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9. Légende de l'illustration no 6 (Arcades du Lac).

3.4 Examen critique du modèle communicationnel utilisé

3.4.1 Base théorique

Le modèle de communication élaboré par Robert Venturi et Ricardo Bo­ fill, tel qu'il transparaît de l'ensemble de points communs à leurs modè­ les respectifs, soulève un certain nombre de questions, qui ne sont pas toutes reliées au fait que le résultat de l'intégration de ce modèle à des oeuvres prête à des interprétations variées: certaines interrogations, nées à la lecture de leurs textes, touchent à la capacité des moyens pro­ posés d'atteindre les buts visés par leurs auteurs lorsque l'on considère certaines conditions propres à la communication, à la communication ar­ chitecturale en particulier et la nature des contenus qu'ils veulent trans­ mettre.

Dans le modèle sémiotique qui sert de base aux deux architectes, certai­ nes pré-conditions doivent être présentes dès l'abord pour qu'un code

efficace puisse être élaboré. Ces conditions, qui sont reliées au système de valeurs en général et à la conception de l'architecture en particulier, établissent la compatibilité des systèmes d'interprétation chez l'émetteur et le récepteur, avant même qu'un code commun soit arrêté.

La décision de reprendre et de développer le langage issu de la tradition classique comme base d'un système de communication n'apparaît pas en elle-même dénuée de valeur. C'est davantage à cause de son identifica­ tion avec certaines valeurs qu'à cause de son inaptitude interne, fonc­ tionnelle, à servir de langage architectural à notre époque que le langa­ ge classique a été écarté par les modernistes. Ceux-ci ont rejeté l'orne­ ment, sous l'influence du purisme et de la logique constructiviste, en dé­ pit de positions quelquefois ambiguës sur le sujet de la part d'Adolf Loos et de Walter Gropius178. L'évolution du Mouvement moderne a également conduit à l'élimination de la référence explicite au passé non machiniste et non industriel. La persistance de ce double rejet chez les héritiers du Mouvement moderne rendait inacceptable, et donc incompréhensible, le retour à des pratiques jugées rétrogrades.

Au rejet de concepts liés à un système de valeurs différent, qui détermi­ nent une approche différente de l'architecture, se joint une déformation de la perception induite par l'émotivité liée à ce rejet, qui en accentue la force. Cette émotivité est d’autant plus grande qu'elle est attisée par le défi posé à des principes respectés. La position de Bruno Zevi apparaît un exemple de ce refus viscéral. Dans une telle situation, l'établisse­ ment d'une communication effective est arrêtée au niveau de la compati­ bilité des systèmes de valeurs, avant même qu'on puisse l'attribuer à une possible malhabileté du communicateur ou à l'imperfection de l'outil.

178 Dans Ornement et Crime (1910), Loos interdisait l'invention d'une décoration moderne, mais pas l'usage de toute décoration.

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On peut également observer avec Christian Norberg-Schulz que la nature même de l'architecture est d'être un art de synthèse, qualité essentielle qui demeure en dépit de la fluctuation, dans le temps et les cultures, des besoins qui lui sont adressés: en dépit des exigences nombreuses, va­ riées, souvent même contradictoires, dont elle fait l'objet, l'architecture demeure dans sa démarche une tentative de conciliation. Malgré les ef­ forts occasionnels pour résoudre les contradictions en en réduisant le nombre, donc en diminuant le champ et la portée de l'architecture, et malgré aussi les a priori idéologiques qui aboutissent au même résultat, la pluralité de fonction assignée par la définition, empirique mais généra­ lisée, basée sur cette perception, demeure. Plus que de véritables défi­ nitions d'un art complexe et dont l'incidence sociale est importante, les aphorismes assimilant l'architecture à la forme, à la fonction ou à quel­ que autre concept réducteur représentent des conceptions individuelles dont l'idéalisme Unitaire va à l'encontre de la perception plus générale, collective, légitime, de l'architecture comme la réponse multifonctionnel­ le à divers besoins. Ils aboutissent à régler les problèmes en les écar­ tant, comme Venturi le reproche au Modernisme.

La clarté et le contenu de la communication ne peuvent que souffrir de la vocation multiple de l'architecture. Dans cet univers de pluralité conflic­ tuelle, la solution du problème de la communication ne peut être exempte des compromis nécessités par l'expression des exigences des autres be­ soins. Dans la lecture que l'observateur fait d'une oeuvre, les contradic­ tions non résolues, de même que les accommodements (ces derniers constituant autant d'atteintes à l'intégrité des réponses individuelles à chaque problème), se présentent comme des obstacles qui infléchissent la perception et donc le contenu même du message. Madeleine Arnold parle dans ce cas de l'oeuvre architecturale comme d'un "système d'in­ dicateurs":

"Les indicateurs peuvent être des signaux, des pseudo-signaux, des indices intentionnels ou des indices tout court selon qu'il y a ou non in­ tentionnalité de la part de l'émetteur et que cet­ te intentionnalité est présumée ou non par le

receveur. La 'signification' de l'oeuvre archi­ tecturale se confond avec son 'interprétation', avec la 'critique' qui en est faite et le statut sémiotique de l'oeuvre fluctue au fur et à mesu­ re que les interprétations se multiplient, con­ vergent vers des ‘formes canoniques' plus ou moins stabilisées, puis se dégradent, se per­ dent, et sont remplacées par de nouvelles interprétations."179

L'effet perturbateur, sur la clarté de la perception des contenus, de l'am­ biguïté des solutions se joint ainsi à ceux de l'ambiguïté de ce qui cons­ titue un signe, à la contamination du sens particulier de chaque signe par la présence des autres signes et à l'effet de la perception globale.

Dans ['effectuation d'une lecture juste du message de la part du récep­ teur, c'est-à-dire correspondant au contenu informatif émis, le problème de la reconnaissance du signe tire une partie de sa difficulté de la néces­ sité de partager un code commun avec le concepteur. "Tout comme les phénomènes sont définis par le contexte dans lequel ils apparaissent, un signe n'a de signification qu'à l'intérieur d'un système", écrit Norberg- Schulz,“[u]ne signification est donc une relation."180 Le sens ne devient alors accessible qu'aux initiés du système. Norberg-Schulz explique éga­ lement que la complétion de la compréhension suppose chez le récepteur des prédispositions qui le rendent apte à recevoir préférentiellement cer­ tains contenus:

“Quand un signe nous est présenté ou quand nous l'utilisons nous-mêmes, nous attendons des conséquences déterminées. Nous pouvons

179 Madeleine Arnold, "Les théories sémiotiques suffisent-elles à décrire les phénomènes de signification en architecture?’, in Espace, construction et signification, Les Edi­ tions de la Villette, éd., Paris, 1984, p. 24.

180 Christian Norberg-Schulz, Système logique de l'architecture, Bruxelles, C. Dessart et P. Mardaga, 1974, p. 71.

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dire que nous disposons d'un 'système d'atten­

tes'. Les réactions possibles de l'Autre à notre

propre comportement constituent une part très importante de ce système. C'est pourquoi la communication est basée sur des systèmes de symboles communs, liés à des exemples-types de comportement ou 'formes de vie' communes elles aussi. [,..][U]n message significatif pré­ suppose l'utilisation de systèmes de symboles en rapport avec les systèmes d'attentes."181

Si la présence de “systèmes d'attentes" détermine la nécessité d'un code commun, elle peut aussi, semble-t-il dans certains cas, rendre l'attention aveugle à la présence d'éléments même manifestes. C'est ce que met en valeur une étude faite par David Lowenthal et Marquita Riel, qui relève des cas où la puissance des attentes sémantiques, et donc culturelles, se montre plus forte que celle de l'observation réelle.182

Le contexte culturel se révèle donc de première importance pour l'adé­ quation des contenus sémantiques voulus et perçus, les différences dans ce domaine se traduisant en une fragmentation correspondante des grou­ pements humains en sous-groupes aux codes communicationnels pro­ pres. De telles différences conduisent à la formation de codes spéciali­ sés à l'intérieur même de sociétés par ailleurs relativement homogènes sous des rapports autres qu'architecturaux. Une des plus significatives de ces différences peut se produire par la création d'un code propre à la profession architecturale, code qui rendrait son langage plus ou moins accessible aux non-initiés. Une étude effectuée à l'Université de la Pennsylvanie a mis en relief certaines différences micro-culturelles

181 Christian Norberg-Schulz, Système logique de l'architecture, p. 73-74.

182 "The Nature of Perceived and Imagined Environment", in Meaning and Behaviour in

the Built Environment, G. Broadbent, R. Bunt and T. Llorens, éd., Chichester

(England) / New York / Brisbane / Toronto, c 1980, p. 42-56. L'étude portait sur 300 sujets, décrits comme variant "... systematically in age, sex, occupation and educa­ tional and residential backgrounds ..." (p. 42), et avait comme objet d'étude l'envi­ ronnement extérieur, naturel et bâti.

séparant le monde architectural et le monde extérieur, différences liées à la formation professionnelle reçue par les architectes et aux idées ayant cours dans leur milieu. Celles-ci semblent influencer chez les architec­ tes les valeurs affective et évaluative liées à certains concepts, ce qui détermine subséquemment des appréciations différentes quant au conte­ nu et aux effets et donc des choix de vocabulaire inadéquats par rapport au public extra-professionnel.

"The gravest doubts concerning communication fidelity however, related to the affective (Novel­ ty-Excitement) and evaluative (Pleasantness) dimensions of the meaning.[...] On both the Pleasantness and Novelty-Excitement dimen­ sions approximately half of the judgements by the Penn Architects were significantly different form those of the Non-Architects, and half of these differences were in opposite directions. The combinations of significant and non-signi­ ficant differences in opposite directions were, of course, even more numerous, to the point that it could be expected that approximately 30% of the time when the Penn Architects would judge a building to be good, pleasing, beautiful, exciting, and unique, the Non-ar­ chitects would judge it to be bad, annoying, ugly, boring, calming and common. Such a large number of differences between the two groups would, of course, seriously affect the success of the architect in communicating his intentions to laymen."183

La question de la capacité de l'architecte à communiquer dans un langa­ ge qui soit autre chose que l'idiolecte professionnel n'est donc en fait qu'un aspect du problème plus général de la similarité des codes qui rend possible les échanges entre les groupes culturels.

183 R. G. Hershberger, "A Study of Meaning and Architecture', in Meaning and Behaviour

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La question de la compréhension du message architectural est cependant encore plus complexe que les questions de compatibilité des cultures et des codes qu'elles sous-tendent. Elle suppose non seulement le repéra­ ge des éléments à vocation symbolique, mais aussi la connaissance des déterminants formels reliés aux fonctions autres que symboliques, com­ me ceux liés au site, au climat, aux matériaux, aux techniques. Cette connaissance rend la lecture plus facile, mais surtout évite la contamina­ tion sémantique d'objets, de traits et de formes dont la présence n'est pas voulue dans ce but. Cette identification des éléments symboliques comme distincts des éléments à vocation non symboliques est essentielle pour éviter que l'esprit, naturellement apte à intégrer l'inconnu dans des schémas de connaissance, prête à l'un et à l'autre un sens qu'ils n'ont pas. La définition du sens à partir de l'oeuvre se complique et voit ainsi se multiplier les risques d'erreur par l'intervention du phénomène de la projection sémantique, auquel nous avons vu Jencks faire allusion, et qui touche tout objet. Le besoin qu'a l'observateur d'intégrer les éléments perçus par ses sens au système interprétatif qu'il se donne pour com­ prendre l'univers l'amènera à combler le vide sémantique d'un objet par un sens quelconque, à moins qu'il n'en en ait un, transmis culturellement, à lui assigner. Ce phénomène joue au niveau du détail, comme au niveau des "objets intermédiaires" dont parle Norberg-Schulz, et à celui de la perception de la totalité. La discrimination des éléments à fonction sym­ bolique demande donc la connaissance de l'ensemble des facteurs dont l'édifice représente la conjonction. On voit de quelle manière on peut être tenté, dans un art où la communication n'est qu'une des fonctions assignées, de recourir à des moyens de singulariser les éléments à fonc­ tion principalement communicationnelle, pour les détacher des éléments de fonction différente, que ce soit par l'échelle ou par la superposition sur la structure de ces éléments réduits à la bi-dimensionnalité, comme le fait Venturi. Le "hangar décoré" de Venturi, en plus de représenter une tentative de résolution de l'ensemble des problèmes auquel l'édifice doit répondre, met ainsi en relief le rôle spécial qui est attribué aux éléments

à fonctions symboliques en les isolant des structures utilitaires. Cette distinction est accentuée par la bi-dimensionnalisation, la schématisation et l’accentuation du caractère signalétique des éléments symboliques.184

Il existe cependant des inconvénients à cette dissociation de fonctions. Charles Jencks fait remarquer: "So much of traditional and modern ar­ chitecture is concerned with signifying content through an articulation of form [...] When one cuts away the signification act by introducing bill­ boards and signboards of course the building is cheaper in cost but also more boring as architecture."185 Bien que la question des coûts, quoique importante, n'apparaisse pas prioritaire dans le parti architectural géné­ ralement adopté par Venturi, l'opinion de Jencks n'en illustre pas moins que la façon de faire de Venturi contrevient, au moins en partie, au but qu'il se donne de réaliser une architecture plus riche et plus complexe:

"Venturi, like the typical modernist that he wishes to supplant, is adopting the tactic of exclusive inversion. He is cutting out a whole area of architectural communication, duck buil­ dings, (technically speaking iconic signs), in order to make his preferred mode, decorated sheds (symbolic signs) that much more potent. Thus we are being asked [...] to follow an ex­ clusive, simplistic path. Clearly we need all the modes of communication at our disposal, not one or two, and it's the modernist commitment to architectural street-fighting that leads to such oversimplification, not a balanced theory of signification."186

Jencks, en portant à l'attention l'ironie du caractère possiblement appau­ vrissant d'un geste initialement voulu pour enrichir le sens porté par l'ar­ chitecture, soulève aussi, incidemment, la question du danger que

184 Tendance similaire à celle observée dans la formation d'une écriture. 185 Charles Jencks, "Venturi et al ...", p. 469.

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représente la méconnaissance ou l'ignorance voulue des "systèmes d'at­ tente" dans la communication.

Ainsi, dans l'effort qu'ils font pour redonner à l'architecture une capacité accrue de communication, Venturi et Bofill se heurtent aux difficultés propres à la réutilisation d'un langage dont l'évolution a été interrompue par un hiatus de cinquante ans. Ils se butent ensuite à l'obstacle des préjugés tenaces dont ce langage continue à souffrir. Ils font face aux problèmes de compatibilité des codes spécifiques aux systèmes de com­ munication. Ils doivent aussi affronter les problèmes supplémentaires amenés par la qualité particulière du système de communication propre à l'architecture, qui est un art de synthèse, où l'expression de la fonction de communication se heurte aux exigences des autres fonctions, qui en affectent la visibilité et la clarté.

Les obstacles rencontrés ne se limitent cependant pas aux conditions re­ quises pour assurer la communication; la nature des contenus pouvant ê- tre communiqués est également sujette à des interrogations.