1 The black interpreters
1.3 Plasticité des formes et des voix poétiques
Si les poètes de la Black Consciousness sont avant tout porte-paroles, c’est que leur
caractère prophétique tient bien à la langue et au langage, et non pas à la figure ou au statut du
poète. En ce sens, la parole n’est plus ni illustration ni même simple médium ou
communication ; elle est pleinement action, et il semble que la pratique poétique se manifeste
précisément dans la capacité du poète à incorporer la parole des autres pour la rendre
véritablement performative. Nous l’avons dit, le poète qui s’engage contre l’apartheid à partir
des années 1960 fait partie de la communauté au nom de laquelle il parle ; son travail de mise
en forme, d’interprétation et de performance est celui d’un acteur qui réactive la notion de
performance en donnant à la dialogie un sens effectif : il semble bien en effet que, dans la
poésie de la Black Consciousness, le poème soit un appel immédiat à l’action, comme si à
chaque mot correspondait un geste, à chaque parole, une action qui prend place et sens dans
une lutte collective. La diversité des voix incarne particulièrement la multitude de gestes qui
participent d’un mouvement collectif. L’expérimentation dans la langue est aussi une
expérimentation sur le monde lorsque les voix sont non seulement des figures poétiques mais
aussi des acteurs politiques, et c’est dans la langue que se manifeste ce passage du
commentaire du réel à l’action sur le réel. Le poète acteur est d’abord celui qui donne la
parole aux autres ; ce trait est immédiatement identifié comme essentiel par Nadine Gordimer
dans sa préface à Sounds of a Cowhide Drum d’Oswald Mtshali :
The voice of that township bully, roadganger, clerk, nightwatchman – he sings of all
these, and of their other, collective identity in the city as eternal suspect – for being
poor, for being black, for rousing guilt…
161Multiplicité des voix, des identités, des incarnations, des appels : ces aspects sont flagrants
dans la poésie de la Black Consciouness, qui sonne comme une prise de parole polymorphe, et
pourtant unie, non fragmentée, participant à la construction d’un vaste processus dialogique
constitué par de multiples scènes. En ce sens, nous irions plus loin que les termes de Nadine
Gordimer, en élargissant son propos à la poésie qui a suivi celle de Mtshali, et en nous
attachant à d’autres expériences poétiques, souvent plus radicales que celle de Mtshali.
Lorsque Nadine Gordimer déclare en effet « he sings of all these », il nous semble que la
préposition « of » induit une mise à distance, une coupure entre le poète et son auditoire, qui
ne reflètent pas totalement la pratique poétique de la Black Consciousness, de ces poètes pour
qui écrire ne consiste pas seulement à chanter des personnages et leur histoire, mais plutôt à
donner leurs voix à entendre, à rendre manifestes leurs dialogues et leurs échos, à produire un
texte poétique qui soit lui-même dialogue. En ce sens, le poète, acteur et interprète sera tour à
tour cette multitude de voix, comme en témoigne la diversité des noms et pronoms, et chaque
texte vient construire l’auditoire en requérant sa participation. Nadine Gordimer identifie
aussi deux lieux de l’identité : une définition individuelle (« that township bully, roadganger,
clerk, nightwatchman »), suivie par la notion d’une identité collective (« their other, collective
identity in the city as eternal suspect ») ; marque de l’Afrique du Sud de l’apartheid, de
l’identité assignée, de la coupure entre l’être et sa représentation par l’autre, cette double
identité est aussi la brèche où a pu s’élever la voix poétique et, devenue espace de résonance,
le lieu d’une fusion des identités fragmentées qui annonce une action collective et choisie. En
ce sens, ouvrir un espace de parole pour soi est toujours ouvrir un espace à la voix et à
l’écoute de l’autre : la présence de multiples figures dans la poésie de la Black Consciousness
est la première instance dialogique d’une poésie qui n’existe que dans son rapport à l’autre et
aux autres pour la production d’une collectivité engagée. Dans son poème « To my daughter
on her 16th birthday », Mafika Gwala fait commencer chaque strophe par les mots « you are
the song of…”, associant la vie de sa propre fille à des événements, figures ou aspects
quotidiens de la vie de la communauté noire dans l’Afrique du Sud de l’apartheid ; mais ce
« you » est aussi un auditoire, une communauté de vie qui élabore sa propre histoire.
Keorapetse Kgositsile s’appuie sur le même type d’échange dans son poème « To My
Daugher » :
Should you one day
See a man’s back wobble to your eye
Like a scab or pus over all
The wounds you have known
Tell your sister or brother
Your father was once a dreamer
162Thématique omniprésente de la blessure, collision entre paysage mental et paysage
réel, vision et transmission : l’échange entre histoires individuelles et histoire collective est
constant, et le poète est aussi celui qui donne des noms, qui les martèle, les répète, constituant
ainsi une mythologie du temps présent. “Father”, “mother”, “brother”, “sister”: autant
d’éléments familiaux qui sont aussi l’identification et la composition d’une famille élargie,
qui ne désignent pas seulement la réalité familière de la vie de la communauté noire, mais
aussi la matérialisation dans le texte d’une collectivité infrangible et que la voix poétique
vient littéralement constituer. La préoccupation pour une génération sacrifiée est constante
dans les années 1970 et 1980 ; et si les poètes font état d’un environnement de violence qui
augure d’un avenir périlleux, c’est sans relâche qu’ils s’efforcent de tisser les liens d’une
histoire commune, sans ignorer les ambiguïtés inhérentes à la prise de parole :
Wouldbe brother hear me well
this voice I bring you
is the voice of our mothers
fathers of my father and your peers
you… you are your own father
Listen carefully
the ancients say
the finger of the witch
points at you and withdraws to the witch
but the word that is uttered
does not return to the tongue
any more than a deed could be undone
163Avec la prise de parole et dans l’échange s’instaure aussi une prise de responsabilité ; en ce
sens, les poètes de la Black Consciousness sont encore une fois porte-parole plus que
prophètes, notamment dans la mesure où le texte s’élabore dans un échange de parole, dans
une diversité d’appels qui prennent en compte les réponses ou réactions de l’auditoire. Avec
cette fonction de porte-parole s’instaure donc également une temporalité nouvelle : la capacité
d’endosser une variété d’identités matérialisée par la voix implique que le texte écrit demeure
un texte en mouvement, un texte qui entende son auditoire – une pratique poétique qui met
donc radicalement en cause un système d’oppositions simplistes entre oralité et écriture, et la
vision d’une parole figée par l’écrit. C’est dans un poème de neuf pages, « Getting Off the
Ride », que Mafika Gwala fait entendre les anonymes à qui il donne la parole :
I’m one of the sons of those black mamas,
Was brought up in those dust streets
[…]
I’m the naked boy
running down a muddy road
[…]
I’m the skolly who’s thrown himself
out of a fast moving train
Just to avoid blows, kicks and the hole.
I’m one of the surviving children of Sharpeville
[…]
I’m the young tsotsi found murdered in a donga
[…]
I’m the lonely poet
who trudges the township’s ghetto passages
pursuing the light,
[…]
I’m the African Kwela instrumentalist whose notes
profess change…
164On assiste donc à la naissance d’une poésie à la fois polyphonique et polymorphe qui
fonctionne sur un principe d’indentification fondamentalement lié à la réactivation des notions
de performance et de dialogie. Cette polyphonie est aussi caractéristique de la dynamique
entre expérience et expérimentation, manifeste également dans le système d’échos qui se met
en place ; si le poète peut parler au nom des autres, au nom d’une communauté à laquelle il
appartient et qu’il contribue à construire, c’est aussi parce qu’il est d’abord celui qui entend et
écoute :
I hear voices
as I look up to the stars
[…]
I hear voices
from a wailing waif
[…]
I hear voices
blowing out of fiery veins
Voices coming from the prison cell
against psychiatric blackmail
165Si la capacité d’entendre est ici expérience de la douleur, elle est aussi à l’origine du combat ;
le titre de ce poème de Mafika Gwala, « Black Schizophrenia », rend compte de l’expérience
totale qui consiste à porter et faire résonner la parole des autres. Le poète est celui qui semble
vivre en premier lieu la violence de l’expérience qui consiste à être le réceptacle de la voix
des autres ; il n’est pourtant jamais peint comme l’élu ou le singulier, mais plutôt comme un
travailleur parmi d’autres, celui qui prend en charge la mise en forme et la résonance des voix
que l’on n’entend pas. C’est ici que s’élabore une conception de l’histoire inhérente à la
notion d’expérience ; ainsi, pour Lewis T. Gordon,
Every black person faces history – his or her story – every day as a situation, as a
choice, of how to stand in relation to oppression, of whether to live as a being
subsumed by oppression or to live as active resistance towards liberation, or to live as
mere indifference. This conception of history is rooted in daily life. As a consequence
it has no « heroes ». There is no question of elevating one’s value beyond oneself into
164 Mafika Gwala, Jol’iinkomo, Johannesburg, Ad. Donker, 1977, p. 63-64.
a spirit of seriousness. There is, instead, the recognition of how one’s actions unfold
into one’s identity in relation to the socio-temporal location of one’s experience.
166L’engagement ici n’est pas la fabrique des héros ; mais dans l’expérience et dans la
formulation de cette expérience résident précisément un mouvement dans l’histoire, une
appropriation qui, dans l’expérience poétique proprement dite, est d’abord en lien avec une
expérience langagière (« history », « his or her story »). Le langage n’est ni celui des héros, ni
celui qui les chante ; il est la multiplicité des formes qui donnent corps à des sujets dans
l’action. Enfin, cette prise de parole collective, cette appropriation dans le texte poétique
n’aboutit pas pour autant à un nivellement des individualités ; la construction politique
s’élabore donc non seulement par le partage de l’expérience dans le langage, mais aussi dans
la résonance de voix singulières, aux identités propres, livrant là aussi une nouvelle vision
d’une communauté politique et poétique ou, ainsi que le formule Jean-Luc Nancy,
Ce que je crois pouvoir nommer la « singularité » : chacun au coup par coup, un par
un, mais tous ensemble. L’être-en-commun mais sans substance commune.
167Ainsi, la force de la poésie de la Black Consciousness réside aussi dans cette appropriation de
la voix de l’autre, dans la capacité du poète à laisser parler les voix en leur donnant une
forme ; la multiplicité des identités et des voix vient alors attester la constitution d’un corps
social commun.
Au cœur de cette expérience, en 1978, dans le premier éditorial du magazine
Staffrider, A.W. Oliphant et Ivan Vladislavic écrivent :
A feature of much of the new writing is its « direct line » to the community in which
the writer lives. This is a two-way line. The writer is attempting to voice the
community’s experience (« This is how it is ») and his immediate audience is the
community (« Am I right ?”). Community drama, “say” poetry, an oral literature
backed and often inspired by music: this is the heart of the new writing.
168Il est significatif que les deux rédacteurs utilisent, dans des parenthèses qui viennent illustrer
leur argumentation, les phrases d’un dialogue imaginaire au style direct. Cette « ligne
166 Lewis R. Gordon, Fanon and the Crisis of European Man, An Essay on Philosophy and the Human Sciences, New York, Routledge, 1995, p. 29.
167 Jean-Luc Nancy, Politique et au-delà, Paris, Galilée, 2011, p. 11.
168 Andries Walter Oliphant and Ivan Vladislavic, Ten Years of Staffrider, 1978-1988, Johannesburg, Ravan Press, 1988, p. xi.
directe » entre le poète et la communauté à laquelle il appartient et pour laquelle il prend la
parole est bien un trait essentiel et distinctif de la poésie de la Black Consciousness au sens où
le dialogue qui se met en place engage les deux interlocuteurs : de la réaction et de l’action de
son auditoire dépend aussi l’existence même du poète. Cette réinterprétation de l’échange
(« call and response ») propre à la poésie orale laisse entendre que la poésie de la Black
Consciousness ne prend pleinement sens que si ses appels ou injonctions sont suivies d’effet ;
s’il paraît excessif d’interpréter littéralement cette modalité de fonctionnement, il n’en reste
pas moins qu’elle implique pleinement l’auditoire, non seulement en relayant les voix des
sans-voix, mais aussi en entendant leur réponse. Le poète est alors au cœur d’une dynamique
qui réactive les notions de performance, de dialogie et d’engagement ; et c’est sa capacité non
seulement à parler pour mais aussi à parler avec (et non plus à parler de) qui caractérise un
engagement politique d’abord fondé dans la voix comme polymorphe et insaisissable. C’est
bien dans cet échange que le poète donne un statut de sujet aux différents locuteurs des
dialogues qu’il donne à entendre :
Trying to silence your
undaunted voice enveloped in
the quest for bare facts
[…]
Ever ready for a fruitful chat
As you pushed books
To the concerned student, to the lecturer
The doctor, the trader, the housewife
The welder, to the well-off lawyer
The poor and the idealist
Each one a vital part of a whole
Today Victoria Street was rainy
On Maydon Wharf the dockworkers
Were soaking
[…]
Some did swallow the rain that fell
On their silent lips
169Adresse directe à un camarade de lutte, instantané d’une Afrique du Sud silencieuse, décrite
ailleurs par Denis Hirson comme figée sous une cloche de verre (« under the belljar »)
170,
169 Mafika Gwala, No More Lullabies, op. cit., p. 60.
170 “[in the late 60s and early 70s] For us as white students, it was difficult to assess exactly what being in Africa might mean. Those were suffocating years, years in which I felt that Johannesburg, white Johannesburg, was under a belljar, and the blacks under that belljar were whites’ servants. The masters and servants were together under this belljar, and Africa was somewhere beyond the glass, God knows where it was. “(Interview par Robert Berold, New Coin).
transmission de parole par le livre, circulation de la parole, unité d’une collectivité dans la
singularité de tous ceux qui la composent, ceci accompagné d’un déplacement presque
imperceptible au cours du poème : du poète-locuteur à ceux qu’il chante, la parole et l’écoute
se déplacent pour une polyphonie qui peut même inclure ceux qui sont silencieux. C’est aussi
dans l’appel direct à ceux qui ne parlent pas que s’inscrit la prise en charge dans le langage
par le poète qui produit l’action :
Take heed, father
[…]
Take heed, son
[…]
Take heed, mama
your sons don’t dodge and hide
from the police
choosing to be criminals
they never wished
to die in casualty wards
netted with stab wounds
moaning: when will it dawn?
Take heed, sister
on your nightland beat
[…]
Black people, let’s take heed
171C’est bien l’interlocution propre à la poésie de la Black Consciousness qui produit l’espace où
la parole est action, dans une pratique de l’engagement qui garantit la résonance de la voix de
l’autre précisément parce que le public n’est pas seulement celui qui reçoit et écoute mais
aussi celui qui parle. La force de la poésie de la Black Consciousness, en ce sens, n’est pas
seulement d’élaborer et de pratiquer des stratégies de lutte contre le système d’apartheid, mais
aussi de mettre en cause de manière fondamentale le système de légitimation de la pratique
poétique. Benoît Denis le rappelle dans son article « Engagement et contre-engagement. Des
politiques de la littérature » :
On a souvent invoqué une différence quant à la conception même de ce qu’est le
langage littéraire : là où l’écrivain authentique selon Barthes fait un usage intransitif
du langage, l’écrivain engagé au sens classique privilégierait sa fonction
instrumentale, ce que traduirait la préférence sartrienne pour la prose au détriment de
la poésie et l’assimilation du prosateur au parleur. Or, il ne faut pas aller très loin pour
constater que cette opposition entre transitivité et intransitivité, transparence ou
opacité du langage, n’est pas, dans le discours des écrivains engagés, l’élément
déterminant de leur argumentation, mais qu’elle a plutôt le statut de produit secondaire
d’un choix plus fondamental : celui qui consiste à élire le rapport concret au public
comme lieu susceptible d’authentifier l’engagement littéraire.
172Au-delà de la position eurocentrée sous-tendue et mise en cause par les références
mentionnées dans cet extrait, et caractéristique de nombreuses analyses de la question de
l’engagement qui se révèlent inaptes à rendre compte de pratiques littéraires n’appartenant pas
au champ légitime de la littérature, Benoît Denis insiste à juste titre sur l’authentification de
l’engagement par le public, emblématique de la situation d’interlocution et de dialogie qui est
à la fois le préalable et la pratique propres à la poésie de la Black Consciousness. Par ailleurs,
l’opposition simpliste entre prose et poésie, comme un écho à l’opposition entre oralité et
écriture, ne permet pas de rendre compte de la dimension proprement langagière de
l’engagement ; c’est pourtant bien le langage qui est le lieu premier de l’expérience de
l’engagement et du rapport au public. Ceci nous amène à un élément clé : c’est précisément
dans l’illégitimité que se construit la force de la poésie, dans sa rupture avec la langue, avec
l’ordre des choses qu’elle porte et impose ; rupture avec une vision univoque de l’écriture,
avec la relégation de la voix parmi les outils primitifs de ceux qui ne savent pas se faire
entendre. C’est bien l’invention et l’émergence d’une autre légitimité ; et si cette rupture est
un appel, une déclaration, une pratique, elle est aussi un jeu, une appropriation magique du
langage.
La poésie de la Black Consciousness fait donc émerger une figure nouvelle du poète :
tout en jouant un rôle social hérité de la poésie traditionnelle, il est d’abord une figure de la
transgression ; porte-parole, messager, il fait parler les sans-voix par sa voix propre ; le texte
qu’il écrit est d’abord habité par la voix, et la performance y est déterminante, mettant en
place une dialectique cruciale entre oralité et écriture ; autant de critères essentiels non
seulement à la lecture des textes de la Black Consciousness, mais aussi à la persistance et au
renouvellement d’une poésie engagée dans la période de l’après-apartheid. Cette figure
multiforme est ainsi décrite dans l’éditorial du premier numéro de Staffrider, magazine dont le
rôle fut essentiel dans la publication et la diffusion des textes d’une multitude d’auteurs sous
172 Benoît Denis, « Engagement et contre-engagement. Des politiques de la littérature », in Formes de