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SECTION II. L A DIFFUSION DES MESSAGES DE PRÉVENTION : JUSTIFIER ET NÉGOCIER

1. Le régime de la justification

Les actrices de prévention doivent tout d'abord justifier, auprès de leurs réseaux sociaux, leur engagement sur ce terrain en tant que femmes. En effet, le tabou associé au VIH est d'autant plus fortement ressenti que les questions de sexualité, abordées dans les messages de prévention, sont traditionnellement définies comme des champs d'action masculins (Andro & Desgrées du Loû, 2009). Elles doivent ensuite justifier leur qualification à se prononcer sur de tels sujets en tant que personnes séronégatives au VIH auprès des autres acteurs de la lutte contre le sida. Les actrices de prévention imaginent alors un ensemble de stratégies afin d'apparaître comme des « personnes qualifiées » tant au yeux de leur groupe de référence que des membres de l’espace social du VIH. Lors de la conduite d’actions de terrain, c'est moins leur compétence en tant que femmes séronégatives qu'elles doivent légitimer que la nécessité de parler de prévention. Elles doivent donc, face au public ciblé, faire apparaître le VIH comme un « sujet qualifié ».

1.1. Justifier sa démarche en tant que femme auprès du groupe de référence

Les femmes immigrantes évoquent régulièrement le tabou qui règne autour de la sexualité et du VIH parmi les populations d’Afrique Subsaharienne résidant en France. Contourner ce tabou se pose comme un véritable enjeu pour ces femmes désireuses de s'engager dans la prévention. Les normes de féminité et notamment l'assignation des femmes à une fécondité asexuée apparaissent en effet comme un frein majeur à la prise en charge de tels sujets en contexte migratoire.

Le tabou intervient tout d'abord dans la décision même de s'engager dans une telle direction comme le rapporte Djeynaba S., dont les activités associatives portaient jusque-là sur la solidarité de voisinage entre femmes immigrantes.

« C'était difficile au début, on avait peur. C'était trop difficile de parler de ça avec son époux, de casser le tabou. On savait qu'il y avait le CIPRES79 mais c'était difficile pour nous d'y aller car on se disait que si on y va, c'est qu'on porte la maladie. À commencer par moi ! (...) Parler de quelque chose de tabou, parler de sexualité, c'est difficile d'en parler ! Surtout pour les enfants, les autres leur disaient « ta maman, elle fait ça! » et ils rigolaient un peu. Mais après ils ont vu que ce n'était pas pour rigoler. (...) Donc une dizaine de femmes ensemble, on a décidé d'aller voir l'infirmière. On est entrée là-bas toutes ensemble pour discuter de la maladie. On a dit à l'infirmière, on aimerait bien faire une pièce de théâtre pour parler du sida ! (...) Chaque personne devait prendre un rôle mais à ce moment-là, j'ai dit « non, moi je ne participe pas ! J'avais peur ! » Les autres m'ont dit, « non, si tu ne participes pas, on laisse tomber. On a eu l'idée ensemble, c'est ensemble ou personne. » Donc, j'ai dit ok je vais participer parce qu'il faut que les gens sachent comment ça s'attrape. » (Djeynaba S., 50 ans, actrice de prévention, séronégative au VIH)

Le récit de Djeynaba S. souligne à quel point le tabou et les représentations des femmes elles-mêmes pèsent sur leur investissement dans la prévention. En effet, dans le cas de Djeynaba S. et de ses associées, c'est le manque d'informations qui les pousse à s'engager sur ce terrain. Or, si elles sont convaincues de la nécessité de leur démarche, sa mise en œuvre s'avère doublement complexe. Elles doivent tout d'abord surmonter la peur d'être identifiées comme porteuses du VIH pour obtenir l'information souhaitée et, ensuite, dépasser le tabou et la peur d'exposer leurs enfants aux éventuelles sanctions sociales pour la diffuser publiquement. C'est alors dans le collectif qu'elles puiseront les ressources pour mener à bien leur projet.

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L'engagement sur le terrain du VIH en tant que femme de l'immigration est une difficulté récurrente évoquée par les actrices de prévention qui doivent alors justifier leur démarche auprès de leur entourage. À ce propos Dalila B. confie,

« Je vais te raconter l'histoire du virus dans ma communauté. J'ai été la première femme à en parler. Dans ma famille, ma belle-famille, ça a fait un scandale ! On m'a donné tous les noms d'oiseaux, Mme Sida, Mme Pute. (...) Au tout début c'était trop difficile parce que quand tu es femme d'une religion musulmane, et que tu interviens dans le VIH, que ça reste toujours tabou et que ça a été associé avec le sexe (...) donc d'entrée tu es identifiée en tant que soit cette femme est porteuse du VIH, soit cette femme elle ne fait que parler du sexe. Au tout début quand j'ai commencé c'était ça. "C'est cette femme qui fait ça, qui parle de ça, qui distribue des capotes pour inciter les jeunes à avoir des relations sexuelles hors mariage et puis inciter les autres pour faire l'adultère" et ainsi de suite. » (Dalila B., 35 ans, séronégative au VIH, actrice de prévention)

L'histoire de Dalila B. souligne combien l'image de la femme entre en contradiction avec les représentations du VIH et les questions de sexualité qui y sont associées. Le récit d'Irène K. vient renforcer ces observations.

« J'ai beaucoup souffert sur le terrain. Comme quoi que moi, une femme qui se promenait dans sa voiture, tu trouves des préservatifs, des documentations sur le sida et tout et tout, donc c'est pas une bonne maman, c'est pas une bonne femme. (...) Il fallait voir comment on me regardait avec un œil... cette femme, elle est pas normale ! Comment ça, elle vient avec des préservatifs, les gens ils parlent de culturel, de musique, ils parlent de la danse, ils parlent de je ne sais quoi, de culinaire ; elle, elle vient avec des préservatifs parler de VIH, de sida ! Oh, c'est qu'elle est séropositive, c'est pour ça qu'elle parle de ça... mais c'est pas une bonne maman, c'est une femme, comment euh pute, c'est une femme ceci, c'est une femme cela, donc c'est pas une bonne femme. » (Irène K., 57 ans, actrice de prévention, séronégative au VIH)

Ces deux extraits d'entretiens montrent combien « parler du sexe » quand on est une femme brouillent les frontières du genre - « cette femme, elle est pas normale », « c'est pas une

bonne maman, c'est pas une bonne femme » -, notamment le paradoxe historique selon lequel

la sexualité serait un univers masculin tandis qu'aux femmes serait réservée une forme de fécondité asexuée (Andro & Desgrées du Loû, 2009). On perçoit clairement dans les termes utilisés par Irène K. à quel point l'engagement dans la cause du VIH de femmes, non identifiées au préalable comme séropositives, interroge les normes de genre traditionnellement établies qui réduisent l'identité de femme à celle de mère et d'épouse et les exposent à un ensemble de sanctions sociales, ici les insultes et le rejet. Nous avons, au cours de l’enquête, pu observer ce phénomène tandis que nous accompagnions les femmes de l’association A. qui conduisaient, à l’occasion d’une journée mondiale de lutte contre le VIH/sida, une action de prévention dans le quartier de Château Rouge. Ainsi, tandis qu’il passait devant le stand dressé pour l’occasion à

« C'est une honte, vous incitez les gens à baiser partout ! C'est à cause des femmes qu'il y a le sida, des putes qui baisent partout et ramènent le sida ! » (Réaction d’un passant à la vue du stand, extrait du carnet de terrain du 1er décembre 2011)

La violence de la réaction de cet homme à la vue du stand de prévention manifeste deux phénomènes, le tabou entourant le VIH/sida et la déviance des femmes parlant de sexualité. L'enjeu est en effet pour les femmes de se saisir d'une question associée à la masculinité et de l'aborder dans l'espace public. La transgression des champs d'action qui leur sont assignés (De Barbieri, 1991) est d'autant plus violemment punie, comme le soulignent les insultes reçues, lorsqu'elle s'opère au sein de groupes sociaux par ailleurs stigmatisés. Ainsi, le tabou autour de la maladie apparaît comme une stratégie communautaire visant à se protéger des comportements déviants pouvant mettre en cause l’honneur du groupe (Douglas, 2005).

1.2. Justifier sa démarche en tant que « séronégative » auprès des acteurs du VIH Au-delà d'une justification de leur qualification en tant que « femmes » auprès de leur groupe d'appartenance, les actrices de prévention doivent également justifier leur démarche en tant que femmes « séronégatives au VIH » auprès des autres acteurs de la lutte contre l'épidémie. Dalida B. comme Irène K. évoquent, dans leurs précédents récits, les soupçons de séropositivité au VIH qu'ont suscité leurs engagements dans la prévention au sein même de leur entourage. En effet, pour quelles raisons des femmes s'engageraient-elles sur ce terrain si elles ne vivent pas elles-mêmes avec la pathologie ? Si cette interrogation pèse sur la réception des projets associatifs par les proches des actrices de prévention, Madeleine N. revenant sur les difficultés rencontrées par son association attribue, au contraire, « le sabotage » dont elle a été l'objet à sa séronégativité.

« Tu sais, un autre problème pour lequel on nous a saboté, c'est que nous ne sommes pas séropositifs. Avant personne ne savait que j'étais séronégative (...) Parce que tu sais dans ce milieu si tu n'es pas séropositive, on pense que tu ne peux pas faire de la lutte contre le sida. » (Madeleine N., 55 ans, actrice de prévention, séronégative au VIH)

Il semblerait en effet que le statut sérologique des actrices de prévention se pose comme une difficulté pour s'engager dans la lutte contre le sida, comme l'affirme Irène K.,

« Ça, c'est autre chose que je n'ai pas dit. C'était compliqué au départ de s'engager dans la lutte et de se faire accepter. À l'association X, par exemple, au début, il y a un tour de table et chacun dit "moi, je suis séropo depuis..." donc il y a une certaine confiance qui s'installe. Mais toi, quand tu dis "moi je suis séronégative" alors les gens te regardent, "qu'est-ce qu'elle vient faire ici, elle

va divulguer le secret, qu'est-ce qu'elle cherche ici, etc." Il y a de la méfiance. C'était un combat au départ au sein du RAAC80 pour se faire accepter par les autres associations, pour dire que même si on n'est pas séropositive, on peut avoir des proches touchés, se sentir concernée, etc. On a lutté pour se faire accepter ! Il n'y a pas que les séropositifs qui peuvent faire des choses, on peut lutter ensemble. Mais bon, aujourd'hui c'est bon, on travaille ensemble. » (Irène K., 57 ans, actrices de prévention, séronégative au VIH)

La séronégativité des femmes provoque, comme le soulignent les précédents récits, la méfiance des acteurs du paysage associatif dans la mesure où ils ne perçoivent pas clairement leur intérêt à s'engager sur ce terrain. Des intentions opportunistes leur sont alors attribuées, celles par exemple de s'engager dans cette cause pour obtenir des financements. Si la lutte contre le sida mobilise en effet un certain nombre de fonds, les associations sont soumises à une compétition particulière pour l'obtention de ces financements, par le biais notamment des appels à projets81, dans un contexte de rareté des ressources. Cette observation rejoint les réflexions de C.Chartrain (2011) autour des suspicions relatives à l'émergence de l'association Solidarité Sida, notamment en raison du profil sociologique « atypique » de son fondateur - ni homosexuel, ni séropositif - et de ses bénévoles. La politologue montre en effet qu'une « sociologie des associations anti-sida » révèle un paysage associatif principalement occupé par des hommes homosexuels. Nous avons souligné en introduction comment à partir du début des années 2000, le paysage associatif de lutte contre l'épidémie évolue, les femmes nées en Afrique Subsaharienne occupant la seconde position de cet espace social aux côtés des hommes homosexuels. Néanmoins, à l'époque où Madeleine N. et Irène K. intègrent la lutte contre l'épidémie, les associations d’immigrant-e-s sont encore peu visibles. On retrouve donc l'idée de hiérarchie de l'expérience et, par conséquent, de hiérarchie de la légitimité opérant dans cet espace. C.Broqua (2006), dans ses travaux sur l'association Act Up, rapporte les hiérarchies implicites qu'il observe selon l'orientation sexuelle et le statut sérologique des membres de l’association. Les hommes homosexuels en stade sida occupant le rang supérieur de l'échelle de la légitimité et les hétérosexuels séronégatifs le dernier échelon. Par analogie, on comprend par quels mécanismes l'engagement associatif des femmes immigrantes séronégatives, générant le doute chez leurs homologues séropositifs, complexifie leur démarche. Cependant leur

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Réseau des Associations Africaines et Caribéennes de lutte contre le sida. Nous présenterons le RAAC-sida dans le chapitre 7 de la thèse.

qualification personnelle justifiée, les actrices de prévention doivent encore légitimer la nécessité de parler du VIH auprès des publics ciblés.

1.3. Justifier la nécessité de parler de VIH auprès du public ciblé

À l'occasion d'une foire au cours de laquelle l'association de Madeleine N. tient un stand de restauration afro-antillaise, cette dernière entreprend de distribuer des préservatifs aux passant-e-s, suscitant la réticence de ses associées, comme le rapportent les notes de terrain suivantes.

« Madeleine avait apporté des préservatifs et elle attendait de voir comment se passait cette foire avant de les sortir. Puis, elle jugea le moment propice et à la surprise de tous décida de "faire de la prévention". Claudie [une bénévole] lui suggéra alors que ce n'était peut-être "pas le bon endroit" parce qu'ici c'était "trop raffiné". Ce à quoi Madeleine répondit que si, justement, qu'il fallait montrer "ce qu'on fait dans l'association", qu'il fallait "marquer notre différence" parce que contrairement aux autres stands, l'association n'était "pas un restaurant" mais menait "des actions bien ciblées !" Madeleine étala donc les préservatifs sur une petite table et s'écria, pour attirer le public "Tout est payant dans cette foire ! Enfin quelque chose de gratuit !" » (Extrait du carnet de terrain, 23 octobre 2011)

La scène est cocasse et la réaction des passants contrastée mais l'événement attire du monde et pour Madeleine N., c'est l'occasion de rendre visible son association. L'hésitation de sa collègue traduit en réalité la réticence du public ciblé à accepter de parler de VIH et de sexualité. Le tabou se pose en effet comme un véritable obstacle à la mise en œuvre des projets de prévention. Un mois plus tard à l’occasion d’un autre événement, Madeleine N. et les bénévoles de son association sont confrontées à la réaction d'un jeune homme d’une vingtaine d’années, fils d'immigrant-e-s d’Afrique Subsaharienne, face au stand qu’elles animent. Ce dernier à la vue de personnes noires sur les documents s'exclame « mais moi je n'ai pas le sida » et se révolte de voir perpétuellement associer le « sida » aux « noirs »82. Madeleine N., pédagogue, tente alors de lui expliquer les raisons épidémiologiques pour lesquelles les personnes d’Afrique Subsaharienne sont devenues la cible des campagnes de prévention.

De la même manière, Évelyne C. revient sur la persévérance et les stratagèmes dont elle a dû faire preuve afin de convaincre ses collègues du groupe de tontines d'aborder le sujet.

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« Au début c'était difficile, les femmes, pour accepter de parler de ça... Parce que c'est un tabou donc elles me disaient "pourquoi tu veux parler de ça ?" Parler de sexe c'est tabou dans notre communauté et on ne peut pas faire de prévention sans parler de sexualité. Au début quand je leur présentais les préservatifs, elles me disaient "mais qu'est-ce qu'on va faire avec ça ? Si mon mari me trouve avec ça, il va m'expulser du ménage. Mon mari va dire que je suis une pute." Donc petit à petit, on les a préparé pour en parler et après ça allait. (...) Quand on leur a expliqué les modes de contamination et les taux élevés, là elles acceptaient plus facilement. » (Evelyne C., 60 ans, actrice de prévention, séronégative au VIH)

Cet extrait d'entretien témoigne de la complexité d'une telle initiative, de la résistance du public ciblé et des stratégies mobilisées pour contourner le tabou. Le recours aux statistiques - « les taux élevés » - est utilisé par Évelyne C. comme un argument d’autorité, en plus de l’explication des modes de contamination, afin de convaincre ses pairs d’accepter d’engager le dialogue. De la même manière, la co-fondatrice de l’APA revient sur le discours de justification qu’elle doit jusqu’à aujourd’hui mobiliser pour que le public visé accepte d’engager le dialogue.

« À l'époque de l'APA, lorsqu'on avait notre stand et qu'on distribuait de la documentation, qu'on essayait de passer l'information à Château Rouge, je me suis même fait jeter des tomates en me faisant traiter de vendue ! (…) Jusqu'à aujourd'hui quand on va dans les foyers, on nous demande « Pourquoi vous venez toujours vers nous ? » Eh bien parce que cette communauté est identifiée comme prenant le plus de risques. On essaie de transmettre un discours permettant de faire comprendre aux gens qu'on ne vient pas par hasard. » (Co-fondatrice de l’APA)

Bien que Madeleine N., Evelyne C. tout comme la co-fondatrice de l'APA trouvent les moyens d'objectiver les raisons de leur démarche, les réactions du jeune homme et des individus résidant dans les foyers renvoient clairement à la perception du VIH/sida comme un stigmate supplémentaire qu'il convient d'éviter, dans un contexte politique hostile à l'étrangèr-e.

Dans certaines circonstances, les messages de prévention vont être « imposés » au public sans justification préalable. Dans ce cas, l’objectif n’est plus de justifier la « qualification » du sujet à aborder mais de négocier subtilement la transmission d'un message de prévention. Les actrices associatives investissent alors le plus stratégiquement possible l'environnement qui les entoure et manient finement l’art de négocier l'imposition du message souhaité.

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