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Vocabulaire classique: l'influence convergente du modèle sémiotique et du Modernisme

99 Ricardo Bofill, Buildings , p 189.

3.1 La tradition classique comme instrument de communication: parallèle entre les deux architectes

3.1.2 Vocabulaire classique: l'influence convergente du modèle sémiotique et du Modernisme

Cette attitude dépourvue de préjugés face au passé et cette approche foncièrement pragmatique dans la détermination des moyens permettent à Venturi et Bofill de choisir, dans ce passé, la tradition classique comme un instrument de base de leur code de communication. Cette tradition constitue chez Bofill le matériau à partir duquel il élabore une transfor­ mation qui la rend adaptée à notre époque; chez Venturi, elle constitue, non pas le substrat, mais un élément constitutif majeur d'une synthèse visant au même but, celui de se doter d'un instrument de communication valable.

Le choix de la tradition classique comme élément de base, dans un cas, et comme élément majeur, dans l'autre, constitue, avec l'influence mo­ derniste, les deux facteurs les plus importants unifiant les modèles com­ municationnels des deux architectes au niveau de l'expression. Un autre facteur, qui a sans doute eu une influence déterminante dans le choix du code lui-même, et qui touche la nature même de ces modèles, est une

137 Philip C. Johnson, cité par Sandra Hovey, "Extracts from Philip Johnson Writings",

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conception de la communication architecturale qui suit les principes de la sémiotique traditionnelle, issue de la linguistique. Cette influence est d'abord manifeste dans les concepts sur lesquels les architectes s'ap­ puient, mais elle est surtout sensible dans le modèle de transformation commun du signe architectural qui en découle. Ce modèle commande à son tour, en conjonction avec la réalité technique et économique contem­ poraine, les grandes lignes du mode d'utilisation du vocabulaire clas­ sique.

Le modèle communicationnel qui sert de base aux deux architectes em­ prunte à la sémiotique l'idée que le langage est un code basé sur un en­ semble de signes appris, transmis culturellement. Sans qu'il soit précisé que ce mode de transmission est considéré comme exclusif, l'idée de sa dominance apparaît en filigrane dans leur pensée et le type de démar­ che qui en découle. L'influence de la sémiotique se manifeste d'abord dans le vocabulaire, les concepts utilisés, comme il a déjà été observé, notions de "signe", de "dénotation", de "connotation", etc.; mais elle montre surtout l'ampleur et la profondeur de sa présence par la similarité du modèle selon lequel est conçue l'évolution du langage classique avec celui proposé par la sémiotique issue de la linguistique. La similarité de pensée qui conduit au choix de langage classique s'étend également à la constatation de la nécessité de faire évoluer ce langage face à son ina­ daptation aux réalités actuelles, aux besoins contemporains, et ce, mal­ gré les qualités réelles et durables qui y sont perçues.

L'évolution du signe est conçue selon un modèle de transformation gra­ duelle du "signifiant" et du "signifié", donc, globalement, de la configu­ ration physique et du contenu sémantique, selon un processus qui assure la continuité de la reconnaissance de l'élément physique porteur et du contenu après la transformation. En permettant d'éviter le piège de la copie stérile, cette façon de voir a le mérite d'assurer à leur architecture une capacité créative qui la maintient au niveau d'un art véritable.

Chez Venturi, cette créativité puise dans des sources plus diverses et les transformations tendent à être plus radicales que chez Bofill, ce qui tend à rendre, par le fait même, le signe plus difficile à lire et à interpréter, mais les deux façons de faire participent d'une conception évolutive du langage dérivée directement du modèle linguistico-sémiotique.

La conception de la fonction communicative selon un modèle sémiotique détermine, concuremment avec l'influence moderniste, l'approche et le mode d'utilisation du langage classique. C'est par cette combinaison de Style moderne et d'un autre style, historique dans le cas présent, que ces deux architectes peuvent être catégorisés comme Post-Modernistes, dans la classification de Jencks.138 Le recours au langage classique constitue également une tendance qui est devenue très fréquente depuis 1975, avec souvent des buts similaires à ceux visés par Venturi et Bofill, et ne constitue pas un caractère totalement original à cet égard, non plus que le désir de communication, Jencks considérant que le Post-Moder­ nisme constitue en soi un effort de communication.139

S'il apparaît certain que le désir de communication introduit le langage classique comme moyen, il est plus difficile de tenter de déterminer la part relative des influences épuratrices du modèle linguistico-sémiotique et du Modernisme sur l'expression physique du signe. Umberto Eco fait remarquer qu'en sémiotique des codes visuels, " ... les signes iconiques reproduisent certaines conditions de la perception de l'objet mais après les avoir sélectionnées selon des codes de reconnaissance et les avoir notées selon des conventions graphiques, et que par conséquent un

138 Charles Jencks, Architecture Today, N.Y., Harry N. Abrams, 1982, p. 12.

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signe arbitrairement donné [ ...] globalement dénote un perçu arbitraire­ ment réduit à une représentation simplifiée."140 Il précise:

"[N]ous n'avons pas défini les codes iconiques seulement comme la possibilité de rendre cha­ que condition de la perception par un signe gra­ phique conventionnel; nous avons dit aussi qu'un signe peut dénoter globalement un perçu, réduit à une convention graphique simplifiée. C'est précisément parce que nous choisissons les traits pertinents parmi les conditions de la perception que ce phénomène de réduction se vérifie dans la quasi-totalité des signes iconi­ ques 141

Les caractéristiques du mode d'élaboration du signe visuel joignent ainsi leur influence épuratrice aux tendances puristes inhérentes au Modernis­ me (à la fois par idéologie et par le déterminisme des matériaux et des méthodes de construction contemporains), d'une manière qui commande une expression fortement stylisée.

Quelle que soit toutefois l'importance de chacune, les deux influences concourent à une stylisation formelle du signifiant qui l'éloigne de la re­ présentation mimétique. La différence par rapport à l'original est plus marquée chez Venturi que chez Bofill; les éléments du vocabulaire clas­ sique y sont plus systématiquement traduits en formes dépouillées de leurs détails, souvent réduites à une quasi bi-dimensionnalité et plaquées sur la structure ( Maison Vanna Venturi, “House in Delaware" (1978), par exemple ). La tendance au minimalisme de Venturi s'oppose en fait di­ rectement à un certain conservatisme formel chez Bofill, lequel tend à retenir les détails que permet la technique de construction utilisée, sou­ vent celle du béton moulé. Chez ce dernier également, on observe, dans les oeuvres plus récentes, une plus grande similarité des détails

140 Umberto Eco, La Structure absente, p. 178. 141 Ibid., p. 183.

stylistiques avec les modèles classiques dont ils sont inspirés, comme par exemple à l'Amphithéâtre vert et au projet Antigone ( lllust. 18 et 26). Une telle tendance n'est pas discernable chez Venturi.

Venturi tend également à transformer les éléments architecturaux dans le sens d’une schématisation du contour et d'une modification des propor­ tions, comme l'illustre la colonnade de "House in Delaware" ( lllust. 7). Chez Bofill, la transformation de la forme et des proportions se fait pour l'ensemble de l'élément ou du groupe d'éléments choisis, comme le mon­ tre la juxtaposition d'ensembles de colonnes de tailles très différentes,

mais respectivement proportionnées selon une échelle qui n’est pas très différente des modèles classiques originaux. La créativité, qui se mani­ feste surtout chez Venturi dans une stylisation formelle à but signaléti- que et dans des juxtapositions éclectiques, se traduit aussi chez Bofill par la transformation fonctionnelle des éléments (colonnes servant à a- briter des escaliers, par exemple) et dans des essais d'adaptation de la technologie de l'acier et du verre à la morphologie classique.

L'unanimité d'opinion entre les deux architectes se limite ainsi en grande partie à la reconnaissance de la nécessité de transformer le langage classique; elle ne s'étend pas aux moyens utilisés pour concrétiser cette transformation, si l'on excepte le recours à des matériaux et des métho­ des de construction modernes, ainsi qu'à leurs propriétés. A son tour, le mode de recours à ces moyens porte la marque des différences de tem­ pérament.

Des particularités ont été constatées, par exemple, dans le goût de Ven­ turi pour les architectures "riches et complexes", goût qui le fait non seu­ lement se tourner vers la tradition classique, mais le pousse à y recher­ cher les périodes de déviation par rapport à la norme établie, les pério­ des "baroques", où la richesse des images évoquées est favorisée par l'apport de sens nouveaux et par l'ambiguïté créée par ce glissement de

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signification. Venturi voue également une certaine admiration à l'effica­ cité médiatique de l'architecture commerciale américaine, de même qu'il montre un certain goût pour l'art Pop, penchants qui lui feront retenir ces formes d'art, concurremment avec le langage classique, comme moyens susceptibles de faire évoluer le langage architectural.

Chez Bofill, si l'expression demeure plus conforme à l'iconographie pro­ pre à la tradition classique — chose rendue possible par le recours habi­ tuel au béton moulé —, un attrait pour l'urbanisme et les échelles qui lui sont propres se reflète, non seulement dans les formes des édifices et leur mode d'implantation, mais également dans l'importance accordée aux changements d'échelle, le plus souvent dans le sens d'un agrandisse­ ment. Ces changement sont voulus comme des moyens de transformer les contenus symboliques associés aux éléments architecturaux et à leur disposition habituelle dans la tradition classique.

Si la diversité des instruments utilisés par Venturi et Bofill pour transfor­ mer le langage classique constitue, dans son hétérogénéité, une illustra­ tion de leur vitalité imaginative, elle témoigne surtout de leur détermina­ tion à doter l'architecture actuelle d'un moyen de communication effica­ ce.

Prévisibles, marquées, présentes dans la pensée et le style malgré un parallélisme de pensée et de sentiment conduisant aux mêmes conclu­ sions globales, les différences se conjuguent pour déterminer une évo­ lution distincte des pensées. Ces différences s'expliquent, en plus des particularités des tempéraments, par le type de formation reçue. Si l'on doit tenir compte du fait que Venturi a, durant sa période de formation à Princeton, subi l'influence de l'enseignement de Jean Labatut et de Louis Kahn, entre autres — le premier ayant été formé à l'académisme et pré­ conisant une architecture "inclusiviste", le second ayant intégré des

éléments de la tradition classique dans ses ouvrages142 —, le chemine­ ment de Bofill vers le classicisme reste profondément personnel. Bofill va en quelque sorte à contre-courant, passant d'un “Modernisme" relatif à un classicisme renouvelé, par le biais d’un constat qui lui fait assimiler la tradition classique à l'architecture nationale française. Bofill vise, en adoptant les traditions locales, à produire une architecture dont les gens du milieu, et non seulement une élite, puissent comprendre le langage, et à laquelle ils puissent s'identifier. C'est d'ailleurs un souci similaire de communication qui a amené Venturi à voir dans le langage classique un outil adéquat à cette tâche, bien que, pour les deux architectes, les buts communicationnels peuvent être différents.