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Une textualité en crise : la dichotomie oralité / écriture s’efface pour être remplacée

2. Dans la langue et pour un langage

2.3 Une textualité en crise : la dichotomie oralité / écriture s’efface pour être remplacée

être remplacée par l’aporie de la représentation du monde par le

langage

Le travail des poètes de la Black Consciousness témoigne de la volonté collective de

mettre en place des structures et discours durables sur lesquels fonder le fonctionnement

humain et égalitaire d’une autre société à venir. L’attention portée au partage de la parole, mis

en œuvre dans la poésie de la Black Consciousness, incarne la certitude que le langage porte à

la fois les symptômes et la résolution des conflits d’une société sud-africaine où l’apartheid

opère comme un déterminisme qui a envahi jusqu’à la langue et au langage, s’imposant en

cela comme une colonisation mentale continue. Pour Pierre Bourdieu,

On fait comme si la capacité de parler, qui est à peu près universellement répandue,

était identifiable à la manière socialement conditionnée de réaliser cette capacité

naturelle, qui présente autant de variétés qu’il y a de conditions sociales d’acquisition.

La compétence suffisante pour produire des phrases susceptibles d’être comprises peut

être tout à fait insuffisante pour produire des phrases susceptibles d’être écoutées, des

phrases propres à être reconnues comme recevables dans toutes les situations où il y a

lieu de parler. […] Les locuteurs dépourvus de la compétence légitime se trouvent

exclus en fait des univers sociaux où elle est exigée, ou condamnés au silence.

205

Capacité et compétence sont insuffisantes à garantir un acte de parole effectif en l’absence

d’une légitimité du locuteur ; l’insistance sur l’écoute est ici une notion clé : c’est cette

légitimité qui permet de passer de la compréhension à l’écoute. Le double sens du mot lieu

ouvre alors un espace autre : « toutes les situations où il y a lieu de parler » marquent

précisément la volonté de construire un espace de parole en propre mais surtout un auditoire

sans lequel l’acte de parole demeure non-réalisé. La force d’un système d’oppression réside

dans l’impossibilité pour les sans-voix de mesurer leur légitimité à l’aune de celle des

oppresseurs ; il leur revient alors de construire leur propre espace, leur code, leurs conditions

de réception, autant de paramètres permettant la résonance des voix de transgression.

L’engagement des poètes de la Black Consciousness se construit donc à la fois dans

l’opposition, la lecture contestataire des textes dominants et considérés comme légitimes, et la

tentative de construction d’une parole qui donnerait forme à la voix des sans-voix. Ce

processus ne va pas sans une certaine violence à l’égard de la langue choisie et, au-delà, du

langage comme instrument et pratique ; produit de l’expérience commune de l’oppression et

de la relégation, la révolte touche d’abord les mots, la syntaxe, et le poème s’inscrit comme

expérimentation du monde, du dire du monde tel qu’il est, mais aussi comme expérimentation

d’une formalisation de l’indicible. Objet cathartique, certes, le poème ne résonne pleinement

que parce que le traitement qu’il fait subir au langage ouvre sur le questionnement renouvelé

de la représentation du monde par le langage et sur les modalités de l’action.

L’art ne peut se dispenser du « devoir de violence »,

écrit Alain Mabanckou dans sa Lettre à Jimmy

206

. Cette violence est d’abord le miroir de la

violence subie : si la langue et le langage sont des instruments de contrôle essentiels, alors

seul le langage – ou un langage – pourra, à sont tour, les renverser. S’affranchir de ce que les

discours considérés comme légitimes imposent requiert aussi une violence et une radicalité

qui deviennent stratégie de résistance face à la longue et insidieuse manipulation du langage

par les structures de l’état d’apartheid. S’attaquer à ces discours peut alors prendre la forme,

comme chez James Matthews, de poèmes à la fois mordants et désespérés :

democracy

has been turned

into a whore

her body ravished

by those who

pervert her

into the bordello

bandied from crotch to hand

her breasts smeared

with their seed

and for us

denied the delight

of her body

in our bordello

democracy has turned

syphillitic

207

La contamination du langage et de la forme n’est pas seulement thématique : James

Matthews, dans toute son œuvre, se consacre avec acharnement à la représentation par et

dans le langage d’un monde dont la réalité est pourtant indicible. Mais c’est bien le langage

de l’oppresseur qui s’évertue à masquer un réel écrasant, à le travestir et le justifier ; et c’est

ca langage qu’il faut d’abord renverser. Les poètes de la Black Consciousness mettent alors en

place des modalités singulières au service d’un but collectif, un langage commun porté par

des voix diverses, parmi lesquelles celle de Wally Serote s’attache depuis ses premiers textes

à faire sonner et résonner toutes les inflexions et modulations d’une voix narrative :

i recall Thabo and Dikeledi

who were shot dead when they were naked

on the head

on the heart

on the backbone

206 Alain Mabanckou, Lettre à Jimmy, Paris, Fayard, 2007, p. 78.

everywhere they were shot

in the night

in the eye

on sight

in their house

they were put against the wall naked

Dikeledi and Thabo I think of them

at night

in my speech

when i write

[…]

Dikeledi and Thabo

who built a house as if it were a nest

when I told them a tale

about Joe whom i had to meet

i could not find Joe

his blood

his flesh

turned the white horns on the tree red and brown

we can’t find his back

nor his head or buttocks

the bomb took everything

except a lump of flesh

it is hard to tell which part of the body this lump came from

208

Ici l’enchâssement des récits (« I recall », « in my speech / when i write », « when I told them

a tale ») vient rendre compte de la violence d’une expérience qui ne peut se dire que dans la

pratique poétique : le trop-plein de l’expérience et son caractère insoutenable ne peuvent se

dire que dans l’expérimentation avec le langage, à laquelle nous assistons ici de manière

directe. L’exploitation de la polysémie du terme « everywhere », l’ambiguïté temporelle qui

transforme le passé en un présent obsessionnel comme l’indique le refus explicite de choisir

de manière définitive une expression de la modalité (« i could not find Joe », « we can’t find

his back ») sont autant d’élément qui mettent en cause la capacité du langage à dire le monde,

mais sont aussi une confrontation avec la notion même d’écriture poétique, qui fusionne ici

avec la parole (« in my speech / when i write », « when I told them a tale »). Ici le langage se

désagrège comme le corps raconté : la recomposition d’une histoire ne peut se faire que dans

la violence faite au langage. La voix narrative omniprésente ne vaut enfin que par ses

rencontres, le portrait d’une expérience commune et son autodéfinition par la construction

d’un récit (passage de « I » à « i », de « i » à « we », caractère incantatoire des noms).

208 Wally Serote, Freedom Lament and Song, Capetown, David Philip Publishers and Mayibuye Books, University of the Western Cape, 1997.

Ainsi les poètes de la Black Consciousness parcourent un temps et un espace,

omniprésents dans leurs textes, qu’ils produisent dans le langage investi comme lieu de

liberté. La poésie comme lieu de contrainte doit donc être totalement déconstruite pour une

reconstruction au service d’un engagement poétique et politique total, et il semble que l’excès

de contraintes d’ordre politique, économique, social produise un espace de contraintes

maximales de nature à produire une poésie qui ne peut que s’en libérer violemment et faire

sens de cette libération à la fois comme stratégie, but et pratique. Cette démarche est très

clairement revendiquée par Mothobi Mutloatse, qui déclare :

We will have to donder conventional literature : old-fashioned critic and reader alike.

We are going to have to pee, spit and shit on literary convention before we are

through, we are going to kick, push and drag literature into the form we prefer. We are

going to experiment and probe and not give a damn what the critics have to say.

Because we are in search of our true selves – undergoing self-discovery as a people.

We are not going to be told how to re-live our feelings, pains and aspirations by

anybody who speaks from the platform of his own rickety culture.

209

Cette profession de foi se déploie sur plusieurs plans ; elle est d’abord le rejet radical de

normes littéraires reconnues et imposées à la fois par la critique et par le public, et dessine

ainsi le champ littéraire comme une institution prescriptrice auquel il importe d’abord de ne

pas appartenir. Le travail littéraire se conçoit donc en premier lieu comme une violence faite à

la littérature comme matériau préexistant et un travail qui porte bien sur la forme (« kick, push

and drag literature into the form we prefer »). Mais Mothobi Mutloatse établit surtout la

relation entre expérience et écriture : la légitimité de la parole est posée ici par un processus

d’expérimentation inséparable de sa pratique comme engagement dans la libération d’un

peuple. La possession de la parole et la possibilité d’en jouer demeurent la ligne de partage

entre dominants et dominés, et c’est ce clivage caricatural que Mutloatse met en cause, en

refusant un discours imposé (par la négation de la forme passive dans « we are not going to be

told how to re-live our feelings, pains and aspirations ») par une instance dont la domination

est fondamentalement illégitime (« by anybody who speaks from the platform of his own

rickety culture »).

La déclaration de Mutloatse témoigne pourtant d’un moment ambigu, notamment en

ce qui concerne le processus d’engagement en littérature qui consisterait en une forme de

seconde expérience (« to re-live our feelings, pains and aspirations ») ; enfin, l’omniprésence

d’une figure dominante et indéfinie demeure pesante et témoigne surtout de la difficulté à se

libérer d’un système de domination qui continue, malgré sa déréliction, à peser sur le champ

littéraire. Ainsi, si la poésie de la Black Consciousness ne peut faire l’économie d’une forme

de violence à la langue et au langage, c’est aussi parce que cette seconde expérience, et

l’expérimentation dans l’écriture qu’elle induit, sont déjà des moments et des processus de

combat avec un monde qui semble échapper au langage :

groovy, man, groovy shouted all around

apartments filled with more rats than people

cokroaches encroached floor to ceiling

womb’s fruit flushed down the drain

kids wearing old men’s underwear

[…]

groovy, man ; this is the scene

eight year old knowledgeable about maryjane

young girls brazenly flaunting purse between thighs

love-children proliferating the place

all material for psychiatric research

beautiful, baby; oh, so beautiful

the MAN owns everything

black people dying with stench

of garbage halls and shit

beautiful, baby; groovy, man

210

En somme, ce que souligne Mothobi Mutloatse, et ce dont témoigne James Matthews dans ses

poèmes, c’est tout à la fois l’inadéquation des mots au monde et, en miroir, l’inadéquation des

outils d’analyse critique aux textes directement issus de cette expérience totale qu’est

l’expérimentation poétique de la Black Consciousness. Les termes « conventional » et

« convention », qui renvoient à l’idée de conventions formelles et thématiques en matière de

production littéraire, donc de normes établies et imposées par d’autres comme critère de

jugement, désignent aussi ce qui est considéré comme recevable, légitime au regard du champ

concerné, et non-transgressif. L’appropriation de la parole ne peut donc se faire que dans une

pratique de la rupture qui semble se faire terme à terme avec une littérature dite

conventionnelle et imposant des normes qui sont d’abord d’ordre politique et sociologique. La

notion d’expérience est bien là aussi au cœur de l’engagement poétique : pour les poètes de la

Black Consciousness, la légitimité et l’autorité de leur propre discours s’élaborent dans la

transgression et procèdent donc de la volonté d’élaborer un langage. Ce n’est donc pas le

langage du critique ou de l’expert, mais un langage qui construit un lien dynamique entre la

réalité de l’expérience et celle de l’expérimentation comme processus de création langagière.

La poésie de la Black Consciousness construit donc non seulement sa légitimité mais aussi

son efficience en élaborant ses propres outils d’analyse, qu’elle impose au fur et à mesure

qu’elle s’écrit. Elle effectue donc par là une profonde remise en cause du discours critique et

de sa capacité à entendre des voix dissonantes ; sa force de construction tient alors à sa mise à

distance du discours d’expertise auquel elle substitue l’expérimentation langagière comme

pratique, à l’image de cette mise en cause de l’autorité de l’expert :

Paradoxe (général ?) de l’autorité : elle est créditée par un savoir qui précisément lui

manque là où elle s’exerce. Elle est indissociable d’un « abus de savoir » - où il faut

peut-être reconnaître l’effet de la loi sociale qui désapproprie l’individu de sa

compétence en vue d’instaurer ou de restaurer le capital d’une compétence collective,

c’est-à-dire d’un vraisemblable commun.

Faute de pouvoir s’en tenir à ce qu’il sait, l’expert se prononce au titre de la place que

sa spécialité lui a value. Par là il s’inscrit et il est inscrit dans un ordre commun où la

spécialisation a valeur d’initiation en tant que règle et pratique hiérarchisante de

l’économie productiviste. Pour s’être soumis avec succès à cette pratique initiatique, il

peut, sur des questions étrangères à sa compétence technique mais non pas au pouvoir

qu’il s’est acquis par elle, tenir avec autorité un discours qui n’est plus celui du savoir,

mais celui de l’ordre socio-économique. […] Mais lorsqu’il continue à croire ou à

faire croire qu’il agit en scientifique, il confond la place sociale et le discours

technique. Il prend l’un pour l’autre : c’est un quiproquo. Il méconnaît l’ordre qu’il

représente. Il ne sait plus ce qu’il dit. Certains seulement, après avoir longtemps cru

parler comme experts un langage scientifique, se réveillent de leur sommeil et

s’aperçoivent soudain que, depuis un moment, tel Félix le Chat dans le film d’antan,

ils marchent en l’air, loin du sol scientifique. Accrédité par une science, leur discours

n’était que le langage ordinaire des jeux tactiques entre pouvoirs économiques et

autorités symboliques.

211

La confusion entre place et pratique, entre ordre social et discours sur cet ordre, entre

acquisition d’une autorité et légitimité du discours, témoigne de la difficulté de construire un

espace de parole partagé et d’élaborer des processus d’analyse. Le discours de l’expert en

matière de littérature est aussi celui qui décrète le Beau, le Vrai, le Bien, peut s’ériger en

prescripteur ou censeur structurel, relayant et faisant écho au « langage ordinaire des jeux

tactiques entre pouvoirs économiques et autorités symboliques ». L’entreprise poétique de la

Black Consciousness met alors en lumière la difficulté à produire et maintenir un espace

d’engagement où le langage fasse sens alors même que la réalité de l’expérience semble le

dépasser. La proposition d’un langage nouveau face à la déperdition du sens et à la perversion

du langage commun par un système d’oppression, la construction d’un auditoire et sa

participation dans l’échange sont les conditions dans lesquelles la poésie de la Black

Consciousness s’inscrit comme action sur le monde ; mais les textes poétiques luttent aussi

contre un monde qui semble porter l’impossibilité de sa propre représentation.

C’est en effet à la réalité de l’expérience que le travail poétique se heurte, non pas dans

sa véracité mais dans la recherche d’un langage apte à la dire et y opposer une force de

construction. Les termes de Mothobi Mutloatse sont significatifs à cet égard, lorsqu’il associe

de manière directe au travail poétique la recherche qu’un peuple effectue sur lui-même sur le

chemin de l’autonomie et de la libération. En ce sens, la recherche d’un langage propre qui

passe par la violence faite à la forme est la garantie de l’intégrité d’un processus ardu – « we

are in search of our true selves, undergoing self-discovery as a people ». Or la construction

d’une collectivité sur le partage de l’expérience commune achoppe sur l’indicible de cette

expérience ; pour Chris van Wyk,

It does not make sense that writing about oppression in a direct fashion would be

illuminating for blacks, since the experience of oppression is something with which

we are all familiar. […] The State has, so to speak, stolen all the metaphors from the

writers by turning life into such a horrific thing that it requires an extraordinary

imaginative effort to respond to this creatively. […] Currently, there are children in

detention, there are new brutal forms of repression used by the State. We have to

respond to these horrors by finding metaphors which will not only sustain our people

in the struggle but will also undercut the oppressive grip of the State.

212

C’est bien la notion même de textualité qui est ici en crise : l’engagement des poètes de la

Black Consciousness rencontre doublement la violence de l’oppression, d’abord dans son

expérience directe, mais aussi dans l’insuffisance des modalités de sa représentation, qui

semblent ne pouvoir être qu’en-deçà de l’objet représenté. Le poème de James Matthews

« Quarry Worker » en est une incarnation, par sa dureté et son sens de l’impasse :

Loading bricks high

with hands as rough

as a reptile’s skin.

The blazing hot sun

full in my face,

I feel no heat

I am a brick,

212 Chris van Wyk, « Staffrider and the Politics of Culture », in Andries Walter Oliphant and Ivan Vladislavic,

Brick,

Brick!

We sometimes pass through the busy City’s streets,

Its buildings scraping the sky.

Covered with red clay

from ear to ear,

even the ‘bang’ of the noon-day gun

I cannot hear.

I am a brick,

a brick,

Brick!

[…]

I cover my body with rags and bricks.

I feel no heat,

I cannot hear,

I feel no hunger –

my soul’s petrified!

I am a brick,

A brick,

Brick!

213

Perte des sens et donc du sens, répétition jusqu’à l’absurde qui fait résonner le poème comme

un refrain cruel : ce poème laisse aussi entendre que la représentation du non-sens est une des

seules voies d’accès à la construction d’un sens autre. La tentative de dire l’indicible est aussi

la trace de la confrontation avec l’aporie de la représentation par le langage. C’est bien là l’un

des enjeux majeurs de la poésie de la Black Consciousness : l’analyse de Chris Van Wyk se

penche non seulement sur le travail poétique proprement dit, mais aussi sur l’appréciation qui

est faite de l’engagement des poètes de la Black Consciounsess, mettant à mal en particulier le

jugement qui consiste à qualifier de mauvaise littérature la poésie engagée au motif qu’elle se

bornerait à un discours de propagande. Le terme « respond » propose en ce sens une autre

vision du travail poétique : il ne s’agit pas seulement d’un portrait du monde ou d’un