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Schizophrénie et schizophonie : des langues vernaculaires au choix de l’anglais

2 Racines et résonances

2.4 Schizophrénie et schizophonie : des langues vernaculaires au choix de l’anglais

l’anglais

S’il y a recyclage par reconnaissance et dépassement de racines communes pour une

création renouvelée, il est pourtant le résultat d’un processus long, complexe et douloureux

d’appropriation et de reconquête de et par la langue notamment, parce qu’elle est sans doute

le lieu et la manifestation les plus sensibles de la construction d’une identité non seulement

noire mais surtout humaine. La question de la langue est au cœur du système d’oppression

mis en place par l’état d’apartheid, sur le plan symbolique comme sur le plan institutionnel.

Le Bantu Education Act de 1953 définit les structures d’une éducation séparée afin que les

Noirs ne reçoivent pas une éducation qui pourrait leur donner accès à d’autres emplois et

d’autres rôles que ceux déterminés par le pouvoir blanc. Pour l’état d’apartheid, les Noirs sont

faits pour être des porteurs d’eau et des coupeurs de bois ; leur faire croire qu’ils peuvent être

autre chose, c’est menacer tout l’édifice d’une société raciste et en particulier son système

économique. Le système éducatif est donc une séparation raciale, sociale, géographique, et les

moyens alloués à l’éducation dite bantoue sont misérables au regard du nombre d’élèves, qui

ont droit à trois heures d’école par jour, dans des classes surpeuplées, qui font de la scolarité

un véritable combat. Moyens insuffisants, d’autant plus qu’à partir de 1955 les écoles

réservées aux Noirs sont financées par les impôts prélevés auprès de la population noire et

non par l’impôt sur le revenu général ; formation insuffisante des enseignants ; programme

scolaire préparant les élèves à demeurer au service de la population blanche et justifiant

l’apartheid ; indigence des contenus et des conditions matérielles d’enseignement.

L’éducation primaire se fait dans les langues vernaculaires, gage pour le système d’apartheid

du renforcement des différences tribales en consolidant la conscience ethnique chez les

enfants. Malgré cet arsenal préparé de longue date, puisque dès 1939 un manifeste de

nationalistes Afrikaners préconise une éducation séparée en se fondant sur l’idée que

l’éducation des Noirs et autres races inférieurs est une responsabilité qui incombe à la race

blanche, il apparaît rapidement que les écoles peuvent aussi être un lieu d’émancipation et

d’acquisition des savoirs en dépit des limites imposées par l’état d’apartheid. Le Bantu

Education Act et les décrets qui le prolongent veulent alors mettre fin à la relative liberté

propre aux écoles des missions qui, aidées financièrement par l’Etat, possèdent une certaine

marge de manœuvre en termes de contenus d’enseignement ; nombre de militants

anti-apartheid les ont fréquentées, et elles sont perçues comme le lieu de l’acquisition de

l’autonomie de la pensée, mettant en danger les structures mêmes du régime d’apartheid. Ce

sont aussi les missions qui ont produit une certaine unité linguistique autour de l’anglais dans

le pays ; les missions anglaises et américaines, arrivées beaucoup plus tôt en Afrique du Sud

que les missions Afrikaners, ont évangélisé en anglais, langue qui ne sera pas chargée du

même sentiment d’oppression et de violence que l’afrikaans à partir de 1948, lorsque les

Afrikaners, nouveaux maîtres du pays, accentuent le système d’exploitation des Noirs par les

Blancs.

Cette langue commune va donc à l’encontre du projet afrikaner du renforcement

d’appartenance tribale. Le Bantu Education Act conditionne l’aide financière de l’Etat à

l’acceptation d’un programme scolaire différencié et place l’éducation des Noirs sous le

contrôle total du Black Education Department, lui-même sous la tutelle du Department of

Native Affairs, faisant de la transmission du savoir l’un des lieux essentiels de l’installation

idéologique de l’apartheid. Ce conditionnement mental fait bien partie des obstacles les plus

importants à surmonter dans le processus de reconquête de soi voulu par le mouvement de la

Black Consciousness, et la mise en place de lieux d’apprentissages comme intériorisation et

légitimation de l’oppression est un élément clé de l’apartheid dont la déconstruction dans la

nouvelle Afrique du Sud continue de produire des effets dévastateurs. Au cœur de la question

de l’éducation, la langue : la colonisation a imposé deux langues à l’Afrique du Sud ; l’anglais

d’une part, l’afrikaans d’autre part, langue de l’oppresseur et des lois d’apartheid, et qui

cohabitent avec onze langues vernaculaires. Les Noirs sud-africains sont majoritairement

locuteurs de plusieurs langues, puisqu’à une ou deux langues maternelles doit nécessairement

s’ajouter l’une des langues de la colonisation et qui sont les langues du travail au service des

Blancs. La mise en place en 1948 du système d’apartheid opère une coupure définitive entre

l’anglais et l’afrikaans, et celle-ci, en quelques décennies, vient définitivement incarner

quotidiennement la police, la violence des arrestations et des interrogatoires, l’humiliation. En

juin 1976, les émeutes de Soweto se déclenchent lorsqu’un décret du Bantu Education

Department impose dans l’enseignement secondaire que la moitié des disciplines soient

enseignées en Afrikaans, une mesure qui met clairement en difficulté les enseignants comme

les élèves, et qui creuse encore l’écart entre Blancs et Noirs en matière d’éducation. La

répression par la police, qui tire à balles réelles sur des enfants, est un tournant historique dans

la lutte anti-apartheid, et « Soweto », déjà omniprésent dans la poésie en tant que lieu des

origines, devient un appel, une invocation, une plaie ouverte, une raison, un motif, un mobile :

One day in June

Children walk.

A sea of faces

who want to learn

anything

but Afrikaans.

A gun rattles.

Blood spurts.

They have learnt so much

about the Afrikaner.

Children walk.

A plethora of faces

who want to learn.

83

La langue comme pratique et lieu d’échange et de pouvoir est un lieu chargé d’ambiguïtés :

parler la langue de l’oppresseur, ce peut être s’y soumettre, renier son identité, renoncer à son

autonomie dans le langage, collaborer, copier, accepter les usages d’une langue donneuse

d’ordres, subir l’humiliation de ne jamais complètement parler comme les locuteurs de droit

qu’estiment être les Afrikaners, se voir assigner une place subalterne définitive par et dans la

langue. La schizophrénie induite par la langue non choisie est une douleur et une violence

permanentes, et la diversité linguistique est écrasée par la soumission forcée à la langue de

l’autre :

We were gagged

still gagged

from talking our tongues

in distant newspapers

and with enforced languages

silenced for ages

écrit Sandile Dikeni dans “Too late (for some of us)”

84

. De plus, langue et histoire sont

intimement liées, et le processus colonial commence par l’imposition d’une histoire sur une

autre et la production d’une nouvelle échelle de valeurs sur laquelle les langues vernaculaires

sont reléguées au plus bas niveau ; la légitimité du dire ne passera donc que par la langue

colonisatrice.

Education au sens large, langue et histoire sont ainsi associés par Edward Said :

Puisque l’un des objectifs de cette éducation était de faire connaître l’histoire de

France ou de Grande-Bretagne, elle a écarté l’histoire indigène. Donc, pour l’indigène,

il y a toujours eu les Angleterres, les Frances, les Allemagnes, les Hollandes dans le

rôle de lointains dépôts de la Parole […] On en a un célèbre exemple chez Joyce, où

Stephen Dedalus, face à son directeur d’études anglais, le découvre avec une force peu

commune : « la langue que nous parlons lui appartient avant de m’appartenir. […] Son

idiome, si familier et si étranger à la fois, sera toujours pour moi un langage acquis. Je

n’ai ni façonné ni accepté ses mots. Ma voix les tient aux abois, mon âme s’exaspère à

l’ombre de son langage. »

85

83 Christopher van Wyk, It’s Time to Go Home, Johannesburg, Ad. Donker, 1979, p. 46.

84 Sandile Dikeni, Guava Juice, bellville, Mayibuye Centre for History & Culture in South Africa, University of the Western Cape, p. 59.

Ambiguïtés et pragmatisme seront donc au cœur des nouvelles pratiques littéraires dans

l’Afrique du Sud de l’apartheid : il existe une langue commune, mais c’est celle du système

colonial ; il faut donc réinventer la langue, s’approprier celle de l’oppresseur pour en produire

une autre ; il faut « façonner » ses propres mots, en définitive, pour produire un nouveau

langage dans la langue. Cette stratégie s’impose dès la création de l’ANC en 1912 ; c’est un

choix technique et politique, face à l’évidence que l’anglais est connu d’une majorité, avec la

conscience également que l’appropriation de la langue par le colonisé est une première prise

de pouvoir, une première manifestation d’indépendance, une déclaration de guerre aussi qui

préfigure les appels à une action plus radicale et violente telle qu’elle apparaît au cours des

années 1970 et surtout 1980. Ezekiel Mphalele le réclame dès 1962 dans son recueil d’essais

The African Image :

Now because the Government is using institutions of a fragmented and almost

unrecognizable Bantu culture as an instrument of oppression, we dare not look back.

We have got to wrench the tools of power from the white man’s hand: one of these is

literacy and the sophistication that goes with it. We have got to speak the language

that all can understand – English. But the important thing always is that we daren’t

look back, at any rate not yet.

86

Ce bref extrait est véritablement programmatique : lutter contre la fragmentation et la

distorsion des cultures africaines ; s’emparer de la langue anglaise, la transformer en outil de

lutte, en arme, selon les termes de ceux qui luttent ; tourner le dos au passé tant que l’homme

noir n’est pas pleinement acteur de sa propre histoire. L’appropriation de la langue est si

radicale que le jeu linguistique repose en de fréquentes occurrences sur une ironie qui, en

particulier par l’introduction de l’oralité dans l’écriture, vient moquer à la fois ce que l’on

croit pouvoir attendre de l’écriture et la réalité des discours dans un même mouvement :

Da same, da same

I doesn’t care of you black

I doesn’t care of you white

I doesn’t care of you India

I doesn’t care of you kleeling

if sometimes you Saus Afrika

you gotta big terrible terrible

somewheres in yourselves

because why

for sure you doesn’t look anader man in da eye

I mean for sure now

all da peoples is make like God

sometimes you wanna knows how I meaning for

is simples

da God I knows for sure

He makes avarybudy wit’ one heart

for sure now dis heart go-go da same

dats for meaning to say

one man no diflent to anader

so now

you see a big terrible terrible stand here

how one man make anader man feel

da pain he doesn’t feel hisself

for sure now dats da whole point

sometimes you wanna know how I meaning for

is simples

when da nail of da t’orn tree

scratch little bit little bit of da skin

I doesn’t care of say black

I doesn’t care of say white

I doesn’t care of say India

I doesn’t care of say kleeling

I mean for sure da skin

only one t’ing come for sure

and da one t’ing for sure is red blood

dats for sure da same da same

for avarybudy.

87

La clarté du programme en matière d’écriture a donc permis au cours des années une

manipulation de la langue qui rend parfaitement compte de la schizophrénie des discours dans

la langue que nous avons évoquée plus haut. Ici le déséquilibre fondamental du pays et de la

langue est manifesté par un langage poétique dont la force réside à la fois dans la capacité à

s’emparer des traits essentiels d’un état dont l’essence repose sur la différenciation raciale,

dans la graphie qui reproduit l’ « anglais de cuisine » méprisé, dans la parodie d’un

monologue type, mais aussi dans l’évidence écrasante de la conclusion. L’ironie de Sepamla

vient à elle seule mettre fin à l’opposition entre oralité et écriture qui est utilisée comme

critère de jugement, de pertinence ou de sens. Les répétitions, l’effet de circularité, la parodie

de dialogue à l’intérieur du monologue (le poème s’adresse à un « you » multiforme et

87 Sipho Sepamla, 1975, in Denis Hirson, ed., The Lava of this Land, Evanston, TriQuaterly Books / Northern University Press, 1997, p. 126.

silencieux) sont encore renforcés par l’évidence de l’oralité, par la possibilité de performance

du texte, par son impact théâtral.

S’emparer de la langue de l’autre donne tous les droits, et c’est en se dégageant

totalement de tout souci d’école que les poètes engagés, bien loin de ne produire que des

textes caricaturalement propagandistes, ont offert un portrait inédit de l’Afrique du Sud,

justement parce que la réinvention de la langue a joué d’une large gamme d’inspirations, de

références, et a donné une voix à la multitude silencieuse dont la parole ne pouvait résonner

faute d’interlocuteurs. Mais si les intentions sont affirmées dès les années 1960, le processus

reste tout au long du régime d’apartheid marqué par la difficile négociation avec les langues,

les identités culturelles, les identités de classe. L’itinéraire de Lesego Rampolokeng est

particulièrement éloquent ; né en 1965, il est de la génération qui suit la Black Consciousnes

historique et qui poursuit son travail sur une écriture engagée, radicale et violente au cœur de

la « nouvelle Afrique du Sud ». Le récit de ses premières confrontations à plusieurs langues,

et en particulier à l’anglais, marqué par le ton mordant qui le caractérise, montre bien

comment langue, écriture, classe et race, modes de représentation et vision politique

s’imbriquent et interagissent et ont donné naissance à une écriture mêlée d’influences et

d’inspiration, dont la liberté et la radicalité nous semblent intrinsèquement liées à la

surdétermination par un contexte politique et social écrasant. Interviewé en 1993 par Robert

Berold pour le journal New Coin, Lesego Rampolokeng offre certaines des clés de sa poésie :

Lesego Rampolokeng: I started writing at lower primary school, I would play around

with nursery rhymes, although I wouldn’t call them that […] with my little cousins

and the other children. We would create in that kind of way.

Robert Berold: In English?

L.R.: Well, some broken English. In fact, what inspired me, in a very negative way,

was just how people in my family were constantly praising my use of the English

language, then. I think if it hadn’t been for that, I would be writing in Tswana or some

other such language but just that I was influenced in that line from a very young age.

Every time I said a stupid sentence in English I would be applauded madly by the

whole family.

R.B.: Your first audience…

L.R: That was my first audience and they had their own values… glossy, bent.

Everything or anything that smacked of ENGLISH and what they saw as

sophistication was to be embraced. So if I said something in the English language, that

was the glorious thing, for my mother. She wanted me to be I think an

EXCEPTIONAL kind of person, for instance she had some very sad notions, some sad

ideas, about me playing violin. At home I was constantly being fed western-inspired

values.

Le poète est ensuite interrogé sur la manière dont le soulèvement de juin 1976 l’a touché

personnellement :

R.B.:How did you make sense of what was going on ?

L.R.: Every night at 8 the whole family used to gather round the radio to listen to these

stories: most of them apartheid propaganda. Communists and guerrilla were referred

to on the radio in Sotho in a much more harsh way than that very negative word:

TERR-O-RIST. In SeSotho the word they used, Baferekanyi, translates into offsetting

the order of things, throwing everything into complete chaos. I at that time had the

strange idea that those people being referred to were actually made out of steel.. I

didn’t have any idea that it could be any flesh-and-blood person because of the images

that I was being fed on the radio.

And so I was caught between what I was being taught in school and what I was being

taught on the radio – which were more or less the same thing – and what was coming

from within my family itself because at the same time my cousin was making me

listen to Radio Freedom.

88

Ces lignes semblent un précipité de la schizophrénie propre à l’Afrique du Sud que nous

avons évoquée plus haut, et où la langue, au cœur d’une construction identitaire hybride, est le

lieu des contradictions, du conditionnement mental de l’opprimé, d’une douleur

fondamentale, d’une incompréhension qui est aussi appréhension première du monde, mais

aussi possibilité de dialogue, autonomie du sujet , indépendance. Ce que Glissant appelle

« son idiome d’écorché »

89

peut devenir une langue choisie quand elle est pliée par le locuteur

jusqu’à devenir autre ; et si Lesego Rampolokeng écrit finalement en anglais et non en

Tswana, c’est bien aussi pour la violence qu’il peut faire subir à la langue anglaise comme à

ses modes de représentation. La dialogie sera donc d’abord au sein même de la langue : ce

sont des langages qui s’opposent et/ou conversent pour une pratique poétique qui, par son

engagement, peut construire une collectivité inscrite dans l’action :

Le concept de langue nationale est crucial, mais, sans la pratique d’une culture

nationale – du slogan au pamphlet et au journal, du conte populaire et héroïque à

l’épopée, au roman et au théâtre -, la langue est inerte. La culture nationale organise et

soutient la mémoire collective.

90

88 Interview par Robert Berold, New Coin, 1993.

89 Edouard Glissant, Pays rêvé, pays réel, Paris, Gallimard, 1994, p. 144.

Il revient dès lors aux poètes d’Afrique du Sud de produire une langue qui peut être langue

nationale, et d’accéder ainsi, dans l’affrontement permanent avec la langue, au champ

politique en leur nom propre et au nom des sans-voix, pour y provoquer la rupture au nom

d’une voix populaire.

CHAPITRE TROIS