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SECTION I. L ES THÉORIES DU CARE : LE SOIN COMME « FAIT SOCIAL TOTAL »

3. La prise en soin : un processus total, des risques de dérives

B.Fisher et J.Tronto (1990) définissent l'activité de care comme un processus en quatre étapes. La première étape correspond au fait de « se soucier de » (caring about), c'est-à-dire à la reconnaissance de l'existence d'un besoin et de la possibilité d'y répondre. Cette première étape étant généralement celle assumée par les différents niveaux de gouvernement ou de responsables sociopolitiques. La seconde étape, le « prendre en charge » (taking care of), consiste à trouver une forme régulière de réponse face au besoin, à reconnaître son pouvoir d'agir face aux besoins identifiés et à déterminer la nature de la réponse à apporter. Le don d'argent ou le financement d'action peuvent s'insérer dans cette seconde étape en ce qu'ils offrent des ressources grâce auxquelles peuvent être satisfaits les besoins identifiés. Néanmoins, les possibilités de financement demandent un effort pour être converties en activités de satisfaction des besoins. La troisième étape, le « prendre soin » (care giving), correspond donc à ce travail matériel de rencontre entre ceux qui prennent soin et ceux qui reçoivent le soin, ce travail quotidien de réponse aux besoins d'autrui. C’est parce que notre recherche se focalise plus spécifiquement sur cette étape et la suivante que nous parlerons de soin plus que de care pour l’analyse des données du terrain. La dernière étape, indispensable mais souvent non prise en compte, est celle de « recevoir le soin » (care receiving). Cette étape correspond à la reconnaissance par le destinataire du soin de l'adéquation de la réponse apportée par le donneur de soin. L’absence de considération de cette quatrième étape invite à penser le soin proposé de deux manières : soit comme un « mauvais care », une réponse inadéquate consécutive à une mauvaise perception du besoin à satisfaire ; soit comme la marque de l’« indifférence des privilégiés » (Tronto, 2009), la négation par les puissant-e-s de leur propre besoin de care.

Analyser le care comme un processus total – à travers ces quatre étapes – permet d'entrevoir toute l'étendue du care et de reconnaître le fait qu'il ne s'adresse pas uniquement aux

faibles, aux dépendant-e-s, mais également à ceux-celles qui sont défini-e-s comme autonomes et indépendant-e-s, les puissant-e-s. Cette définition du care, intégrant tant les pourvoyeur-se- s que les receveur-se-s du soin, permet de penser la prise en soin comme un continuum d’interactions, empreint de forces et de dérives potentielles. L’analyse de ce processus permet une évaluation permanente des soins proposés, une connaissance approfondie de la situation de tous les acteurs, de leurs besoins, de leurs compétences tout en venant révéler les conflits et les risques qui s’en dégagent.

Les différentes étapes de ce processus vont être examinées dans la seconde partie de la thèse, à partir de l’expérience des aidantes et des usagères30 associatives mais également de celles des soignant-e-s et assistantes sociales avec lesquelles elles interagissent dans la lutte contre l’épidémie. Il s’agira d’abord de mettre en lumière la situation des différents protagonistes au sein de l’interaction, les besoins auxquels l’intervention associative cherche à répondre et la manière dont les receveurs de soin perçoivent la réponse apportée. L’analyse de ce processus permettra ensuite de rendre compte des effets de la reconnaissance de « l’adéquation des soins » sur la capacité d’agir des femmes engagées au sein de ces collectifs tout comme des rapports de force, tensions et dérives révélés par l’observation de ces interactions.

En effet, le care comme processus actif aux multiples facettes véhicule certains dilemmes moraux comme le fait que les besoins identifiés soient souvent supérieurs à la possibilité d’y répondre ou encore que la réponse à certains besoins puisse en laisser d’autres insatisfaits. Cette difficulté se pose particulièrement pour le pourvoyeur happé par le processus de soin d’où la nécessité d’une prise de recul et d’une évaluation constante de l’adéquation des soins proposés. Pour le receveur, l’une des difficultés est celle d’accepter et de reconnaître le sacrifice qui est réalisé pour répondre à ses besoins. Selon la position sociale du receveur, la dénégation du travail du care peut constituer une forme d’ « indifférence des privilégiés » (Tronto, 1993). Le care comme activité pratique processuelle comporte donc des risques de conflit. Par exemple, la colère des pourvoyeurs quand leurs propres besoins – notamment de reconnaissance – ne sont pas satisfaits, peut susciter le mépris envers les destinataires du soin et compromettre l’adéquation du care proposé. Une autre difficulté est l’engagement concret et très localisé qu’implique le care et qui ne permet pas toujours de répondre à des besoins plus généraux. La lutte contre le VIH/sida en est une illustration particulière en ce que les aidantes

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associatives sont tiraillées entre le besoin de réponses concrètes des usagères associatives, réponses très localisées et individualisées, et le besoin de répondre de manière plus générale aux injonctions de la lutte contre l’épidémie, de trouver des solutions généralisables à l’ensemble de la communauté visée. Le care repose de plus sur une relation asymétrique, une inégalité structurelle entre pourvoyeur-se et receveur-se de soin, dans la mesure où les activités de care répondent au fait que tous les êtres humains ne soient pas capables de prendre soin d’eux-mêmes de la même façon. Les risques de paternalisme ou de maternalisme, d’infantilisation de l’un des partenaires du care sont donc inhérents au care. Le paternalisme ou le maternalisme peuvent également être envisagés comme l’autre versant de l’ « indifférence des privilégiés » (Tronto, 1993) dans la mesure où, dans la pratique du care, l’altérité est engagée tout comme les privilèges de certain-e-s à pouvoir utiliser d’autres pour répondre à leurs besoins. Dans la pratique du care, l’une des parties dépend irrémédiablement de l’autre. En ce sens, les théories du care véhiculent une approche complexe de la vulnérabilité.

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