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Des voix pour interpréter, articuler, matérialiser : expérience commune et corps

1 The black interpreters

1.1 Des voix pour interpréter, articuler, matérialiser : expérience commune et corps

Dans le silence des années d’apartheid, la Black Consciousness formule et propose un

discours de fierté, d’identité et de dignité face à un système politique, culturel et moral conçu

pour assurer la relégation des Noirs à un statut inférieur voire non-humain. Cette formulation

ne va pas de soi : les conditions qui déterminent sa production semblent certes, par leur

adversité même, en assurer paradoxalement la force et le succès par l’accumulation de textes

qui limitent ou nient les droits élémentaires ; mais la position et le statut du poète dans un

régime qui encadre l’accès à la parole sont fragiles, tout comme est problématique la question

du public et de la réception. L’expérience de l’oppression est donc au cœur d’une littérature

qui entend d’abord agir, mais qui se situe dans un champ linguistique et langagier périlleux.

Parler la langue de l’oppresseur mais se l’approprier, relater sans se limiter à mimer le

présent, s’arracher par le langage à ce que dit précisément le langage, trouver une autonomie

hors de la force des faits et des lois, ne pas être seulement un cri, donner forme à ce qui ne

semble plus relever de la possibilité d’une expression articulée, écrire ou ne pas écrire sur

commande, trouver dans le langage la force de conjurer une textualité en crise sont autant de

paramètres et d’enjeux qui semblent mettre en cause l’idée même de pratique d’une poésie

engagée sous l’apartheid. Mais la volonté d’accéder au politique par la prise de parole, la

conviction affirmée que la parole ouvre précisément sur un dialogue possible est aussi la clé

d’une littérature qui se veut non pas seulement interprétation du réel mais surtout pratique.

Dans ce cadre, la voix poétique, qui travaille avec une oralité fondatrice dans la poésie

de la Black Consciousness, s’appuie sur une expérience commune pour produire un langage

dont la nouveauté est d’abord une libération. Libération et fierté non seulement se manifestent

dans le langage, mais sont aussi produites par lui, tant cette prise de parole détermine la prise

d’indépendance vis-à-vis d’un ensemble de déterminismes et de représentations. C’est texte

après texte mais aussi texte contre texte, dans la construction d’un langage inattendu qui

formule sa propre radicalité et ses stratégies de rupture, que les poètes de la Black

Consciousness donnent à entendre des voix qui se veulent des armes partagées, qui circulent,

s’accumulent, donnant pleinement à la parole sa fonction illocutoire. La multiplicité des

formes et des expressions laisse aussi entendre que cette poésie est l’émanation d’un corps

social engagé qu’elle peut incarner, conférant alors au poète le rôle d’un porte-parole qui est

aussi acteur. Ce corps social, construit notamment sur l’expérience commune de l’oppression,

n’est pas seulement inspiration ou destinataire du texte poétique ; tout comme le poète, il est

participant. C’est cette participation, fondamentalement liée à l’oralité qui traverse les textes

de la Black Consciousness, qui rappelle que la poésie est ici pratique, en mesure d’assurer la

cohérence, sinon la cohésion, d’un corps social mais aussi politique. C’est ainsi que nous

entendons analyser la poésie de la Black Consciousness, dans la tension de l’oralité sur la

page écrite, dans l’expérimentation de tactiques et stratégies d’écriture qui se veulent aussi

processus opératoires de prise de parole et d’interlocution ; en somme, de comprendre les

enjeux d’une poésie engagée à la lumière des termes de Michel de Certeau :

L’oralité associe l’art de faire aux combats pour vivre, ce qui est la définition même

d’une pratique.

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Nous sommes bien en effet dans le cadre d’un combat pour vivre : la construction d’une

identité, l’affirmation de sa légitimité, la conscience noire sous l’apartheid, envisagée comme

devant être construite et consolidée, sont les clés d’un accès à la vie plus qu’à la survie. Mais

il s’agit bien d’un combat, d’une lutte pied à pied contre les structures mentales et politiques

de l’oppression ; il s’agit aussi de passer de la réaction à l’action, d’acquérir et d’affirmer une

autonomie de parole et de gestes, précisément associés dans la pratique poétique telle qu’elle

est envisagée par les poètes de la Black Consciousness : l’oralité apparaît alors comme le

medium qui à la fois martèle et échappe, laisse des traces mais demeure insaisissable, appelle,

court, résonne, reste un mouvement qui ne peut être figé que sous la forme d’instantanés, et

apporte à la poésie sur la page la force et la capacité de lutte d’une parole qui se libère en

s’énonçant. Cette énonciation autonome est capitale, dans la mesure où elle participe à la

production par la parole d’un corps social qui dans une certaine mesure s’ignore ou du moins

ignore sa propre force ; il s’agit donc bien de le dire pour le mettre en mouvement, et c’est

cette action première qui est ici soulignée par Graham Pechey lorsqu’il commente les analyses

de Njabulo Ndebele :

In all that he writes, Njabulo Ndebele has little if anything to say about his fellow

white writers: Nadine Gordimer, for instance, with whom he co-leads the Congress of

South African Writers; or John Coetzee. This is presumably because he is not in the

business of speaking for those who can and regularly do speak for themselves, whose

international reputation is kept afloat by the global culture industry, and whose

valuable chronicling of ‘white’ subjectivity through all its self-interrogating

transformations constitutes a liberal’ fictional project parallel to the

‘post-nationalist’ turn for which he argues – a story as it were running alongside the story he

seeks to generate, their two paths meeting along with other discourses of freedom at

that hypothetical point in socio-political infinity called democracy. He also surely has

the confidence of one who knows that his generation of the oppressed has indirectly

helped to detonate that explosive interrogation by launching a militant identity politics

twenty and more years ago, thus reversing the earlier order of colonial history which

cast the oppressed in the role of those who can only react.

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Tel est donc le champ de la prise de parole: Ndebele, y compris dans sa critique de la

littérature dite politique, s’attache d’abord à la parole de ceux qui n’y ont pas droit, aux voix

considérées comme marginales ou illégitimes, aux noms de ceux pour lesquels personne ne

parlait jusqu’à la déflagration produite par un engagement radical en littérature. Son attention

aux formes populaires, à l’oralité, aux histoires racontées dans les taxis, aux prises de parole

informelles, témoigne de son propre engagement dans l’écoute de textes militants en ce qu’ils

constituent l’entrée dans l’action de ceux qui, dans le texte de l’apartheid, étaient condamnés

à subir ou, tout au plus, réagir. Cette action autonome trouve aussi un écho dans la possibilité

d’une interaction entre l’histoire en marche et l’histoire à écrire, où ceux qui font l’histoire

sont aussi ceux qui la disent. C’est bien cette relation à la fois performative, illocutoire et

dialogique entre la parole et l’action que la poésie de la Black Consciousness met en

mouvement ; elle passe alors par l’expérimentation constante, par l’épreuve que constitue

l’action, par l’immédiateté de la confrontation avec l’histoire et la conscience aigüe que la

parole – en tant qu’histoires, chansons, théâtre, poésie – est d’abord production d’un corps

social qui accède à sa propre reconnaissance.

Le poète sera donc celui qui nomme, qui raconte, met en mots et en forme, articule, et

il nous semble possible ici de fusionner les deux catégories d’analyse proposées par Ndebele,

et d’envisager le poète à la fois comme acteur et interprète. La force créatrice et interprétative

du poète ne nous semble pas pouvoir être scindée ; elle va de pair, précisément, avec la

fusion, dans la poésie de la Black Consciousness, entre l’expérience intime et l’expérience

collective, qui vient d’ailleurs légitimer la fonction du poète comme porte-parole. Cette

expérimentation sur les mots et le monde, tout comme l’expérience première du poète, est

d’abord directe, radicale et totale :

134 Njabulo Ndebele, South African Literature and Culture, Manchester, Manchester University Press, 1994, p. 9. Nous soulignons.

I sit here

bursting words between my wringing fingers

[…]

my fingers can make life

though I be so wound-riddled, weary

I stride the earth with the rhythm of my wounds

I race this earth

fuelled by the fury of love and hate

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Le texte de Serote procède par mouvements de flux et de reflux, course et arrêt, flot et

ruptures, en donnant à entendre la production même du texte poétique dans sa force créatrice ;

le monologue de l’enfant du ghetto d’Alexandra est aussi une épopée et un éloge, le texte qui

donne naissance à une collectivité d’expérience et de sens. Tout comme les doigts du

narrateur peuvent donner la vie, le texte de Serote est l’articulation d’une pensée qui avance,

mais cette pensée est aussi incarnée par une multitude d’individus dont le texte lui-même

impulse le mouvement :

I am the man you will never defeat

my song will merge with the breeze

[…]

this won’t be your world

I am the man you will never defeat

I will be your shadow, to be with you always

and one day

when the sun rises

the shadows will move, heaving like a tired chest

there shall be millions of shadows

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Le texte de Wally Serote est particulièrement frappant en ce qu’il articule de manière

cohérente une variété de temporalités et de lieux dans lesquels prend forme et sens un

itinéraire singulier qui vaut aussi pour tous les autres. La portée de ce cheminement, c’est

celui d’une voix qui résonne et vient matérialiser un mouvement, une impulsion, une

construction dynamique. Cette instantanéité de la mise en forme donne tout son poids au

caractère prophétique de la voix poétique, et c’est bien ici la voix qui a valeur d’engagement.

C’est aussi le sujet comme traversant l’expérience qui parle, et qui se pose par là-même

comme sujet ; ce « je » qui, chez Serote, habite l’espace et le temps, est interprète en ce qu’il

dit mais aussi en ce qu’il incarne, voire joue la traversée de l’expérience, non pas en la

mimant mais en la matérialisant dans la voix. La violence du texte de Serote, où les blessures

135 Wally Serote, No Baby Must Weep, Johannesburg, Ad. Donker, 1975, p. 28.

ouvertes ne se referment pas et donnent son impulsion à l’écriture (« I stride the earth with the

rhythm of my wounds »), est aussi celle de la radicalité de la double expérience que constitue

la recherche d’un langage qui mette en forme la réalité de l’apartheid vécu par celui qui prend

la parole. Donner corps à cette parole procède aussi d’une expérimentation douloureuse qui

doit pourtant dépasser la transcription du cri pour devenir articulation, matérialisation de la

voix qui peut dès lors devenir performance collective. Ainsi, pour Jacques Rancière,

En un sens, toute l’activité politique est un conflit pour décider de ce qui est parole ou

cri, pour retracer donc les frontières sensibles par lesquelles s’atteste la capacité

politique.

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Aller au-delà du cri, s’inscrire dans le champ de la prise de parole et non pas seulement de la

protestation, dans le cadre d’une exploration du monde sensible et d’une analyse de

l’expérience collective pour dessiner un engagement politique : la poésie de la Black

Consciousness est aussi la trace d’un cheminement, d’une inscription dans le politique de la

parole collective. Il ne s’agit donc pas seulement de témoigner mais de s’installer dans une

langue qui peut être manipulée et tordue jusqu’à devenir une nouvelle expérience. C’est bien

là qu’est la prise de parole, en tant que saisie totale de l’expérience ; et lorsque Serote

déclare : « I am the man you will never defeat », il faut y entendre et y voir la multiplicité des

voix et des ombres (« I will be your shadow, to be with you always »), une collectivité

bruissante et en mouvement qui se réapproprie la parole et le monde dans un même geste

(« this won’t be your world »).

La matérialisation par la voix devient donc elle-même une expérience totale en écho à

l’expérience qu’est l’apartheid. C’est aussi en cela que le texte poétique n’est pas seulement

récit ou représentation mais bien mise en forme, articulation, interprétation, performance,

action. Dans les textes de la Black Consciousness, l’imagerie du combat, de la torture

physique et mentale, de la blessure et de la douleur frappe par son immédiateté et sa

permanence, et vient brutalement matérialiser l’empreinte de l’apartheid sur les esprits et sur

les corps, dans une langue qui veut heurter, qui brusque et frappe le lecteur, comme dans les

textes de James Matthews, ou le happe et l’entraîne comme chez Serote. Cette expérience,

c’est aussi la violence du présent, un « now » détourné et retourné au profit du poète

combattant, un ici et un maintenant qui échappent à toute temporalité admise pour produire un

espace temps qui n’est plus caractérisé que par ce que la voix peut construire. On lit ainsi chez

Kgositsile :

The fire burns to recreate

the rhythms of our timeless acts

this fire burns timeless in our

time to destroy all nigger chains

as real men and women emerge

from the ruins of the rape by white greed

The rape by savages who want to control

us, memory, nature. Savages who even forge

measures to try to control time. Don’t you know

Time is not a succession of hours

Time is always now, don’t you know!

Listen to the drums. That there is a point of departure

Now is always the time. Praise be to Charlie Parker

And it don’t have nothing to do with hours

Now sing a song of now

A song of the union of pastandfuture

Sing a song of blood – the African miner, his body

Clattering to the ground with mine phtisis

That there is murder.

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Au-delà de la rhétorique relevant de l’opposition frontale Noirs/Blancs et de l’imagerie liée à

la dénonciation de l’exploitation des premiers par les seconds, il faut relever ici la temporalité

particulière mise en place par Kgositsile. Les vers « Time is not a succession of hours / Time

is always now / Now is always the time » sonnent, par la répétition du mot « now » et leur

caractère incantatoire, à la fois comme un appel – à la révolte, à un chant commun, à une

marche commune – et comme l’inscription instantanée d’un temps qui est celui de la parole

immédiate ; ce « maintenant », c’est l’expérience de la vie immédiate et l’affirmation d’une

écriture qui est expérience au même titre que celle du monde. Le martèlement du présent n’est

pas seulement lié à son omniprésence écrasante et à sa domination des corps et des esprits ; il

fait aussi résonner le temps de l’action, et c’est face à cette domination qu’il est possible de

poser une voix aussi totale, aussi présente. Cette présence est également celle de

l’immédiateté de la parole, de l’instantanéité des voix, qui s’élèvent d’autant plus au présent

que le passé est douloureux ou de peu d’appui et l’avenir incertain. Certes, les poètes de la

Black Consciousness n’oblitèrent pas totalement un passé et une histoire qui participent à

l’affirmation d’une identité noire ; mais la Black Consciousness est aussi et surtout inscrite

dans une période de déracinement, de fragmentation, de modifications profondes d’une

société sud-africaine qui ne repose que sur le maintien par la violence d’Etat de l’équilibre

fondé sur l’assignation originelle d’identités noires et blanches. Dans ce contexte, des poètes

inscrivent ce qui du passé relève du stable, du fondateur, de l’enracinement ; mais le passé en

soi n’est ni valeur ni motif de célébration ou de nostalgie. La voix se déploie dans le présent

comme la matérialisation d’une certitude à la fois ontologique et politique ; elle manifeste et

pose une présence, mais ne la fabrique pas, et si la liste des héros invoqués est longue, c’est

pour que le cri produit par leur appel résonne dans le corps commun de ceux qui parlent,

écoutent et luttent.

Parler au nom des autres est donc l’enjeu qui se fait jour dans la poésie de la Black

Consciousness, jusque dans la lutte de la voix poétique contre la voix qui opprime, et dans la

juxtaposition des silences habités par des forces qui s’opposent ; ainsi dans un des poèmes de

No Time For Dreams, James Matthews pose la voix poétique comme porteuse de la voix des

autres, comme porte-parole des opprimés, mais aussi comme pouvant imposer le silence face

à ceux qui abusent du langage :

My silence

silenced the shrill

accusations of their voices

demanding my voice remain mute

to the demands of the rights

rightful for an oppressed man to make

[…]

My mocking

laughter was louder

than their footsteps

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Mais la confusion inquiétante des échos souligne aussi que l’expérience de l’apartheid

demeure intime et totale, destructrice d’un je qui lutte contre l’assignation par le langage

d’une place, d’un lieu, d’une fonction et d’une limite ; le travail dans la langue par

l’exploration poétique est donc aussi la mise en place d’un lieu de lutte qui touche

profondément à l’identité du sujet au sens où le langage est d’abord le lieu de l’identité pour

devenir celui du dialogue. Ainsi, le travail poétique est l’articulation de l’expérience du

déplacement, du décalage, du décentrement, manifeste dans le texte d’Andries Walter

Oliphant, “The Hunger Striker”:

I hear my voice like the sombre rattle

of a diviner’s bones:

After a life of eating porridge

with my hands from a dixie

I dream of waking up at home

[…]

But then I hear the stout voices of men in shorts

washing tin plates up.

The house in which I left a wife and child

is now deserted

and infested with rats and mice.

I go into the street and come across myself

shackled in leg irons

digging a hole in the sidewalk

big enough to hold my shrinking body.

The spade I was given has become an axe.

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L’expérience du déracinement va ici bien au-delà du déplacement géographique et de

l’arrachement identitaire et familial; cette cassure est d’abord celle du sujet, comme le montre

le glissement progressif du texte dont le point de départ sonore et décalé de l’écho de sa

propre voix (« I hear my voice ») finit par aboutir à l’expérience de la rupture du sujet : « I go

into the street and come across myself ». Or l’expérience intime et extrême de la coupure, du

dédoublement, de l’exil, de la perte du soi, c’est aussi, en somme, l’expérience collective de

l’Afrique du Sud de l’apartheid. Elle est constante dans l’œuvre de Serote : la multiplicité des

voix est d’abord l’incarnation d’un individu fragmenté qui ne retrouve une unité que dans le