à son domicile et qu'ils pensent qu'elle se prostitue.

L’histoire de Mme Diallo souligne clairement une situation où le secret dépasse le VIH. Quelle que soit la vérité quant à cette situation, qui par ailleurs n’a que peu d’importance pour l’analyse sociologique, on s'aperçoit que le VIH n'est finalement pas le secret principalement protégé par certaines femmes dont les conditions de survie en France sont vagues. Mme Diallo sent qu'en revenant à l'association, elle sera amenée à révéler son secret afin de recevoir le soutien recherché. Les aidantes et autres usagères des collectifs exercent en effet une pression, aussi douce soit elle, sur les personnes pour qu’elles se dévoilent et partagent leurs conditions de vie lors des entretiens individuels ou des discussions informelles. Bien au-delà d’une curiosité déplacée, ce besoin d'information est présenté par les aidantes comme nécessaire à la maîtrise de la situation qu’ils doivent défendre ou réécrire face aux institutions et au pourvoi de l’aide escomptée. Si un certain nombre d'immigrantes éprouvent des difficultés à se livrer lors du premier contact, la bienveillance des aidantes ainsi que les échanges collectifs lors des moments de convivialité les encouragent à « libérer la parole » et à se confier. Or, dans le cas

de recourir aux associations ne lui permet toutefois pas d’exposer ses conditions sociales d’existence trop douloureuses ou honteuses pour pouvoir être révélées. Tandis que pour certaines femmes, le VIH est un secret qui ne peut se dire, pour d’autres, le secret se situe bien au-delà du virus (Adam-Vezina, 2015). Lorsque les immigrantes sont amenées à se prostituer, le secret est d'autant moins nommable qu'il renvoie à une pratique sexuelle pouvant être liée à la transmission du VIH et qui reste, de manière implicite, moralement condamnée par les associations d’immigrant-e-s.

Au-delà de mettre en question l’univocité des situations de vulnérabilité provoquées par l’expérience du VIH pour les immigrantes d’Afrique Subsaharienne, cette section pointe combien l’affiliation forte au sein de réseaux sociaux d’immigrant-e-s et la sujétion aux rôles qu’ils prescrivent freine l'engagement associatif de nombreuses personnes. Cette sujétion apparaît notamment lorsque Mme Mbo et Mme Konate évoquent leur rôle de mère, d’épouse, de sœur et leur crainte de perdre la possibilité d’exercer ces rôles. On note également que Mme Konate vit sa pathologie dans la honte et la culpabilité, ce qui souligne combien elle peine à se distancier des représentations de déviance associées à cette pathologie. Dans le dernier ordre de justification présenté, ce n’est pas la divulgation du VIH mais de pratiques jugées déviantes ou de conditions d’existence trop douloureuses qui freine la prise de risques. Les femmes dans cette situation investissent en effet une énergie considérable à dissimuler ces éléments qui entrent en contradiction avec les rôles qui leur sont prescrits par leur milieu de référence. Dans tous les cas, c'est bien l'ensemble du dispositif de la pathologie (Yannick Jaffré, 1999) qui entre ici en jeu et contribue à la production du secret, installant les femmes dans une zone de tabou qui rend impossible tout engagement associatif. Le lien entre cette zone de tabou et la « communauté hiérarchique » de M.Calvez et M.Douglas (Douglas & Calvez, 1990) est clairement perceptible puisque l’affiliation forte des femmes aux réseaux sociaux d’immigrant- e-s ainsi que les sanctions attribuées aux « mauvais comportements », la stigmatisation et le rejet liés à la séropositivité, empêchent toute prise de risque. Le faible nombre de femmes rencontrées, qui répondent à ce profil, notamment dû à la similarité des propos recueillis, justifie ici qu’une partie plus faible du chapitre soit allouée au non-engagement associatif ; situation par ailleurs en marge de notre objet d’étude et dont l’analyse nous permet principalement de mieux comprendre les deux situations précédentes. Néanmoins, l’analyse du non-engagement associatif pourrait être affinée par une enquête complémentaire.

Partant d’une analyse des risques de l’engagement associatif inhérents au dispositif du

VIH/sida, ce chapitre a permis de conceptualiser les modalités de l'engagement comme du non-

engagement associatif. Le cadre analytique mobilisé a mis au jour les zones d'arbitrages à partir desquelles les femmes décident ou non de prendre le risque de s’engager dans l’espace associatif du VIH et de s’exposer à la stigmatisation au sein des réseaux d’immigrant-e-s auxquels elles sont affiliées en France. C’est en confrontant ce risque aux situations de vulnérabilité auxquelles l’engagement associatif répond que les femmes choisissent ou non d’intégrer un collectif, selon qu’elles se situent dans une zone de ressources, de liminalité ou de tabou. La réinterprétation que nous avons proposée du modèle d’analyse culturelle des risques de M.Douglas et de M.Calvez (1990) permet donc de réinscrire les profils associatifs des femmes dans le contexte social qui les rend possible. À la différence du modèle de l’analyse culturelle des risques, nous ne cherchons pas à identifier les principes culturels qui régissent les « structures sociales » faisant sens pour les individus. Dans notre analyse du risque, les contextes d’action dont parlent M.Douglas et M.Calvez se déclinent en « zones d’arbitrage » à partir desquelles les femmes évaluent les implications d’une telle prise de risque. Notre usage de ce modèle rappelle combien l’analyse culturelle des risques est un modèle souple et diversement opérationnalisable, comme l’a souligné avant nous G.Girard (2013) dans sa thèse de doctorat.

Trois profils associatifs émergent des trois zones d’arbitrage identifiées : les aidantes, les usagères et les non-engagées ; néanmoins, les femmes peuvent être amenées à circuler au fil du temps entre ces différentes modalités d’engagement. Une circulation plus ou moins officielle est par ailleurs récurrente entre les statuts d'aidante et d'usagère associative. C'est là le principe des groupes d'auto-support, reposant sur un échange circulaire entre les besoins des uns et les ressources des autres, au sein de configurations sociales reposant sur le partage subjectif et objectif de caractéristiques communes. Ce modèle d’auto-support sur lequel repose l’engagement dans l’espace social du VIH pose cependant la question du choix « communautaire » des femmes. Autrement dit, pour quelles raisons choisissent-elles, parmi l’ensemble des associations de lutte contre le VIH/sida existantes, de s’engager au sein d’associations d’immigrant-e-s sur lesquelles pèse fortement ce risque de stigmatisation ?

Tandis que cette réflexion se poursuivra dans les deux chapitres suivants, l’analyse proposée ici laisse entrevoir la dimension réfléchie du choix communautaire des aidantes

associées au VIH au sein des milieux sociaux de référence (on retrouve l’institution égalitaire de l’analyse culturelle du risque) et le désir de créer une « communauté alternative » dans le contexte social et politique dans lequel s’inscrit l’expérience du VIH (voir l’institution individualiste). Leurs démarches associatives sont en ce sens justifiées tant par des raisons objectives telles que l’épidémiologie du VIH et les ressources dont elles disposent pour y faire face que par des critères subjectifs, des auto-identifications (Brubaker, 2001) fondées sur le partage avec les usagères de l’expérience du VIH et d’une « condition minoritaire » (NDiaye, 2009). Les usagères quant à elles ne semblent pas toujours avoir développé de réflexivité particulière autour de ce choix communautaire qui leur a bien souvent été suggéré par les professionnel-le-s de l’hôpital, comme nous le verrons dans le chapitre 5. Si ce mode d’affiliation semble en partie « prescrit », les associations d’immigrant-e-s sont néanmoins « vécues » par les usagères comme des « communautés aux frontières protectrices » (Girard, 2013), comme en attestent leurs modalités de fréquentation associative. Ces collectifs communautaires les protègent d’abord de l’isolement et de la désaffiliation consécutifs à l’expérience du VIH, en se présentant comme un groupe de référence alternatif à celui qui les a mises au ban ou qui risque de le faire. Ces associations les outillent de plus, comme nous le verrons dans la troisième partie de la thèse, face aux assignations minoritaires dont elles sont l’objet en France. Les femmes rencontrées choisissent donc des associations communautaires au sein desquelles elles peuvent retrouver ou reconstruire un ensemble de repères sociaux. Le chapitre suivant poursuivra cette analyse en explorant ce qui fonde en substance ces collectifs communautaires, à savoir les régimes de l’auto-support qu’ils poursuivent.

CHAPITRE 4. LES RÉGIMES DE L’AUTO-SUPPORT : DU SAVOIR-

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