comme construction identitaire collective
Utilisant la métaphore de la censure pour s’intéresser aux « langues spéciales que les
corps de spécialistes produisent et reproduisent par une altération systématique de la langue
commune », Pierre Bourdieu analyse la polarisation des positions dans un champ dominé par
une censure structurale :
La métaphore de la censure ne doit pas tromper : c’est la structure même du champ qui
régit l’expression en régissant à la fois l’accès à l’expression et la forme de
l’expression, et non quelque instance juridique spécialement aménagée afin de
désigner et de réprimer la transgression d’une sorte de code linguistique. Cette censure
structurale s’exerce par l’intermédiaire des sanctions du champ fonctionnant comme
un marché où se forment les prix des différentes sortes d’expression ; elle s’impose à
tout producteur de biens symboliques, sans excepter le porte-parole autorisé dont la
parole d’autorité est plus que toute autre soumise aux normes de la bienséance
officielle, et elle condamne les occupants des positions dominées à l’alternative du
silence ou du franc-parler scandaleux. […] La censure n’est jamais aussi parfaite et
aussi invisible que lorsque chaque agent n’a rien à dire que ce qu’il est objectivement
autorisé à dire : il n’a même pas à être, en ce cas, son propre censeur, puisqu’il est en
quelque sorte une fois pour toutes censuré, à travers les formes de perception et
d’expression qu’il a intériorisées et qui imposent leur forme à toutes ses expressions.
34Nous voici bien face au discours dominant de l’Afrique du Sud de l’apartheid : polarisation
des discours, censure du champ autrement plus pernicieuse que la censure policière qu’elle
appuie et consacre, renforcement des positions de dominants et de dominés par
l’intériorisation des normes imposées, et dont l’efficacité est précisément garantie par la
conviction que le discours d’autorité porte sa propre légitimité. Là réside bien le travail de la
Black Consciousness, dans un renversement de perspective qui vient consacrer la légitimité
des dominé à s’emparer des modalités d’expression, si nécessaire par la lutte, afin de forcer le
silence et de faire émerger un discours qui sera effectivement scandaleux ou, pour reprendre
une autre analyse de Pierre Bourdieu, hérétique :
Le discours hérétique doit non seulement contribuer à briser l’adhésion au monde du
sens commun en professant publiquement la rupture avec l’ordre ordinaire, mais aussi
produire un nouveau sens commun et y faire entrer, investies de la légitimité que
confèrent la manifestation publique et la reconnaissance collective, les pratiques et les
expériences jusque là tacites ou refoulées de tout un groupe. […] L’efficacité du
discours hérétique réside dans […] la dialectique entre le langage autorisant et autorisé
et les dispositions du groupe qui l’autorise et s’en autorise. Ce processus dialectique
s’accomplit, en chacun des agents concernés et, au premier chef, chez le producteur du
discours hérétique, dans et par le travail d’énonciation qui est nécessaire pour
extérioriser l’intériorité, pour nommer l’innommé, pour donner à des dispositions
pré-verbales et pré-réflexives et à des expériences ineffables et inobservables un
commencement d’objectivation dans des mots qui, par nature, les rendent à la fois
communes et communicables, donc sensées et socialement sanctionnées. Il peut aussi
s’accomplir dans le travail de dramatisation, particulièrement visible dans la prophétie
exemplaire, qui est seul capable de discréditer les évidences de la doxa, et dans la
transgression qui est indispensable pour nommer l’innommable, pour forcer les
censures, institutionnalisées ou intériorisées, qui interdisent le retour du refoulé, et
d’abord chez l’hérésiarque lui-même.
35Le travail d’énonciation est donc une des clés de la production d’un discours autre qui
peut acquérir sa légitimité dans sa transgression, en ce qu’elle incarne l’expression du non-dit
ou de l’indicible ; il s’agit bien de rendre visible et plus encore audible ce que chacun vit mais
que personne n’entend. De plus, si le poète devient bien porte-parole, il est d’abord membre
d’un groupe, non pas à côté ni au-dessus, mais bien au cœur de l’expérience commune. La
polysémie de « people », permettant le passage du cercle familial ou amical à la notion de
peuple, terme abondamment présent dans la poésie de la Black Consciousness, témoigne de la
34 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 168-169.
capacité poétique à la production et à la reconnaissance non pas seulement d’un porte-parole
mais bien d’un groupe légitime. Par là passe le renversement des structures d’oppression, à
commencer par l’oppression dans et par le langage ; le mouvement de libération et de
reconstruction sera donc lui aussi dans la langue et par le langage, lieu premier où le locuteur
vient poser sa propre existence. Cette vision implique précisément, nous le verrons, une
situation d’interlocution ou au minimum d’écoute, d’où l’importance capitale des structures
poétiques spécifiques élaborées par les poètes de la Black Consciousness. Ici le poète,
producteur du discours dit hérétique par Pierre Bourdieu, se voit aussi attribuer un statut qui
n’est pas dénué d’ambiguïté. S’il s’agit d’une étape, et seulement d’une étape dans un long
processus, au sens où la Black Consciousness entend lancer une dynamique révolutionnaire de
libération mentale et politique, il faut envisager l’écueil d’un discours hérétique se posant
comme nouvelle doxa. La question va se poser en deux temps : tout d’abord, nous l’avons vu,
elle est déjà liée à la question de l’engagement et d’une littérature au service d’une cause ;
dans un second temps, elle se posera à nouveau avec la fin du système d’apartheid et les
bouleversements politiques des années 1990, et trouvera une résolution possible avec la
réflexion en mouvement d’une nouvelle dialectique entre pouvoir, politique, écriture et modes
de représentation, qui se révèlera, à notre sens, comme un renouvellement plutôt qu’une
remise en cause des idéaux de la Black Consciousness, notamment dans leur dimension
humaniste. Les notions de collectivité, de pratiques et d’expériences seront aussi essentielles
pour comprendre les spécificités de la pratique poétique dans l’Afrique du Sud de l’apartheid.
La Black Consciousness aspire en effet à associer la libération mentale de l’individu aux
fondements d’une pratique sociale et collective qui débouche sur l’action politique par
l’engagement. La dimension globale de l’humanisme porté par le mouvement de la Black
Consciousness fonctionne précisément comme un facteur unifiant – et c’est sans doute
l’insatisfaction des années 2000 quant à une politique insuffisamment orientée par
l’humanisme proclamé des années 1970 qui explique en partie le dynamisme d’une littérature
de contestation et de combat . Nous nous efforcerons de montrer, tout en prenant en compte et
en analysant ces tensions, que la littérature qui a accompagné la Black Consciousness
témoigne surtout d’une liberté nouvelle, au sens de la saisie, de l’appropriation radicale d’un
espace d’exploration de la langue inédit où de multiples stratégies s’élaborent, où la créativité
et l’imaginaire de la révolte dialoguent constamment avec la représentation écrasante du
présent.
La Black Consciousness sera donc à la fois multiplicité et diversité ; elle a vocation à
être un mouvement de masse, condition nécessaire de son succès, mais elle sera aussi l’espace
d’une variété d’expressions, sans laquelle l’Afrique du Sud d’alors comme l’Afrique du Sud à
laquelle elle aspire ne sauraient être légitimement représentées.
Biko preferred to think that the struggle for black liberation was led by many rather
than a few, and that Black Consciousness was a mass movement of which he was only
one of many articulators.
36Cette remarque de Donald Woods synthétise non seulement l’esprit d’un homme, leader et
théoricien, mais dit bien aussi l’espace de liberté offert par la Black Consciousness,
précisément en ce qu’elle offre à chacun un ensemble d’actions possibles orientées vers un
but commun. La Black Consciousness table aussi sur ces formes spécifiques d’action et de
résistance collectives qui vont pouvoir émerger et se structurer en Afrique du Sud. La
réflexion continue sur les liens entre l’individu et sa communauté, partie essentielle de la
dynamique de la Black Consciousness en ce qu’elle contribue nécessairement à la question de
l’identité, de l’appartenance et de la construction de soi, joue un rôle décisif dans la littérature
et en particulier la poésie, parce qu’elle pose aussi la question du lien entre poète et public,
voix et audience, prise de parole, ou prise en charge de la parole, et écoute. La construction
volontariste d’un sentiment de fierté et de dignité noir participe à une dynamique poétique qui
puise à toutes les sources et ressources d’une culture noire considérée par l’Afrique du Sud de
l’apartheid comme tribale, non-civilisée, ne pouvant avoir accès aux normes et valeurs issues
d’un système de références dites européennes ou occidentales.
La tension entre oralité et écriture joue particulièrement ici, puisque l’accès à l’écriture
reste considéré comme l’un des éléments clés de l’accès à la civilisation, raison pour laquelle,
d’ailleurs, le système d’éducation bantou s’applique à en éloigner le plus possible la
population noire. Ce que permet alors la Black Consciousness, menée par des étudiants noirs,
c’est à la fois la reconnaissance et l’expression d’une culture multiforme, par l’incorporation
et le recyclage de pratiques diverses, donnant naissance à des modalités d’expression
nouvelles, notamment parce que la production culturelle se fait désormais dans les villes, par
la nouvelle population urbaine des ghettos, lieu de mélanges et de contestation. Il ne faut
toutefois envisager la Black Consciousness ni comme englobant la littérature, ni comme ayant
la force de toucher massivement une population dont les conditions de vie relèvent d’abord de
la survie. Mais son esprit est suffisamment relayé, par les manifestations, les boycotts, les
grèves, les rassemblements, et une multitude d’actions plus ou moins clandestines, pour que
souffle dans l’Afrique du Sud des années 1970 un esprit de radicalisation de la lutte, et les
multiples traces de la révolte contre le système d’apartheid. La dimension proprement
humaine et humaniste de l’entreprise ne doit pas être négligée ni sous-estimée ; l’exploitation
de la population noire, l’atteinte permanente à son humanité jusque dans sa chair est une
constante dans la littérature de protestation et de résistance ; elle en est certes une thématique,
mais c’est aussi le langage qui va la porter, la formuler et la dépasser. L’individu noir réduit à
l’état d’animal ou de machine est omniprésent, et Steve Biko le formule ainsi en 1972 :
Thinking along lines of Black Consciousness makes the black man see himself as a
being, entire in himself, and not as an extension of a broom or additional leverage to
some machine. At the end of it all, he cannot tolerate attempts by anybody to dwarf
the significance of his manhood. Once this happens, we know that the real man in the
black person is beginning to shine through.
37En effet, cette révolte est celle des étudiants, mais elle est aussi populaire ; c’est celle des
mineurs, des ouvriers d’usine, et la dynamique entre individu et collectivité est aussi bien
celle des grèves massives que l’interaction active entre le poète et son auditoire. En somme, la
dynamique lancée par la Black Consciousness est aussi celle de la coïncidence voulue entre
temps historique et temps psychique, entre moment politique possible et moment de
l’élaboration d’une identité collective. Dans son article « Fanon, African and Afro-Caribbean
Philosophy », Paget Henry rappelle, s’inspirant de C.L.R. James :
[…] in their collective actions, dominated groups often work out solutions to real life
problems that equal in creativity the solutions of individual genii. Consequently,
collective actions such as strikes, insurrections and revolutions can be viewed as the
media in which an oral population formulates its answer to a social problem. Such
actions become the books in which they write.
38Ceci nous paraît d’autant plus pertinent que c’est bien dans la langue que les moments que
nous venons d’évoquer vont pouvoir se rencontrer, être inscrits et plus encore formalisés. Car
écrire en Afrique du Sud, c’est aussi écrire dans un pays dominé par la lettre, par la loi, par
une langue, autant de paramètres qui n’ont été ni choisis ni validés par ceux qui tentent de se
37 Donald Woods, Biko, op. cit., p. 59.
38 Lewis T. Gordon, T. Denean Sharpley-Whiting and Renée T. White, Fanon: A Critical Reader, Oxford, Blackwell, 1994, p. 225.
faire entendre. L’oppression quotidienne passe elle aussi par une langue, l’afrikaans,
incarnation du pouvoir du National Party, de la communauté afrikaner qui a pris le pas
politiquement sur la communauté anglophone ; la langue anglaise est aussi celle du
colonisateur, à un degré moindre, et fera l’objet d’une appropriation, d’un recyclage, pliée à
l’usage des écrivains en lutte. L’Afrique du Sud de l’apartheid est aussi le pays où une
multitude de lois raciales sont conçues pour contrôler chaque geste, chaque mouvement,
chaque comportement, chaque désir même de tout individu noir. La peur de la loi, de l’ordre
public et de ses représentants est omniprésente, comme ici dans une nouvelle de Ezekiel
Mphahlele :
Out in the country Fanyan had actually stood five yards away from a mounted
policeman. He remembered how frightened he had been of the law that stood erect on
four large hoofs and great lumps of animal muscle and stirrups and shining spurs. But
he also remembered that it was not nearly as terrifying as the law on four wheels; the
law that darted from one place to another with lightning effect on screeching tyres; the
law that stretched out a large paw and caught you by the scruff of the neck; the law
that often gave a long weird whining but sharp sound with a siren.
39C’est le contrôle des déplacements, des idées et des corps, dont le discours est inscrit dans la
présence permanente de la police et de l’armée et qui imprègne la langue. « No average black
man can ever at any moment be absolutely sure that he is not breaking a law,” déclare Steve
Biko. “There are so many laws governing the lives and behaviour of black people that
sometimes one feels that the police only need to page at random through their statute book to
be able to get a law under which to charge a victim.”
40Ce ne sont donc pas seulement les
sentiments d’oppression et de violence qui imprègnent l’Afrique du Sud de l’apartheid, mais
aussi un sens profond de l’absurde, qui contamine la langue, les textes, et la possibilité
d’écrire, dans la mesure où c’est bien le réel lui-même qui semble dépasser la capacité du
langage à le représenter. Ce sentiment de l’absurde, que nous avons évoqué plus haut, s’est
d’ailleurs installé durablement dans le champ littéraire sud-africain comme dans l’imaginaire
collectif, et semble même s’être renforcé dans son expression au cours des années de
transition. Parce que la langue est impuissante à rendre compte de l’innommable qui est
pourtant du domaine de l’expérience, charge aux poètes d’inventer un langage. Ecrire, ce
n’est donc pas seulement risquer la censure ou la convocation de la police, c’est aussi se
risquer à une confrontation radicale avec une dynamique entre langue et réalité qui ne peut
39 Ezekiel Mphahlele, “Fanyan”, 1957, in Writing from South Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 34.
d’abord inspirer que de la défiance tant la langue paraît inapte à rendre compte du réel ; tant
elle est aussi champ essentiel de pouvoir et de manipulation. Pour celui ou celle qui écrit,
l’entreprise est donc doublement une mise en danger réelle, à la fois concrète et psychique et,
dans ce cadre, la tentative de construction par la Black Consciousness d’un sentiment de
fierté, de valeur, de confiance et d’autonomie est aussi l’ouverture d’un texte nouveau, qui
sera d’abord l’affirmation de la possibilité même d’écrire.
Il serait toutefois excessif d’attribuer à la Black Consciousness seule la force des
productions littéraires de lutte et de combat des années 70 ; le moment témoigne en effet aussi
de la rencontre entre des individus qui ont fait le choix de l’engagement, une vision de
l’avenir, une théorisation des modes de libération, un contexte national et international offrant
aussi bien des inspirations que des contrepoints. L’opposition à l’apartheid s’est aussi
structurée, malgré des divergences de stratégie, notamment sur le choix ou non de la lutte
armée, autour de l’ANC et du PAC qui, bien qu’interdits, œuvrent de manière souterraine. La
multitude des opposants, la dispersion et la diversité de leurs affiliations sur le territoire, rend
nécessaire leur regroupement sous des bannières communes. Amorcée à la fin des années 70,
cette union prend véritablement forme lorsqu’Allan Boesak appelle, en janvier 1983, à
« former un front d’opposition politique uni » : « a united front of churches, civic
associations, trade unions, student organisations, and sports bodies » pour lutter contre
l’oppression. Cette volonté, rapidement et efficacement concrétisée, aboutit à la création de
l’UDF (United Democratic Front) le 20 août 1983. Influencé par l’ANC, et se réclamant des
idéaux de la Freedom Charter
41, l’UDF se veut aussi un mouvement issu du peuple, un
mouvement d’organisation des masses unies par un but commun, qui vient fédérer une grande
diversité d’organisations aux inspirations et aux fonctionnements variés. L’UDF est aussi la
rencontre entre des individus et un moment : les émeutes de Soweto en 1976, et la répression
violente qui a suivi, ont indéniablement renforcé la lutte contre l’apartheid par l’éveil d’une
conscience politique plus militante, plus radicale et mieux structurée qu’auparavant. Si
l’histoire de l’UDF est complexe et parfois chaotique, il n’en reste pas moins que sa force sera
précisément de réussir le passage d’une « grassroot organisation » à une véritable action
nationale : grèves, boycotts, manifestations et, d’une manière générale, la cohésion de son
opposition en font l’une des principales forces de déstabilisation du régime d’apartheid.
Celui-ci ne s’y trompe pas, en intensifiant les poursuites contre les membres de l’UDF ; ainsi, fin
41 Adoptée en congrès à Kliptown le 26 juin 1955, la Freedom Charter réclame une Afrique du Sud non-raciale garantissant les mêmes droits pour tous. Texte disponible sur http://www.anc.org.za.
1985, sous l’état d’urgence partiel déclaré le 21 juillet, 8000 dirigeants ont été emprisonnés ;
la plupart des cadres nationaux ou régionaux ont disparu, ont été assassinés ou ont quitté le
pays. Nous nous efforcerons de montrer que le moment déterminant qu’est l’action de l’UDF
participe d’une dimension expérimentale propre aux tactiques de lutte contre l’oppression
avec une force de créativité qui nous semble spécifique à l’esprit de la Black Consciousness.
The period of the UDF represented a notion of ‘prefigurative democracy’. Democracy
was not understood as being inaugurated on a particular day, after which all the
practices and ideals that were cherished would come into effect. People saw what they
were doing in their daily practices as part of the process of building the ‘new South
Africa’. Means and ends became fused; the democratic means were part of democratic
ends. In fact, what was being done at that moment was seen as valuable in itself and
Dans le document
De la Black Consciousness à la Nouvelle Afrique du Sud : enjeux d'une poésie engagée
(Page 40-54)