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Les problèmes intrinsèques à la démarche communicationnelle

99 Ricardo Bofill, Buildings , p 189.

3.2 Les problèmes intrinsèques à la démarche communicationnelle

Le choix d'un langage sophistiqué et la volonté de l'adapter selon un mo­ dèle aussi généralement accepté que celui proposé par la sémiotique, s'ils fournissent des outils de travail à Venturi et Bofill, ne constituent pas une garantie de l'infaillibilité des moyens choisis, et donc de leur ef­ ficacité communicative; en fait les problèmes liés tant aux notions de compatibilité des codes, aux incertitudes entourant le mode exact de re­ connaissance et d'appréhension des signaux chez le récepteur, qu'aux difficultés particulières posées à cette perception par le caractère non exclusivement communicationnel de l'architecture semblent demeurer entiers.

142 Par exemple au “Indian Institute of Management", à Ahmedabad (1963). Une influ­ ence que Venturi mentionne expressément est toutefois celle d'un professeur d'his­ toire de l'art à Princeton, Donald Drew Egbert, qui travaillait à un livre sur l'école des Beaux-Arts au moment où Venturi fréquentait ses cours, travail qui a été publié après sa mort (The Beaux-Arts Tradition in French Architecture, Princeton, Princeton Univer­ sity Press, 1980. L'ouvrage est précédé d'un hommage à l'auteur rédigé par Venturi). Voir à ce sujet "Entre imagination sociale et architecture", L'architecture d'aujour­

d'hui, 273 (Fév. 1991), p. 92-99. (Entretien de Philippe Barrière et Sylvia Lavine avec

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La volonté de doter l'architecture d'un moyen de communication efficace implique non seulement les notions essentielles du rapport à l'autre, de foi en sa capacité à comprendre le message émis, mais aussi de foi en la capacité des moyens utilisés à effectuer cette transmission de façon satisfaisante.

En placant la notion de communication au nombre des buts architectu­ raux majeurs, Venturi et Bofill se situent dans un modèle communication­ nel particulier, à dominante sémiotique, et acceptent théoriquement de se soumettre aux conditions d'opération qui lui sont propres. Ces condi­ tions déterminent les moyens à utiliser en fonction de leur capacité et de leur efficacité à actualiser le but recherché. Le but visé prioritairement consistant à communiquer effectivement, les deux architectes doivent é- galement prévoir le choix de ces moyens en fonction d'une possible spé­ cificité des conditions de réception chez l'interlocuteur. Celles-ci allant dans le sens d'une généralité décroissante au fur et à mesure qu'on pas­ se de l'idée abstraite de l'homme à celle de l'individu, on devra tenir compte des particularités culturelles propres aux différents groupes dans la mesure même où on voudra assurer l'efficacité, voire même la réalité, de cette communication.

Au niveau des moyens, ce choix subordonne donc la création à la com­ préhension des valeurs transmises. Il représente donc un compromis par rapport à une architecture d'expression, où les moyens utilisés accordent une place plus large au langage propre au créateur. Dans ce dernier cas, la définition des paramètres et le choix des moyens de communica­ tion étant déterminés prioritairement par le créateur en fonction des be­ soins et des valeurs qu'il désire exprimer, le langage utilisé ne comporte pas nécessairement chez le récepteur et l'émetteur les facteurs communs qui en permettraient la compréhension par le récepteur. L'accès au sens passera par l'apprentissage du langage propre à l'artiste, dans la mesure même où ce langage lui est particulier. C'est par rapport à ce phénomè­ ne que Venturi reproche à l'architecture du Style international

l'hermétisme et la pauvreté des idées qu'elle véhicule et des sensations qu'elle suscite.

Dans la recherche d'une communication effective, le choix préférentiel des codes établis au cours de l'histoire, des associations affermies par les traditions culturelles, classe le modèle de communication partagé par Venturi et Bofill dans les langages basés sur des systèmes de conven­ tions, par opposition aux langages naturels où le lien sens-signifié sem­ ble, comme l'éthologie nous a appris à en voir chez un grand nombre d'êtres vivants, fixé génétiquement et compris spontanément.143 Le con­ cept structurel de ce langage est apparu fortement influencé par le mo­ dèle élaboré soit par la sémiotique à partir de la linguistique, soit par le modèle linguistique lui-même, dont il emprunte souvent le vocabulaire, d'une façon informelle: "langue", "langage", "signe", "symbole", "déno­ tation", "connotation", etc.; il conserve aussi les diverses figures de la rhétorique. Dans un tel langage conventionnel, le rapport entre le signe et le signifié est généralement considéré comme l'objet d'une association établie et maintenue par l'usage, selon une entente tacite ou explicite. Cela se traduira par l'association entre certains types d'éléments ou groupes d'éléments architecturaux, certains édifices ou types d'édifices d'une part, et tel contenu symbolique d'autre part.

Ce contenu — images, événements, fonctions, idées — est soumis, plus spécialement chez Venturi, au désir de multiplier les images et les sen­ sations évoquées. Selon cette conception, une oeuvre est d'autant plus riche que les sensations qu'elle suscite sont plus nombreuses. La pré­ sence massive de l'histoire dans le langage choisi vient ajouter la con­ naissance de cette histoire au bagage culturel dont l'apprentissage de­ vient nécessaire à la compréhension du phénomène architectural. Aux évocations spécifiques voulues par l'architecte s'ajouteront, par

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l'établissement de liens spontanés, d'autres évocations, non entièrement soumises au contrôle du conscient et originant dans les valeurs, usages, croyances de l'architecte aussi bien que celles de la société dans la­ quelle il travaille. Ce type d'évocation n'est d'ailleurs pas particulier à un langage architectural conventionnel, non plus qu'au langage simple­ ment conventionnel.

Nous avons vu que l'insistance à recourir à un langage déjà constitué, aux liens signe-signifié établis par la tradition, représente plus qu'une tentative de rétablir dans la culture de filiation gréco-romaine une solu­ tion de continuité brisée par la révolution moderniste; elle repose au moins partiellement sur l'argument pratique de la disponibilité immédiate d'un outil sophistiqué, utilisable sur-le-champ, même si cette utilisation suppose la transformation de cet outil dans l'adaptation nécessaire au monde actuel. La modification de l'outil hérité est cependant freinée dans la mesure même où le recours à un langage établi est motivé par le bénéfice d'une certaine précision dans les images ou sensations susci­ tées. Comme le fait remarquer Charles Jencks en se basant sur la clas­ sification des signes de C. Peirce, s'il est vrai qu'une interprétation cohé­ rente est basée sur des règles communes dans tout système de commu­ nication, la connaissance des règles d'usage est extrêmement importante pour les systèmes symboliques, où les relations entre le signifiant et le signifié sont basées sur la convention.144 Or, du fait qu'il n'est pas enco­ re précisé par une convention, l'élément nouveau introduit, dans le pro­ cessus transformationnel, une imprécision dans le contenu évoqué par le signe, même si, ce faisant, il l'enrichit.

Dans le procédé même qu'ils proposent pour rendre le langage adopté mieux descriptif des réalités actuelles, Venturi et Bofill, adhérents d'une

144 Charles Jencks, 'Rhetoric and Architecture", Architectural Association Quarterly, vol. 4, Eté 1972, p. 11.

évolution progressive, voient donc ce langage risquer de perdre son effi­ cacité évocative. Ils se trouvent ainsi confrontés, en permanence, au frein représenté par la nécessité d'ajuster la transformation du signifié à un rythme qui ne rompe pas la continuité de compréhension. La chose demeure vraie pour les modifications apportées aux signes. Ils font face également aux conflits opposant les exigences de l'architecture-langage aux autres fonctions de l'architecture, la communication ne pouvant être qu'un des éléments du déterminisme architectural. La maîtrise de l'im­ pact communicationnel final demeure donc difficile, dans le meilleur des cas.

La chose devient d'autant plus vraie que, malgré son importance profes­ sée, le souci de communication peut ne pas constituer la seule préoc­ cupation qui préside à l'utilisation que Venturi et Bofill font des éléments du langage classique. Ceci est particulièrement important, dans ce qui constitue un système de signes, en tout ce qui touche la capacité du référant choisi à déterminer l'évocation du contenu voulu.

L'imprécision qui peut entourer les intentions et le sens reliés à la multi­ plication des allusions, références et images évoquées ne relève pas seulement de la nouveauté du contexte que cette introduction contribue à créer; elle peut également être attribuée à notre méconnaissance du lan­ gage des auteurs. On retombe alors dans le travers de l'hermétisme de langage dénoncé par Venturi et Bofill dans le style moderne. Le phéno­ mène est en tout cas suffisamment fréquent, comme on pourra mainte­ nant le voir, pour justifier une mise en cause du modèle de communica­ tion proposé. Cependant, cette remise en question n'a pas d'abord porté sur le modèle, mais sur le geste même du recours au langage classique.

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