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SECTION II. L A DIFFUSION DES MESSAGES DE PRÉVENTION : JUSTIFIER ET NÉGOCIER

2. Le régime de la négociation

De manière générique, nous considérons que le régime de la négociation renvoie à l’élaboration de stratégies visant à surmonter les obstacles qui entravent la réalisation d’un

participant à l’action. L’observation d'actions menées en des lieux distincts souligne la capacité des actrices de prévention à aller à la rencontre des groupes ciblés afin de négocier la transmission de messages de prévention tout en anticipant les stratégies d'évitement des populations. Nous nous attacherons donc à décrire ici les modes de négociation mobilisés au sein de trois espaces particuliers : l'espace public, les lieux festifs et les lieux de vie collectifs.

2.1. Dans l'espace public : le visuel et l'anonymat comme facteurs de communication Dans l'espace public, la communication sur le VIH s'opère principalement autour de stands installés et décorés pour l'occasion par les actrices de prévention. La description ethnographique d’une action de prévention permettra de souligner les principes de la négociation du message de prévention dans l'espace public.

L'action s'est tenue à l'occasion d'une journée mondiale de lutte contre le sida à proximité du métro de Château Rouge, quartier fortement fréquenté par les populations d’Afrique Subsaharienne de Paris. Deux actrices de prévention bénévoles accompagnées de deux lycéennes en stage au sein de l'association ont dressé un stand sur lequel elles ont disposé de la documentation sur le VIH, les lieux de dépistage ainsi que des préservatifs féminins et masculins. Le stand était visible de loin grâce à l'affichage répété et en grand format du ruban rouge aux côtés du mot « sida » en majuscule ainsi de messages de sensibilisation rédigés en gros caractères [photographie n°1]. L'objectif était ici d'interpeller les passants et d'engager le dialogue, de leur transmettre la documentation, des informations sur les modes de prévention ainsi que de leur distribuer des préservatifs. Le stand était situé dans un lieu de passage, ce que M.Augé (1992) qualifie de « non lieu », au cœur d'une zone marchande à proximité de la station de métro. L'action s'est déroulée un jeudi, les individus semblaient circuler dans une sorte de routine quotidienne afin de se procurer un bien marchand, de se rendre au travail ou de rentrer à leur domicile. La tenue du stand à cet endroit précis visait à sensibiliser en un même lieu et à un même moment une proportion importante de « la communauté africaine83 », quelque soit le statut social, administratif, économique des individus. L'idée de l'interpellation de rue était cependant de pouvoir atteindre les strates les plus marginales de cette population. Le stand était en outre dressé à proximité du lieu d'exercice d'un groupe de travailleuses du sexe anglophones, défilant sur le stand tout au long de la journée afin de se constituer un stock de préservatifs.

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Tout au long de la journée, de nombreuses personnes ont défilé sur le stand en demande de préservatifs mais également d'informations sur les lieux de dépistage et les traitements d'urgence. Certains passants insultaient cependant les actrices de prévention à la vue du stand comme nous l'avons mentionné dans le point précédent.

Photographie n°1. Action de prévention à Château Rouge

Photographie prise par nos soins lors d'une action de prévention à Château Rouge le 1er décembre 2011

Le déroulement de cet événement souligne que, dans l'espace public, les actrices de prévention jouent principalement sur le visuel afin de confronter les passants au tabou, en utilisant des symboles et des messages visibles de loin. Cette stratégie a deux fonctions principales. Il s'agit tout d'abord pour les actrices de prévention de présenter clairement l'objet de leur présence, d'auto-énoncer leur objectif sans avoir besoin de tenir de discours. Toute personne qui passe devant le stand en saisit d'emblée la finalité. Il s'agit, de plus, d'interpeller les passants, de les forcer à prendre conscience de la réalité de l'épidémie comme le souligne la photographie ci-dessus. Par son emplacement public, dans un lieu où l'on ne s'attend pas à le trouver, le message occupe l'espace notamment via la taille et la couleur du ruban. Le visuel apparaît donc comme une stratégie d'imposition du message aux yeux de tous. Lorsque les actrices de prévention restent assises derrière le stand sans interpeller directement les passants, la réaction principale des individus est l'ignorance. Les gens passent rapidement devant le stand, tournent la tête et feignent de ne pas le voir. À la vue des préservatifs, certains s'arrêtent pour s'en procurer et échangent quelques mots avec les actrices de prévention. Néanmoins, quelle

que soit la réaction des individus, personne ne peut éviter le stand ou passer dans la rue sans le voir. Il est par ailleurs intéressant de noter comment les actrices de prévention détournent la symbolique du ruban rouge pour atteindre les passants, notamment en amplifiant la taille du ruban pour agrémenter le stand. Initialement, ce ruban rouge a été désigné comme symbole du soutien aux personnes touchées par le VIH, en s'inspirant du ruban jaune arboré par les épouses des soldats américains comme un symbole à la fois identitaire et de solidarité lors de la guerre de Sécession. Or, ici la fonction immédiate du ruban rouge est moins d'affirmer un soutien aux personnes vivant avec le VIH que d'interpeller les passants, de leur faire prendre conscience de la réalité de l'épidémie, puisque dans l'imaginaire des individus, le ruban rouge est directement associé au sida.

En plus de jouer sur le visuel, les actrices de prévention interpellent verbalement les passants pour leur distribuer des préservatifs dans l'espoir d'engager un dialogue plus poussé. Au-delà de la réprobation et des insultes reçues ce jour-là qui cristallisent toute la difficulté d'évoquer de tels sujets dans l'espace public, l'anonymat joue en leur faveur. En effet les passant- e-s, bien que dans un premier temps gêné-e-s par le thème dont il est question, acceptent généralement le dialogue. Lorsque la conversation est engagée, les actrices de prévention trouvent les moyens de faire passer leur message, en adaptant systématiquement leur discours au type de malaise que manifeste l'interlocuteur. À ceux qui affirmaient ne pas avoir besoin de préservatifs, elles rétorquent en riant :

« Mais vous avez des amis, alors prenez-en pour chez vous. Vous les mettez en évidence quelque part et ceux qui se sentiront concernés iront se servir. » (Intervention d’une bénévole, extrait du carnet de terrain du 1er décembre 2011)

Lorsque certains jeunes hommes se déclarent d'emblée fidèles, ils finissent par repartir avec des préservatifs pour leurs « amis » infidèles et en arrivent même à demander de l'information en introduisant leurs questions par des « admettons »,

« Admettons que j'ai couché hier avec une fille et je pense qu'elle a le sida, faut que j'attende trois mois pour aller me faire dépister ? » (Intervention d’un passant, extrait du carnet de terrain du 1er décembre 2011)

La référence aux « amis » tout comme l'usage du « admettons » incarnent des manières détournées d'aborder ce sujet gênant que les actrices de prévention ainsi que leur interlocuteur mobilisent afin de faciliter l'échange. Certaines discussions permettent, en outre, d'inciter les familles à initier un dialogue intergénérationnel, comme le souligne la réaction de cette femme quinquagénaire d'origine maghrébine à qui l'on propose des préservatifs.

Passante : Oh non merci je suis mariée ! Madeleine N. : Et pour vos enfants ?

Passante : Non, non, je n'oserais pas ! On ne parle pas de ça ! Mon fils à 23 ans...

Madeleine N. : Justement, si vous ne voulez pas en parler, glissez-en dans sa table de nuit. Comme ça vous n'avez pas besoin d'en parler.

Passante : [Réflexion] Oui, oui, oui ! Vous avez raison, c'est une bonne idée, merci ! [Elle repart enthousiaste]. (Extrait d’une interaction entre Madeleine N. et une passante, carnet de terrain 1er décembre 2011)

On voit bien comment par des façons de dire et de faire détournées, l'anonymat favorise l'ouverture du dialogue autour de la thématique du VIH dans un contexte où le tabou freine la réception des messages. Par ailleurs, le passant se sent libre d'accepter ou de rejeter le dialogue, bien qu'il soit dans l'impossibilité d'éviter le stand et son message visuellement imposant. Le visuel et l'anonymat apparaissent donc comme les principes de négociation du tabou dans l'espace public. La prévention au sein de lieux festifs requiert quant à elle de déguiser l'objet même de l'action à mener, comme nous allons le montrer à présent.

2.2. Dans les lieux festifs : l'action déguisée

Au sein des lieux festifs, les actrices de prévention greffent leurs actions à des événements sans lien apparent avec le VIH afin de contourner la réticence du public. Les individus présents ne s'attendent pas à recevoir ce type de message puisque l'objet de leur venue est tout autre. Nous prendrons ici l'exemple d'un gala auquel nous avons assisté pour illustrer certaines des stratégies mobilisées à cette occasion.

Ce gala a été conjointement organisé par une association de prévention et par une association culturelle, mais sur initiative de la première. L'idée était d'inviter plusieurs artistes africains et de faire la promotion du gala par bouche-à-oreille et via les médias communautaires. L'entrée était payante, 20 euros par personne, et comprenait un repas complet ainsi qu'une boisson en plus des concerts et de la soirée dansante, qui s'est poursuivie jusqu'au petit matin. Pour cette occasion, trois bénévoles de l'association de prévention avaient été mobilisées pour servir les repas, vêtues du t-shirt de l'association représentant la carte de l'Afrique sur laquelle était apposé un ruban rouge. Trois actrices de prévention étaient par ailleurs présentes dans la salle. La préparation des repas ainsi que la gestion de la caisse étaient réparties entre les deux

associations, sachant que des boissons étaient en vente tout au long de la soirée. Madeleine N., coordinatrice de l'association de prévention en question, justifie cette collaboration comme suit,

« La stratégie qu'on a choisie c'est de s'associer avec des associations culturelles pour faire la prévention. Parce que si on organise une soirée en disant que l'on va parler de prévention, les gens ne viennent pas et lorsqu'on est invitées dans les soirées communautaires, on n'a que 5 minutes de parole. Alors que là les gens viennent pour le concert, pour danser, manger et quand ils sont là, on parle de ce que l'on veut et ils vont écouter. Même s'ils font semblant de ne pas écouter ou qu'ils ne veulent pas écouter, on peut prendre le micro comme on veut. » (Madeleine N., 55 ans, actrice de prévention, séronégative au VIH)

Tandis que certaines actions se tiennent au sein de lieux de sociabilité préexistants, des bars, boites de nuit, salons de coiffure, commerces ou encore des espaces religieux, le choix est ici d'organiser une soirée dont le but premier est de mener une action de prévention. Les fonds récoltés servent principalement à rémunérer les artistes et à financer les repas et boissons proposés aux participant-e-s. L'action de prévention est donc déguisée en une soirée de gala. Le public présent diffère des passants de Château Rouge puisque les individus viennent se divertir et sont généralement présents en couple. De nombreuses personnalités publiques des « communautés africaines » sont présentes, les animateurs de radios, présentateurs d'émissions télévisées, etc. Le public semble issu d'un milieu social plus aisé que les individus rencontrés dans la rue. L'organisation de ce gala permet ainsi de réunir une partie des strates moyennes et élevées des populations d’Afrique Subsaharienne de France, autrement difficilement accessibles pour de telles actions, et de profiter d'un temps de divertissement au cours duquel les gens « draguent », dépensent de l'argent et où leur statut social est mis en valeur, pour diffuser le message souhaité.

Une fois encore, le visuel est utilisé mais de manière moindre que dans l'espace public dans la mesure où seuls les t-shirts portés par les bénévoles et un stand, disposé dans un petit coin au fond de la salle, rendent visible l'objet de la soirée. Ici, les bénévoles n'interpellent pas les participants mais utilisent, dans un premier temps, une manière indirecte de transmettre le message, en distribuant de manière très discrète des préservatifs sur les plateaux repas, sous la serviette en papier. La coordinatrice d'une autre association qui organise également le même genre d'événements nous a confié lors d'un entretien laisser des cartons de préservatifs dans les toilettes pour que les invité-e-s se servent en toute discrétion. Quelle que soit la stratégie utilisée, le résultat est le même, en fin de soirée, tous les préservatifs ont disparu. La soirée bien avancée, aux environs de 4 heures du matin, Madeleine N. prend le microphone et lance un double message, succinct et assez normatif mais qui semble adapté aux circonstances de

l'événement. Elle invite tout d'abord les participants à « faire la fête » mais à protéger leurs relations sexuelles et à se servir en préservatifs masculins et féminins disponibles au fond de la salle. Elle lance également un appel à la non-discrimination des personnes vivant avec le VIH parce que « le sida touche tout le monde et on ne sait jamais, ça peut nous arriver aussi ». Suite à cette intervention, les individus se dirigent collectivement vers le stand et repartent avec l'intégralité des préservatifs amenés pour l'occasion, le message diffusé semble les avoir atteints. La fête reprend ensuite normalement son cours.

Le message diffusé, aussi succinct soit-il, est subtil et mobilise les sous-entendus. On parle ici de « faire la fête » plutôt que de « faire l'amour » pour ne pas braquer les participant- e-s comme le pointe Madeleine N.

« Le problème c'est comment parler de sexe de manière non brutale car on le fait mais on n'en parle pas. Si on en parle trop brutalement, les gens risquent de partir et de ne pas écouter. (...) Au début les gens nous insultaient, nous disaient « vous nous suivez jusqu'ici, jusqu'à la fête avec le sida ! » Ils ne comprenaient pas ce qu'on faisait là. Mais, maintenant, ils ont pris l'habitude de nous voir et ils viennent nous parler d'eux-mêmes. « Qu'est-ce que vous faites là ? » Ils viennent nous aider, nous raconter leurs histoires...»

Par le recours à un message universaliste « le sida touche tout le monde (...) ça peut nous arriver aussi », l'association se présente comme la représentante d'une « cause générale » et non comme ciblant un groupe spécifique réuni pour l'occasion. Stratégie classique de la lutte contre l'épidémie qui consiste à faire du sida « "l'affaire de tous" pour que puisse s'enraciner l'action préventive » (Herzlich & Adam, 1997, p. 15).

On voit ici comment l'intégralité de l'action vise à déguiser le message afin de mieux l'imposer dans un contexte où le tabou entrave sa transmission. Les aidantes expliquent par ailleurs qu'au sein des lieux de vie des immigrant-e-s, elles interviennent en contournant la thématique du VIH afin de ne pas freiner la participation aux ateliers proposés.

2.3. Les lieux de vie collectifs : contourner la thématique pour mieux l'aborder Au sein des foyers de travailleurs immigrants, c'est en évoquant des pathologies moins stigmatisantes mais pouvant mettre en péril la capacité productive des individus en présence que les actrices de prévention vont subtilement contourner la thématique, avant de réorienter la discussion vers le VIH/sida.

« Quand on fait de la prévention dans les foyers des migrants, on y va à deux. On pose des affiches deux semaines à l'avance pour les informer. Mais comme la majorité sont des hommes et des musulmans, ils ne veulent pas entendre parler du VIH. Ils nous disent que leur femme est au pays, qu'ici ils sont fidèles. Donc, on leur parle du diabète, de maladies cardiovasculaires et parfois on glisse des informations sur le VIH. On passe par d'autres sujets pour faire passer le message. » (Marthe M., 45 ans, médiatrice de santé, séropositive au VIH)

De la même façon, dans les centres d'hébergement accueillant une majorité de jeunes femmes, c'est par l'entrée de la santé des femmes, des questions de maternité ou de suivi gynécologique que le VIH/sida et les autres Infections Sexuellement Transmissibles (IST) pourront être discutées, comme le pointent les notes de terrain suivantes prises à l'occasion d'une « soirée prévention ». L'événement se déroule dans un Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS). Cinq jeunes femmes de 18 à 25 ans, accompagnées d'enfants en bas âge, y participent. Nous accompagnons l’aidante associative qui assure l'animation.

« Hortense W. explique aux femmes que nous sommes bénévoles d'une association mais ne s'étend pas sur sa nature. « Nous, on intervient pour faire de la prévention, pour parler de la santé globale de la femme, de la santé sexuelle. On fait de la prévention au sujet des maladies qui peuvent toucher les femmes en particulier parce que les femmes donnent la vie, font les enfants, donc c'est dans ce sens qu'on parle de la santé globale de la famille ». Nous nous présentons ensuite à tour de rôle et énonçons collectivement les règles de la séance. Puis Hortense W. demande aux femmes de définir spécifiquement ce que représente pour elle la « santé globale de la femme ». Elles énumèrent alors l'ensemble des maladies qu'elles connaissent : la syphilis, les gonococcies, les chlamydia, l'Hépatite B et le VIH. Une longue discussion se poursuit autour de l'Hépatite B car les femmes connaissent mal les modes de transmission et les conséquences de cette pathologie. Puis progressivement la discussion dérive vers les modes de prévention du VIH, les préservatifs et la bénévole propose une démonstration de l'utilisation du préservatif féminin (...) ». (Extrait d’observation d’une soirée de prévention, carnet de terrain du 21 février 2012)

Deux observations majeures ressortent de ces extraits d'entretien et du carnet de terrain. Il apparaît tout d'abord que les actrices associatives interviennent a priori sans l'étiquette du VIH. Comme le souligne Marthe M., « ils ne veulent pas entendre parler du VIH », les affiches présentant la venue de médiatrices de santé dans les foyers de travailleurs annoncent des ateliers autour du diabète, des maladies cardiovasculaires, des hépatites ou encore d'assurances maladies ou de conseils pour les voyages au pays, etc. De la même manière, au sein des CHRS ou des centres maternels et infantiles, les affiches annoncent des ateliers portant sur la « santé globale de la femme et de la famille ». De plus, lorsque les actrices associatives se présentent face aux participants, elles ne s'étendent pas sur la nature de l'association qu'elles représentent, bien qu'aujourd'hui certains collectifs aient gagné en renom et puissent être automatiquement assimilés au VIH. Les directeurs des structures accueillant ce type d'action demandent parfois

aux intervenantes de « ne surtout pas parler de VIH sur les affiches », comme le rapporte Hortense W. Le visuel n'apparaît pas ici comme un outil de transmission du message de prévention. Le sentiment de stigmatisation qui freine la participation des individus aux ateliers est ainsi évité. On note, par ailleurs, que des fonctions de genre traditionnelles – la santé maternelle des femmes, la santé au travail des hommes – sont mobilisées pour contourner la thématique du VIH et y revenir subtilement par la suite. Au sein du foyer de travailleurs composé majoritairement d'hommes, Marthe M. évoque des pathologies pouvant nuire à la

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