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S’engager en poésie : la voix poétique comme reconnaissance de l’autre fait accéder

3. L’oralité comme constitutive de l’engagement

3.2 S’engager en poésie : la voix poétique comme reconnaissance de l’autre fait accéder

fait accéder au champ politique

Ainsi, des premiers poètes de la Black Consciousness à la poésie post-apartheid, le

questionnement du langage dans son rapport au monde et la prise de parole comme

constitutive d’une conscience propre et de la conscience de l’autre sont les composantes d’une

problématique qui n’appelle pas de résolution mais plutôt une pratique. C’est dans les

105 Lesego Rampolokeng, Talking Rain, Johannesburg, COSAW, 1993, p. 9.

106 After Bra W’s flowers (at the moment of rude awakening & rule taking) let all mothers

behold the flowers

they defeat human hurricane & unnatural powers

these flowers bloom

conditions extrêmes qu’incarne et impose le système d’apartheid qu’a pu émerger cette

parole, précisément parce que l’apartheid, tout comme le système colonial analysé par Fanon,

procède exactement à l’inverse : la déshumanisation systématique comme garante de l’ordre

établi. Le non-humain, le sous-humain, l’anonymat, le nom générique, la langue imposée sont

autant de conditions qui imposent une expérience limite, infra-langagière, au-delà ou en-deçà

du langage en ce qu’elles s’attaquent à la langue comme lieu d’humanité ; ces conditions sont

alors aussi celles qui en retour, dans la conscience, la résistance et la lutte, placent le langage

au cœur de la dynamique de réappropriation, d’autodéfinition, de construction. Le langage

sera donc lui aussi expérimental, précisément parce que la parole, et la voix qui la porte, sont

posées comme formes premières de conscience. Là s’établit aussi le lien fondamental entre

engagement et oralité : la voix est reconnaissance immédiate de l’autre comme individu,

comme interlocuteur, comme chambre d’écho, comme acteur. Il s’agit donc bien de dépasser

une simple lecture de l’oralité comme trace littéraire historique, comme particularité

culturelle, et de se garder d’y voir une sorte d’ornementation qui serait propre au texte

poétique sud-africain, comme pourraient sembler le faire croire les commentaires de Nadine

Gordimer sur la poésie de Mtshali ; bien plus que modalité de représentation et caractéristique

formelle, elle est d’abord action, et en ce sens fait son entrée dans le champ politique.

En 1972, James Matthews et Gladys Thomas publient le recueil Cry Rage !,

immédiatement saisi et interdit. Avec la colère et la violence qui vont caractériser toute son

œuvre, James Matthews expose dans un avant-propos aux allures de manifeste un rapide

portrait dévastateur de l’Afrique du Sud de l’apartheid et les raisons de son engagement

poétique :

The declarations in this book are by a housewife and myself, a man of no account,

who refuse to remain silent at all the injustices done to blacks. Our voices are not lone

voices crying in the wilderness. At first, I thought we were the only ones voicing our

protest but now I know there are other voices, in other rooms, joining in our protest

and our words will reach the ears of Christian upholders of civilisation and let them

know that we will not be fed pie in the sky. We shall show our contempt for white

man’s two-faced morality.

107

Marquée par l’urgence, la poésie de James Matthews est investie de la force performative

d’une déclaration de guerre ; ce préambule annonce une poésie qui se veut d’abord action,

indépendamment de toute considération d’ordre esthétique. L’écriture de James Matthews est

pourtant l’incarnation d’une dynamique, de l’irruption du sensible, du matériel, de l’immédiat

dans l’écriture, avec toute leur violence.

the click-clatter of garbage cans

as night-prowl cats disturbed

at feasting of poor man’s slops

flee an alley with banshee screech

couples joined together on countless couches

joy drumbeats their breast

copulation the palliative for angst

rib-thin dog howls its fear

at the dragon eye light of a truck

rumbling from out of the dark

a drunk’s cry trembles in the air

[…]

tall buildings throw threatening shadows

stalking the lone walker

as night settles like stifling death

resurrection coming with the dawn

108

Portrait sonore de l’environnement urbain, hommes et animaux réduits à un niveau semblable

d’êtres en proie à la terreur / êtres-pour-la-terreur : la violence à venir des textes de James

Matthews, c’est d’abord la violence d’un monde que le langage ne dit que par le détour

poétique, non pas en transcendant le réel, mais en lui donnant forme, corps, mouvement, voix.

En dépit du caractère désespéré de certains textes, sa poésie va alors au-delà du portrait du

monde qui l’entoure, ne serait-ce que parce que ce monde est là, écrasant, pesant, un

déterminisme contre lequel chaque mot s’élève. L’irreprésentable est la substance d’une

poésie qui travaille sans relâche non pas tant à le dire ou à le montrer qu’à lutter contre les

multiples formes que revêt la force de l’inhumanité. La brièveté des strophes sur la page

blanche vient alors comme l’incarnation physique du terrain peu à peu regagné par la voix

poétique qui, selon les propres termes de James Matthews, est d’abord une arme. La voix est

non seulement ultime bastion humain, mais aussi et par là même instrument et enjeu de

pouvoir, le lieu des combats, des victoires et des défaites. L’aspect à la fois matériel et

immatériel de la voix en fait en même temps, lorsqu’elle est niée, le symptôme de

l’inhumanité, et la force de construction identitaire. Elle porte en cela sa propre résolution,

parce qu’elle seule peut dire l’impossibilité même de dire. Ainsi le premier texte de Cry

Rage ! est d’abord la négation de la possibilité poétique :

It is said

that poets write of beauty

of form, of flowers and of love

but the words I write

are of pain and rage

I am no minstrel

who sings songs of joy

mine a lament

I wail of a land

hideous with open graves

waiting for the slaughtered ones

109

Dans le recueil No Time For Dreams, James Matthews annonce de manière semblable sa

démarche:

I wish I could write a

poem

record the beginning of

dawn

the opening of a flower

at the approach of a bee

describe a bird’s first flight

then I look at people

maimed, shackled, jailed

the knowing is now clear

I will never be able to write

a poem about dawn, a bird or a

bee

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L’ironie amère, la structure circulaire de ce second poème, la simplicité, la mémorisation

aisée, associées au choc produit par la juxtaposition de l’imagerie pastorale et des verbes

appliqués aux êtres humains, font de ce texte un manifeste qui pose à la fois l’engagement

politique et un appel à une réévaluation du langage et de la parole, et pas uniquement dans le

champ poétique. Le rejet des mots « poem », « dawn », « bee » sonne comme la parodie d’un

jeu poétique enfantin où l’on comblerait des vides par des mots de son choix ; or la poésie de

James Matthews, comme un retour aux questionnements élémentaires sur la langue, est une

lutte permanente et acharnée contre l’impuissance, notamment par la production de structures

poétiques qui partagent et font circuler la parole. La parole en mouvement, la voix en tant que

mouvement, sont les composantes essentielles de textes qui rétablissent un sens de l’humanité

109 James Matthews, Cry Rage !, op. cit., p. 1.

en actes. C’est bien ce que dit Lesego Rampolokeng une trentaine d’années plus tard : il ne

s’agit pas d’écrire sur ce que le sens commun (ou Nadine Gordimer) tient pour beau, mais de

s’engager dans ce qui constitue une expérience radicale : rendre compte des limites du

langage pour les repousser en proposant une poésie expérimentale qui est d’abord une

expérience sur le langage. C’est en ce sens que l’engagement poétique est fondamentalement

dialogue, parce que le texte poétique est aussi trace de la conscience aiguë de l’insuffisance

du monologue qui confine à la folie avant l’extinction de la parole même :

my mind a mist-filled maze

thoughts blindly groping

for the thread of clarity

leading to reason;

a wasteland of words

striving for expression

failing in its meaning

become muted corpses accumulating

in the cavity of my skull;

my signals for identification

smoke spirals in my brain

all lines of communication cut!

111

Selon des modalités différentes, les échos sont persistants d’un texte à l’autre, d’un

poète à un autre : ce qui pose question, c’est bien la perte du sens, l’impossibilité de donner

un sens, et c’est la reconquête du langage seule qui semble permettre d’apporter une

résolution à l’aporie de l’incommunicable. Cet incommunicable en effet est de l’ordre de

l’expérience en Afrique du Sud ; il prend place dans le silence, dans le dit, dans le

non-échange, dans une négation et une négativité du langage, à commencer par la définition des

Noirs comme non-blancs, ceux que Chris Van Wyk décrit comme des corps définis, sur le

même plan, par l’absence de passeport intérieur et l’absence de parole (« suppurating bodies

that have no pass or say ») avant de témoigner avec amertume :

And I record these lives and days

and my friends they have canvases

and torn pastiches

and gloomy nuances

and some shout their hurt from boards

in songs.

112

111 James Matthews, Cry Rage !, op. cit., p. 41.

La privation de parole comme pratique, comme droit, comme caractéristique identitaire,

comme expression légitime, comme pouvoir, trouve son ultime violence dans la répression

policière et l’emprisonnement, avec la privation de dialogue comme corollaire de la

surveillance ou de la peine. « I could imagine leaving prison like a vegetable, unable to speak

coherently », écrit Moses Dlamini, emprisonné durant deux années et demi sur Robben Island.

L’absence de parole sensée comme négation de l’humanité est au cœur de la poésie de la

Black Consciousness comme objet de lutte, de conscience et de reconquête ; et elle est, pour

chaque poète, le lieu d’un itinéraire singulier.

La difficulté n’est pas seulement d’écrire, elle est aussi de produire du sens dans un

univers de non-sens ou de manipulation du sens ; et il nous semble que c’est bien par l’oralité,

et dans un échange dialectique entre voix et écriture, comme un miroir à la dialogie entre les

textes, que peut se produire un sens. Parce que la voix réclame la nécessaire participation de

l’autre, elle contribue à la recherche et à la construction d’un sens dans un processus

dynamique qui ne peut être univoque. Les techniques de l’oralité, en installant un auditoire,

qui participe à l’élaboration du texte, une place fondamentale, postulent aussi une

reconnaissance de l’autre comme sujet qui devient agent du texte, et non simple auditeur ou

spectateur. Ceci implique aussi l’impulsion d’un mouvement qui s’oppose à la pétrification de

l’Afrique du Sud par un système politique d’oppression, pétrification maintenue par la force,

par l’assignation forcée d’identités, manifeste aussi dans le langage, dans le contrôle des idées

et de leur diffusion. Denis Hirson, dans nombre de ses écrits, interventions ou entretiens,

utilise fréquemment l’image d’une paroi de verre ou d’un globe pour évoquer l’Afrique du

Sud de son enfance et de son adolescence. Cette paroi de verre rend compte à la fois de la

dimension spectaculaire et obscène de l’oppression ordinaire, de la compartimentation des

êtres, et de l’incommunicabilité fondamentale qui préside aux relations interpersonnelles

comme à l’éventualité d’un récit sud-africain. La dimension spectaculaire fait d’ailleurs

obstacle à l’engagement, en ce qu’elle réduit au silence, abasourdit, effare ; c’est la force

écrasante de l’oppression visible, audible, manifeste, dont la puissance laisse entendre que

toute opposition est à la fois illégitime et ridicule. L’Afrique du Sud de l’apartheid relève de

l’incommunicable ; or la voix est fondamentalement mouvement, dynamique, échange, élan,

attente de réponse, dans la création d’un espace qui résonne. En ce sens le silence forcé est

aussi une des conditions essentielles de production de la poésie de la Black Consciousness : ce

n’est que dans ce silence que la voix poétique entre en action. Il est certain que ce silence

imposé est d’abord le lieu d’une violence symbolique, d’un déni, d’une négation identitaire et

historique ; mais les voix qui le brisent et l’emplissent en font un lieu de résonance qui

dispose l’auditoire à l’écoute et à l’action, qui l’appelle comme il appelle le sens.

Ce rapport de l’oralité au sens est aussi celui de la prise en compte de l’auditoire, et

donc de l’investissement d’une collectivité dans la production d’un sens proprement social.

Pour Jean-Luc Nancy, analysant la perception de la mélodie,

Il s’agit de remonter à ou de s’ouvrir à la résonance de l’être ou à l’être comme

résonance. Le « silence » en effet doit ici s’entendre non pas comme une privation

mais comme une disposition de résonance : un peu – voire exactement… - comme

dans une condition de silence parfait on entend résonner son propre corps, son souffle,

son cœur et toute sa caverne retentissante.

113

Dans ce silence investi comme lieu d’engagement poétique, la voix est fondamentalement au

nom des autres, pour les autres et vers les autres, en plus d’être une voix autonome comme

vecteur de soi. Auditoire, résonance, écoute et action sont des éléments fondamentaux dans la

construction d’une poésie engagée parce qu’elle est d’abord sociale, en ce qu’elle reconnaît

son auditoire comme sujet, comme interlocuteur, comme participant et acteur. C’est bien cette

imbrication des domaines, des rôles, des actions, manifestement inséparables dans les

productions poétiques et liés par la voix, qui fonde l’engagement et par là-même la

reconnaissance de l’autre comme acteur de l’histoire. Le paradoxe de la voix comme

manifestation immédiate mais aussi comme médiatisant le monde produit une poésie

fusionnelle et pourtant capable d’un recul sur l’immédiat. Denis Hirson, pour qui l’écoute de

la poésie sud-africaine a été un itinéraire et un apprentissage, en propose une définition qui

établit ce lien essentiel et fusionnel entre la poésie et le contexte sud-africain :

[South African poetry] has had fragmented bits of literature, islands if you like. It’s

had oral traditions originally coming out of the rural areas. It’s had an urban European

based tradition. It’s had a scattering of different approaches to poetry, echoing the

shattered political and social realities of the country. Nevertheless there might be a

constellation of poetry developing which could begin to be called a nascent South

African tradition or lineage. […] I would say firstly that it’s not about the world ‘out

there’. […] The kind of poetry I’m speaking about does not describe the world outside

the window. It describes a direct fusion between perception of landscape and feeling

and politics; it records the intimations of an integration of self in the South African

context.

Perhaps one of the major influences on this form is oral, that is, I think I hear the fluid

forms of daily speech, perhaps also the pulse of oral poetry in this poetry that is

nonetheless destined for the blank page. And then there are sometimes implicit and

explicit references to urban music, mbaqanga and jazz. There must also be the

influence of church singing and freedom songs. This is a poetry which demands to be

heard.

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Cette poésie, qui est d’abord un appel, s’inscrit bien dans des conditions politiques et sociales

avec lesquelles elle se veut en interaction. Cette interaction est intrinsèquement celle du poète

avec son auditoire, par cette intégration, cette fusion du soi avec le champ social. Il est

frappant que dans cette interview, Denis Hirson associe aussi directement la question sociale à

la question de l’oralité. La poésie sud-africaine, et en particulier celle à laquelle Denis Hirson

s’est intéressé dans son anthologie The Lava of this Land, est d’abord l’héritière d’un

ensemble de traditions orales et musicales d’origines diverses. Mais la filiation qu’elle a créée

à partir des années 1960 est née de la volonté de demeurer en prise directe avec le monde

qu’elle s’obstine à ne pas mettre à distance ; au contraire, ce rapport direct au contexte

sud-africain est aussi le moyen d’interagir avec le lecteur ou l’auditeur, et donc de se situer dans

l’action. Cette pratique est alors éminemment politique : cette fusion avec le monde est à

l’opposé d’une poétique détachée des contingences qui voudrait les transcender au nom d’une

esthétique de l’éloignement comme gage de qualité et de pureté. Dans ce cadre, l’oralité dans

l’écriture assure aussi un échange aussi direct que possible entre le monde, le poète et son

public. La poésie est alors à la fois écoute et appel, chambre d’échos et lieu de dialogues,

prise de parole et attente d’autres voix. Elle est fondamentalement reconnaissance de l’autre,

parce qu’elle pose le dialogue au principe de toute poétique. C’est bien cette reconnaissance

qui en fait une poésie politique, dans la polyphonie qui donne la parole à tous, y compris à

l’adversaire, dans l’élaboration collective d’un récit, dans l’expérimentation qui fait échapper

le langage à l’assignation du sens, dans l’exploration des limites et des marges du langage. En

somme, pour les poètes de la Black Consciousness et leurs successeurs, l’enjeu a été et

demeure de trouver un langage commun, celui qui rendrait compte du monde et serait audible

par tous, donnant à tous la possibilité de se faire entendre dans ce langage. En se situant dans

une logique performative et dialogique, la poésie ouvre la voie à l’action, sans négliger les

ambiguïtés et les insuffisances que porte le langage lui-même, sans oublier la part commune

d’incommunicable et d’irreprésentable que partagent le poète et son auditoire. La poésie

engagée ne pourra donc se contenter d’être pamphlet, slogan, sous peine d’être vouée à une

existence éphémère.

On tient trois jours, à la rigueur trois mois, en utilisant la dose de ressentiment

contenue dans les masses, mais on ne triomphe pas dans une guerre nationale, on ne

met pas en déroute la terrible machine de l’ennemi, on ne transforme pas les hommes

si l’on oublie d’élever la conscience du combattant. Ni l’acharnement ni le courage, ni

la beauté des slogans ne suffisent.

115

En dépit de l’urgence et de la difficulté à dépasser le présent, elle est aussi politique en

ce qu’elle construit, dans et par le langage, une conscience ; et la force de la poésie de la

Black Consciousness, c’est bien, dans la fusion que décrit Denis Hirson, d’avoir produit un

espace et un temps où autre chose pouvait advenir, non par la grâce du temps qui passe, mais

par l’action politique. Il a fallu formuler, articuler ce temps pour que l’action y prenne place,

et la poésie de Wally Serote en rend clairement compte :

For Don M. – Banned

it is a dry white season

dark leaves don’t last, their brief lives dry out

and with a broken heart they dive down gently headed for

the earth,

not even bleeding.

it is a dry white season brother,