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Redonner une voix aux invisibles : l’association comme groupe d’intérêt

SECTION I. H ISTORICISER L ’ ENGAGEMENT DES FEMMES IMMIGRANTES DANS LA LUTTE CONTRE LE VIH/ SIDA EN F RANCE

1. Redonner une voix aux invisibles : l’association comme groupe d’intérêt

Dans l’ouvrage collectif qu’il coordonne Une épidémie politique, P.Pinell (2002, p. 2) décrit « l’originalité politique de la lutte contre le sida en France » structurée par un ensemble d’associations militantes, qui puisent dans le registre de la contestation sociale les ressources pour défendre les personnes atteintes ou que l’épidémie menace. La lutte contre l'épidémie marque en effet une rupture avec les mobilisations sanitaires précédentes72 ; « représentations enchantées d’une société solidaire, unie derrière ses savants, ses médecins, ses responsables politiques ». Si cet ouvrage éclaire l'histoire de la lutte contre le sida en France, les populations immigrantes en sont quasiment absentes, tout comme elles le sont de l'œuvre de J.Barbot (2002) portant sur l'activisme thérapeutique dans le champ du VIH/sida. Plus qu'un oubli, cette absence de mention aux immigrant-e-s dans deux ouvrages clés de l’histoire française de la lutte contre l'épidémie révèle en réalité leur invisibilité dans l'espace social du VIH/sida avant le tournant des années 2000.

72 L'historien se réfère notamment aux mobilisations contre la tuberculose, le cancer et la myopathie qui mobilisent les médias autour d'événements festifs et enfantins par opposition avec la lutte contre le sida qui a ses débuts prend

L'apport de ces travaux pour nos recherches réside cependant dans une analyse fine des répertoires d'action des associations de première et de seconde générations. Or, la reconstitution des trajectoires militantes des fondateurs et fondatrices d’associations d'immigrant-e-s souligne tant leur engagement préalable au sein de ces associations que l'exportation des façons de faire des collectifs français dans les pays d'Afrique Subsaharienne, au sein desquels certaines aidantes ont initialement œuvré. Plusieurs associations d’immigrant-e-s nées au cours des années 2000 ont en effet été fondées par d’ancien-ne-s militant-e-s de l’association Aides, encouragé-e-s à « retourner dans leur communauté pour rompre le tabou »73. Les aidantes ayant débuté leur carrière militante en Afrique font état de « formations » reçues notamment par Aides et Sida Infos Service. Bien que l’association Aides apparaisse comme le « berceau »74 des associations d’immigrant-e-s qui se développent en France à partir des années 2000, la majorité des aidant-e-s immigrant-e-s étaient également proches à leurs débuts des collectifs Arcat, Action-Traitements ou Solensi. On note par ailleurs que le GIP Esther75 conduit depuis le début des années 2000 un ensemble de projets dans le domaine de la prise en charge du VIH et de l'accès aux soins dans quinze pays d'Afrique. On ne peut donc sciemment étudier les régimes d'engagement des associations d'immigrant-e-s sans y percevoir l'héritage des répertoires d'action des associations de première et seconde générations. P.Pinell souligne en ce sens comment les homosexuels, avant-gardistes de la lutte contre le sida, ont progressivement contribué à la mobilisation d'autres groupes sociaux.

« Du fait de leur rôle prédominant dans l'espace sida, et parce que ces minorités sociales très dominées et marginalisées s'avèrent peu portées à construire leurs propres associations, les homosexuels vont se retrouver en position d'aider ces groupes à s'organiser pour lutter contre l'épidémie » (2002, p. 10).

Rappelons que les étrangers n’acquièrent en France le droit d’association qu’avec la loi du 9 octobre 1981 (Dumont, 2010). L'émergence de la lutte contre l’épidémie s’inscrit de plus dans un contexte politique de montée de l’extrême droite en France, qui base son discours sur « l’identité nationale » et l’impossible intégration des immigrant-e-s ne partageant pas la même histoire que les « français de souche », sur la constitution d’une partie « indésirable » de la population française (Noiriel, 2006). Ainsi, comme le souligne D. Fassin (2004),

73 Extrait d'entretien réalisé le 12 août 2012.

74 Extrait d'entretien mené avec un coordinateur adjoint le 12 juillet 2012 75

Groupement d'intérêt public Ensemble pour une solidarité thérapeutique hospitalière en réseau, créé en 2002 par Bernard Kouchner. http://www.esther.fr/

« à la différence de ce qui s'est passé pour les homosexuels et les hémophiles qui ont pu défendre dans l'espace public leurs droits et leurs attentes, les immigrés se sachant peu légitimes n'ont guère été en mesure de faire valoir les leurs (…) ».

Tandis que des actions de prévention émergent en direction des « migrants » dans un ensemble de pays d’Europe du Nord, notamment la Belgique et la Grande Bretagne dès la fin des années 1980, la France ne semble pas accorder à ce groupe spécifique de réelle priorité jusqu’à la fin des années 1990. S.Musso (2008) montre cependant que dès le milieu de cette décennie, un ensemble d’actions ponctuelles et non coordonnées en direction des communautés immigrantes voient le jour dans diverses régions de France. L'année 1999 voit émerger un collectif à l’activisme particulièrement offensif – Migrants contre le Sida – qui cherche à défendre la mémoire des « séropositifs d’origine maghrébine et africaine », grands « oubliés » de la lutte (Ibid. 2008, p. 68). L'un des principaux représentants du collectif, Réda Sadki, anime dès 1997 une émission de radio qui s’adresse aux « séropos d’origine arabe et africaine » et se saisit régulièrement des médias pour dénoncer la situation « intolérable » des « migrants » face à l'épidémie. En l'absence de statistiques officielles, le collectif propose une réflexion critique sur l’épidémiologie en élaborant un mode de comptage alternatif des victimes76 du sida parmi les communautés immigrantes. Migrants contre le Sida fait pression sur l'Institut National de Veille Sanitaire (INVS) pour que soit publié le premier rapport épidémiologique, en occupant notamment ses locaux le 22 avril 1999 et en distribuant un tract s'intitulant « Ces chiffres nous appartiennent ! ». C'est donc en mobilisant le registre de la contestation politique, à l'instar d'associations telles qu'Act Up, que le collectif entend dénoncer le « lourd tribut payé à la maladie par les immigrés » et revendiquer la publication des chiffres existants.

« Une étiologie politique du sida en milieu immigré était donc mobilisée, à l’instar de ce qui avait été théorisé par l’association Act up (Broqua, 2005). Le virus devenait ainsi la marque incorporée d’un ordre social et géopolitique marqué par les rapports de domination. Le groupe, qui fonda par la suite en 2002 un comité des familles, mène depuis la deuxième partie des années 1990 un travail important sur la dimension familiale et communautaire de la maladie, ainsi que l’ambition d’en recueillir et énoncer la mémoire propre. » (Musso, 2008, p. 69)

Notons que Migrants contre le Sida reprend à son compte une terminologie discriminatoire : le terme de « migrants » qui concourt à nier la permanence de l'installation des individus sur le territoire français et les maintient dans un régime spécifique de « non

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nationaux » justifiant les inégalités de traitement dont les immigrant-e-s font l'objet. Ce collectif poursuit donc un travail de dénonciation des rapports de domination ayant causé l'invisibilité de la situation des immigrant-e-s face au VIH/sida ainsi que de réécriture de leur histoire épidémiologique. Dans cette lignée, une seconde association verra le jour en 2001, l’African Positive Association (APA) présentée par ses co-fondateurs comme « la seule et unique association africaine de personnes séropositives (…) de et pour les africains ». Menant principalement des actions d’information auprès de « la communauté », l’APA vise à

« (…) partager les difficultés rencontrées et faire face au déni dans la communauté, valider des choses et se positionner comme "martyr". Parce que oui, être africain vivant avec le VIH en 2001, c'est être martyr ! » (Extrait d’un entretien réalisé avec l’une des co-fondatrices de l’APA)

On retrouve dans cette métaphore du « martyr », la revendication par les « africain-e- s » de France d’un droit au témoignage public des souffrances morales et physiques provoquées par le VIH. Le choix d’un nom anglophone pour l’association vise à véhiculer un discours « positif » sur la séropositivité, comme le souligne l’une des cofondatrices de la structure

« Pour la beauté du nom. On cherchait et on voulait que "positive" apparaisse mais en français, ce n'était pas beau ! Il n'y avait pas d'autre idée derrière. Mais ça nous a beaucoup servi parce que j'ai été à des conférences par rapport à ce nom-là, par exemple, car notre slogan c'était "Vivre positivement même si on est positif !". » (Extrait d’un entretien réalisé avec l’une des co- fondatrices de l’APA)

L'APA poursuit un double objectif, dénoncer le tabou qui assigne les porteurs du virus au silence au sein même des communautés immigrantes et renforce leur invisibilité au sein de l'espace national tout en se positionnant publiquement comme « martyr », se confrontant au rejet et à la mort sociale pour témoigner de leurs souffrances et pointer du doigt les inégalités sociales et politiques qui exposent les « africain-e-s » à l'épidémie. Moins offensive que Migrants contre le Sida, l’APA cherche la « visibilité [immédiate] des personnes africaines », véritable défi à relever pour lutter tant contre le tabou au sein des communautés immigrantes que contre leur invisibilité au sein de la société française. C’est bien cette « étiologie politique du sida » théorisée par Act Up que l’on retrouve dans les premiers collectifs d’immigrant-e-s revendiquant la visibilité des populations « oubliées » et la reconnaissance du « lourd tribut » payé par les « minorités postcoloniales » (Musso, 2008) à la maladie. L’APA ainsi que les collectifs qui lui succèdent reproduisent en outre le modèle développé par l'association Aides du malade comme « nouveau réformateur social » (Defert, 1989), comme l'illustre la suite de l'entretien précédemment cité.

« Alors déjà, on s'est battu pour que des assistantes sociales soient affectées sur les services des maladies infectieuses, parce que les associations de personnes touchées ont réalisé qu'il y avait des besoins. On s'est aussi battu pour que les femmes obtiennent des consultations gynécologiques spécialisées. Quand je dis "on", c'est l'ensemble des associations de l'époque, parce qu'à l'époque l'APA se positionnait parmi les associations présentes dans la lutte, Aides, etc. Le visage du VIH a changé et c'est normal que la prise en charge change. Le VIH ça a été un tournant dans la prise en charge hospitalière, ça a permis d'apporter des réflexions. » (Extrait d’un entretien réalisé avec l’une des co-fondatrices de l’APA)

La fin des années 1990 est marquée en France par plusieurs événements qui procurent aux immigrant-e-s une nouvelle visibilité dans le champ du VIH. L'adoption en 1998 de la loi Chevènement accorde un droit de séjour aux étrangèr-e-s gravement malades. Le rapport épidémiologique sur la situation des immigrant-e-s face au sida est, de plus, publié en 1999. L'arrivée des premiers traitements antirétroviraux en 1996 transforme enfin progressivement la maladie en pathologie chronique. L'action associative qui s'inscrit jusqu'au tournant des années 2000 dans un registre politique de dénonciation change alors de nature. L'entraide fondée sur la socialisation et la réinvention du rapport social autour du malade, raisons du succès de l'association Aides, s'impose rapidement comme le principal répertoire d'action des associations d'immigrant-e-s.

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