1 The black interpreters
1.2 Du prophète au poète porte-parole
Il semble alors que le poète de la Black Consciousness soit paradoxalement porteur de
rôles et de stratégies propres à la littérature et à l’histoire sud-africaines, engagé dans une
entreprise profondément liée à son temps, et tout à la fois engagé dans la destruction et la
mise en cause des modèles, des représentations pré-établies, des déterminismes historiques et
des outils critiques qui les accompagnent. La multiplicité des rôles qui semblent lui être
historiquement dévolus peut apparaître écrasante ; nous l’avons dit, c’est d’abord l’héritage
spécifiquement sud-africain qui fait du poète un conteur, un historien, un interprète. Le
glissement vers la prophétie, dans ce cadre, est aisé : il est aussi celui qui rapporte des visions,
des rêves, des mythes, et se charge de les mettre en lien avec l’histoire de la communauté à
laquelle il les rapporte. Son rôle est donc aussi social, quelle que soit la cause qu’il choisit de
servir ; le poète parle en son nom propre mais aussi au nom des autres – charge périlleuse
lorsqu’il s’agit non plus de dire l’histoire mais de la faire, non plus de peindre l’ordre établi
mais de le défaire. Dès les années cinquante, l’intellectuel noir se voit plus ou moins
explicitement chargé d’une mission : Jacques Alvarez-Péreyre rappelle ainsi que les Noirs les
plus aisés et les plus instruits n’en sont pas moins soumis aux mêmes contrôles et
humiliations propres à l’apartheid, en particulier lorsque le système se durcit, et y voit un
statut de l’intellectuel noir spécifique à l’Afrique du Sud. En dépit d’une aisance sociale
supérieure à celle de la majorité des Noirs, cette catégorie demeure donc considérée comme
représentative et légitime à s’exprimer sur la condition noire :
Ni véritable bourgeoisie ni prolétariat mais classe intermédiaire entre la bourgeoisie
blanche et le sous-prolétariat noir, la catégorie des évolués noirs dans laquelle se
recrutent les premiers écrivains exprimera les sentiments les plus profonds de la
totalité des gens de couleur. On comprend aisément que l’aggravation des conditions
due à la radicalisation de l’apartheid dès le début des années 1950 ne puisse que
fortifier cette tendance. Comme l’écrira Lewis Nkosi (Home and Exile, 1965) :
« L’effet niveleur de l’apartheid a évité, pour notre bonheur, que se crée une
bourgeoisie noire. » Cette représentativité que l’on peut assigner à l’intellectuel et à
l’écrivain noir leur donne plus que dans toute autre société un statut officieux de
porte-parole, statut non dépourvu d’ambiguïté au sein même de leur communauté.
150Jacques Alvarez-Péreyre nuance d’emblée son propos en précisant que l’existence de classes
dans la communauté noire est déjà source de tensions. L’émergence d’une bourgeoisie noire,
dès l’instauration du vote censitaire dans la colonie du Cap au milieu du 19
èmesiècle, a posé
des lignes de fracture et de conflit que la fin du système d’apartheid a encore renforcées. Il
n’en reste pas moins, comme nous l’avons souligné, que le partage de l’expérience demeure
au cœur de l’émergence d’une parole qui se veut mobilisation collective. A cette donnée
sociale s’ajoute la marque durable du rôle du praise poet et de sa fonction ritualisée en
Afrique du Sud ; elle fait donc partie du travail de recyclage caractéristique de la poésie de la
Black Consciousness, qui s’explique dans un premier temps par l’entreprise de déstructuration
de l’individu et de la collectivité qu’incarne le système d’apartheid et, avant lui, la
colonisation de l’Afrique du Sud. Harold Scheub souligne ainsi le recours, pour une
collectivité menacée, à l’écriture de ses mythes et à ses poètes :
When the society is under attack, its myths become more vital. Such myths require
subtle alterations in the hands of the visionary hero, but they become a crucial weapon
when the society is confronted by unwelcome outsiders. […] When pressed and
subjugated, people turn to their myths, to their heroes, to the truths of their past, and
their storytellers, historians and poets become decisive leaders in the ensuing
struggle.
151S’il nous semble que les propos de Harold Scheub méritent d’être nuancés ou précisés, ils
demeurent éclairants quant à la transformation des mythes et au rôle du poète – les trois
catégories que sont les conteurs, historiens et poètes fonctionnant aussi en interaction - dans
une société dont les fondements, l’identité et l’intégrité sont en danger. Harold Scheub
n’opère pas explicitement la fusion entre les trois catégories ici proposées, mais il nous
semble que les poètes de la Black Consciousness ont, en plusieurs occurrences, pris en charge
ces trois fonctions à la fois. Les termes employés par Scheub inscrivent d’emblée leur
150 Jacques Alvarez-Péreyre, Les guetteurs de l’aube, op. cit., p. 115. La citation originale de Lewis Nkosi est la suivante : « In South Africa, we were saved from the emergence of a Black Bourgeoisie by the levelling effect of Apartheid ».
151 Harold Scheub, The Tongue is Fire : South African Storytellers and Apartheid, Madison, University of Wisconsin Press, 1996, p. xxiii.
démarche dans la problématique de l’engagement : « a crucial weapon », « society under
attack », « decisive leaders », « struggle » renvoient bien à l’implication déterminante du
poète, quelles que soient sa forme et ses modalités, dans un combat qui met face à face des
hommes, des mythes, des histoires, des écritures et des représentations. Fanon voit d’ailleurs
dans le traitement du mythe l’une des plus évidentes manifestations du « caractère totalitaire
de l’exploitation coloniale » :
L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, absence de valeurs, mais aussi
négation des valeurs. […] En ce sens, il est le mal absolu. Elément corrosif, détruisant
tout ce qui l’approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l’esthétique
ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et
irrécupérable de forces aveugles. […] Les valeurs sont […] irréversiblement
empoisonnées et infectées dès lors qu’on les met en contact avec le peuple colonisé.
Les coutumes du colonisé, ses traditions, ses mythes, surtout ses mythes, sont la
marque même de cette indigence, de cette dépravation constitutionnelle. C’est
pourquoi il faut mettre sur le même plan le DDT qui détruit les parasites, vecteurs de
maladie, et la religion chrétienne qui combat dans l’œuf les hérésies, les instincts, le
mal. […] L’Eglise aux colonies est une Eglise de Blancs, une Eglise d’étrangers. Elle
n’appelle pas l’homme colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc,
dans la voie du maître, dans la voie de l’oppresseur. Et comme on le sait, dans cette
histoire il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus.
Parfois ce manichéisme va jusqu’au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. A
proprement parler, il l’animalise. Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du
colonisé, est un langage zoologique. […] Le colon, quand il veut bien décrire et
trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire.
152Le contexte sud-africain a certes vu l’émergence d’églises dissidentes qui ont su
associer les pratiques européennes et les croyances et pratiques africaines. Toutefois, Fanon
souligne avec force l’importance du mythe comme élément structurant. Autour du mythe,
dans le texte de Fanon, gravitent les éléments clés de l’oppression et donc de la reconquête de
soi : éthique, langage, discours (religieux, moral, soi-disant anthropologique). La prise en
charge du mythe, de son élaboration et de sa transmission, si elle est en partie collective,
revient à ceux qui, au sein d’une communauté, assurent la circulation de la parole. Or la
société colonisée puis post-coloniale a été soumise, comme le décrit Fanon, à la mise en cause
totale de ces éléments structurants. Paradoxalement, et alors qu’il est la trace d’une parole
vive, le mythe devient prétexte à la déshumanisation de l’autre. En phase de résistance et de
combat, le mythe se trouve alors à nouveau au cœur de la lutte et, en Afrique du Sud, est l’un
des lieux où la parole peut se déployer dans un présent déterminé par l’état d’urgence. C’est
bien cet état d’urgence, au sens propre puisque l’état d’apartheid en déclare plusieurs sur la
période concernée, mais aussi dans ce que le temps de l’engagement a d’immédiat, qui
produit une mythologie nouvelle dont le poète fait partie en tant qu’acteur de la lutte. Les
figures mythiques sont alors multiples, et vont des grands noms de la lutte anti-apartheid,
assassinés ou emprisonnés, à des figures entraperçues, comme si une communauté tout entière
s’appropriait la désignation de ses porte-parole et de ses icônes. L’aspect le plus frappant de la
Black Consciousness réside selon nous précisément dans ce que Harold Scheub nous semble
ici sous-estimer, à savoir l’élaboration de mythes nouveaux, la prise en charge de l’immédiat,
la méfiance envers un passé enjolivé, la dimension panafricaine et humaniste d’une littérature
dont les stratégies s’appuient sur le partage de l’expérience pour une dynamique collective
plutôt que sur l’image rassurante d’un passé idyllique. Cette stratégie est aussi une réponse
directe à l’image fabriquée par le système d’apartheid, qui s’appuie précisément sur sa propre
mythologie du monde noir pour élaborer son système d’auto- justification. La dialogie est ici
aussi à l’œuvre, cette fois sous la forme d’une réponse via des tactiques de déconstruction. Le
poète, en somme, se caractérise d’abord par sa force de contestation ; la dimension visionnaire
de la poésie de la Black Consciousness tient alors d’abord à la construction d’une volonté
politique collective – « a polity, […], a willful collective consciousness »
153, pour reprendre
les termes de Ronald A. T. Judy commentant Peau noire, masques blancs.
Prophètes, visionnaires, combattants : les poètes de la Black Consciousness portent
des attributions que leurs textes prennent en charge précisément par la diversité et la plasticité
des formes, par l’appropriation et la manipulation de la langue, par le refus total et annoncé
des normes. L’ironie est d’ailleurs fréquemment à l’œuvre, non seulement comme outil
d’interprétation et d’écriture ou de réécriture, mais aussi comme réflexivité sur le travail
poétique, comme mise à distance des représentations du poète, comme pratique du doute et
instauration d’ambivalence quant au champ instable de la langue et du langage. Prophéties et
visions sont ainsi réécrites, reformulées sur un mode parodique (ainsi du poème « A voice
from the dead
154» de Oswald Mtshali, dialogue entre un fils et sa mère défunte lui révélant la
non-existence de Dieu), ou ici en prise directe avec l’expérience de la détention pour motifs
politiques au travers du lien père/enfant :
153 Ronald A.T. Judy, “Fanon’s Body of Black Experience”, in Lewis R. Gordon, Fanon, A Critical Reader, op. cit., p. 64.
my father has a vision
a vision he wishes to share
with every manchild in our land
they would roam the fields
share our shores, spread love
my father is now on the island
ten long years he’ll be there
nights he scans the sky
and watch the moon
a fat old whore soliciting stars
she in her freedom; he behind bars
his vision has not faded
no matter their might
a day will dawn
when my father and me
with the rest of manchild
shall be free
155Ici James Matthews, dont de nombreux textes sont marqués bien plus radicalement par la
douleur, la rage et la violence, donne la parole à un enfant pour faire état de sa certitude
d’une victoire malgré l’emprisonnement, qui impose une temporalité à laquelle le poète ne
peut opposer que la force de conviction du modal shall, quand le vers « a fat old whore
soliciting stars » vient briser le tableau convenu du prisonnier politique. Visions, prophéties et
héros sont donc recyclés non seulement de manière stratégique – inscrire des noms, des
slogans, des luttes dans le partage avec l’auditoire, contourner la censure, se jouer du texte de
l’oppresseur – mais aussi comme un pied de nez à la notion de norme, y compris en matière
de littérature engagée. Si certains textes relèvent du discours convenu de la propagande et
abondent en clichés révolutionnaires (on songe ici au poème « South Africa salutes
Uzbekistan » de Keorapetse Kgositsile
156), nous choisirons ici de nous intéresser aux
nombreux poèmes qui, par la multiplicité des voix qu’ils portent, par les échos qu’ils font
retentir, par le questionnement des structures mêmes de la langue, portent la lutte jusque dans
une langue qui associe l’extrême intimité – l’écriture d’un poème – , la résonance collective et
l’action.
La poésie de la Black Consciousness fonde en effet son engagement dans ce travail sur
la langue ; si le poète peut devenir porte-parole, c’est bien par sa capacité à articuler,
matérialiser une expérience pour laquelle les mots viennent à manquer. Ainsi, à l’issue d’un
itinéraire épique, la voix du poème de Wally Serote No Baby Must Weep peut affirmer, dans
155No Time For Dreams, p. 5.
l’anaphore du vers « I can say », l’achèvement d’un long combat contre soi-même et d’une
lutte avec les mots, avec le monde :
I can say
I
I have gone beyond the flood now
I left the word on the flood
it echoes
in the depth the width
[…]
I can say
one day the word will break
I can say
one day the laughter will break
157Le retour au je chez Serote, après plusieurs pronoms qui incarnent l’humanité telle que le
narrateur la rencontre dans la jungle urbaine où il accomplit son itinéraire, montre bien la
prise en charge par le poète de la voix perdue de tous ceux qui n’en ont pas ou n’en ont plus ;
c’est contre cette déshumanisation que la voix poétique lutte alors, et ce pour tous les autres,
ceux que Serote a peint dans l’un des passages les plus désespérés de No Baby Must Weep :
Things who have forgotten how to kiss
[…]
Bloody things
With bloodied shoes
Scarecrows
[…]
These things which can’t even read a poem
Or listen to a song
158C’est aussi en ce sens que le poète devient porte-parole, dans la capacité de la voix poétique à
abolir le silence, à restaurer l’humanité par la voix, même si cela passe par la voix d’un autre.
Cette prise en charge demande aussi que le poète se soit dans un premier temps approprié la
langue – et, dans le cas sud-africain, la langue d’écriture des poètes de la Black Consciousness
est aussi une langue autre. Conquérir la langue pour reconquérir sa propre humanité est donc
une expérience totale qui place le poète au cœur d’une demande qui peut paraître écrasante, à
laquelle s’ajoute la nécessaire rencontre avec son auditoire. Mais c’est aussi cette rencontre
qui donne toute sa force à la voix poétique : il est flagrant que le texte de Serote résonne sur la
157 Wally Serote, No Baby Must Weep, Johannesburg, Ad. Donker, 1975, p. 60-61.
page imprimée comme en situation de performance ; la force dramatique du texte est
fondamentalement liée à ces voix qui courent, s’arrêtent, font place aux sons, à la musique,
traversent l’espace comme elles le feraient d’une scène, interpellent, prennent à témoin. La
singularité des voix poétiques réside alors dans la capacité de performance caractérisée par
une multiplicité d’incarnations, et c’est en ce sens que des voix donnent corps à une multitude
d’acteurs. La voix est bien déterminante : la poésie de la Black Consciousness ne se veut pas
seulement portrait ou récit mais, nous l’avons dit, pratique ; il est donc impératif de travailler
dans une écriture qui puisse opérer le passage du texte à l’action ou plutôt la production d’un
texte qui soit action. Steve Biko y fait allusion en 1972 :
We have felt and observed in the past, the existence of a great vacuum in our literary
and newspaper world. So many things are said so often to us, about us and for us, but
very seldom by us
159.
En écho direct, la même année, à la remarque de Biko, Wally Serote publie Yakhal’Inkomo et
en appelle à la révolte dans le langage et dans la prise de parole, avec une terminologie
annonciatrice de violence :
White people are white people,
They are burning the world.
Black people are black people,
They are the fuel.
White people are white people,
They must learn to listen.
Black people are black people,
They must learn to talk.
160Les mots de Serote sonnent ici comme un avertissement : « they are the fuel » laisse entendre
que l’exploitation des Noirs pourrait bien trouver sa fin et libérer une énergie au service du
combat. L’association des enjeux de la parole et de l’action du feu apparaît dans un premier
temps comme l’énonciation d’une analogie élémentaire, comme l’explication de ce monde-là,
prise en charge par le poète qui tente de rendre audible et lisible l’état des choses ; mais le
poète quitte ce rôle d’illustrateur du réel pour poser les conditions de la prise de parole et de
l’écoute comme ce qui doit advenir.
159 Steve Biko, « Black Viewpoint », Durban, Spro-Cas Publication, Durban, 1972, p. 7. Cité par Jacques Alvarez-Péreyre, Les guetteurs de l’aube, op. cit., p. 353.