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Chapitre III Outils conceptuels pour une étude des discours sur l'altérité : cadre d'analyse

3.2 Aux fondements des discours sur la pertinence d'une reconnaissance de la pluralité

3.2.4. Des visions divergentes de l’égalité 129

Qu'ils soient pour ou qu'ils soient contre l'entente de principe, un bon nombre d'acteurs se revendiquent de l'égalité dans leur argumentaire. Les façons divergentes qu'ils ont d'articuler cette notion nous démontrent toutefois qu'on peut distinguer deux grandes visions de l'égalité. En nous basant sur Taylor (1994), on peut dire de la première qu’elle est issue de la « politique de la dignité universelle » et qu’elle soutient l’importance d’appliquer une même règle pour tous. Nous qualifions cette première d'égalité formelle. À

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l’inverse, la seconde vision (issue d’une « politique de la différence ») soutient que la non discrimination implique que certains groupes fassent l’objet d’un traitement différentiel. Pour nous référer à celle-ci, nous utilisons le terme d’égalité réelle :

Ces deux politiques, toutes deux fondées sur la notion de respect égal, entrent ainsi en conflit. Pour l’une, le principe de respect égal implique que nous traitions tout le monde en étant aveugles aux différences. […] Pour l’autre, on doit reconnaître et même favoriser la particularité. Le reproche que la première politique fait à la seconde est de violer le principe de non-discrimination. La seconde reproche à la première de nier toute identité en imposant aux gens un moule homogène qui ne leur est pas adapté. […] Le reproche est que l’ensemble prétendument neutre de principes de dignité politique aveugle aux différences est, en fait, le reflet d’une culture hégémonique. (Taylor 1994 : 62- 63)

En ce qui concerne plus spécialement les autochtones, la reconnaissance d’une égalité réelle, différenciée, implique notamment pour la nation majoritaire d’établir avec eux un rapport de nation à nation (Leydet 2007). C'est, autrement dit, l'idée d'une interaction égalitaire entre deux entités collectives. Suivant cette logique, les procédures de négociation de traités doivent refléter ce principe et impliquer deux acteurs : la nation autochtone et la Couronne. Par contre, la recension d'écrits empiriques (voir p. ex. Landsmann 1985) démontre que les controverses sont souvent marquées par une mésentente à propos de la nature des rapports intergroupes : s'agit-il de deux nations qui doivent se répondre par le biais de leurs autorités politiques, ou s'agit-il d'une seule et même nation aux prises avec des revendications de SES minorités autochtones ?

Dans le type de controverses qui nous intéresse, on retrouve ce conflit entre deux interprétations de l'égalité. Dans le cas sous étude, il se manifeste entre autres dans l’affirmation selon laquelle la table de négociations devrait inclure un représentant des allochtones régionaux (alors que pour ceux qui s'opposent à cette affirmation, les allochtones sont déjà représentés par les négociateurs et leurs représentants gouvernementaux), ou encore que ces derniers devraient pouvoir se prononcer sur l'issue des négociations par voie de référendum (ce qui constituerait, selon d'autres, une forme de tyrannie exercée par une nation majoritaire sur une nation minoritaire).

Ce conflit de visions est également apparent lorsqu’on s’attarde aux perceptions d’injustice dans l’aménagement des modes de cohabitation. En effet, les ententes ont des impacts

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politiques et économiques70 sur les communautés allochtones avoisinantes et, par

conséquent, elles donnent lieu à de fortes réactions et à des contre-revendications (Leydet 2007). Clairement, pour certains, la reconnaissance de droits ancestraux aux Innus met la majorité allochtone dans une situation d'inégalité. Des opposants aux droits ancestraux affirment ainsi que les autochtones vivent dans un système de privilèges, de droits spéciaux, consentis par l’État au détriment de la population majoritaire et en violation de principes universels tels que l’égalité des droits et l’illégitimité de toute discrimination71.

Dans le cadre de notre recherche, nous ne privilégions pas une interprétation du concept d’égalité par rapport à une autre. En effet, nous comptons utiliser les notions théoriques exposées précédemment afin de faire l’analyse la plus fine possible des débats en cours lorsqu’il est question de droits ancestraux. La recension des écrits empiriques en a offert un aperçu, l'analyse des mémoires le démontrera également : les controverses entourant la reconnaissance des droits ancestraux s'articulent en partie autour de conceptions divergentes de l'égalité. Une interprétation adéquate des prises de position faites dans ce cadre se doit donc d'en tenir compte.

Nous proposons donc d’examiner la controverse ayant accompagné l'adoption de l'EPOG, car cela nous permettra de pousser plus avant la compréhension scientifique de la symbolisation de l'altérité telle qu'elle se manifeste dans le cadre des relations entre allochtones et autochtones au Québec. Nous savons d'ores et déjà que ce processus est caractérisé par des mécanismes liés à la fois à la signification et à l'attribution de sens. Les différentes sections de ce chapitre visaient, chacune, à en éclairer une portion. Or, au terme de cet exercice, deux grands constats s'imposent à nous.

70 Des impacts perçus, appréhendés, constatés.

71 Tel qu'énoncé en problématique, des chercheurs avancent que ce dernier point de vue relève d'un procédé

rhétorique d’inversion de la victimisation, les opposants dénonçant la discrimination qui pèse sur la majorité (Barber 2008 ; Charest 2003 ; Dudas 2005 ; Riemer 2004 ; Whittaker 1994).

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Figure 2. Schématisation d'éléments centraux du processus de symbolisation de l'altérité

Pris dans leur plus simple expression, les fondements de cette symbolisation du rapport à l'Autre se décomposent en au moins trois dimensions. Il y a tout d'abord les éléments qui rassemblent des individus au sein d'un groupe et qui facilitent la constitution d'un Nous auto-conscient (on pense, par exemple, à la narration d'une histoire commune). Vient ensuite l'envers de la médaille, fait des éléments complémentaires qui cherchent à rendre ce Nous exclusif en établissant une distinction claire avec l'Autre (il peut s'agir de l'usage de stéréotypes divers pour imaginer ce dernier). Enfin, la troisième de ces dimensions est faite de la relation entre les deux entités ainsi créées. La vision de cette relation concerne tant le concept de reconnaissance et ses implications concrètes (politiques et redistribution) que les conceptions divergentes de l'égalité et les obstacles à la reconnaissance. Et, concernant ces derniers, on a bien vu que des discours négatifs sur l'Autre contribuent à la solidification interne de l'auto-conscience de groupe, tout en découlant des efforts qui sont faits pour clarifier la frontière qui nous sépare de l'Autre. C'est donc dire que ces trois dimensions sont des parties indissociables d'une même dynamique.

Pour ce qui est du second constat, nous remarquons que des facettes du processus de symbolisation s'intègrent de manière transversale à la triade dont il vient d'être question. Les articulations de cette transversalité sont multiples ; deux nous paraissent particulièrement intéressantes. Pour la première, nous constatons que les constructions du

Relations intergroupes Présentation de Soi Ancrages stratégiques et culturels Nous Autre

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Nous, de l'Autre ainsi que de la relation entre les deux sont traversées par une projection symbolique du Soi (individuel). Jusqu'à un certain point, la différenciation entre groupes identitaires peut alors être appréhendée sous l'angle d'une personnification à niveaux multiples (Soi, Nous, Eux). Celle-ci est apparente dans les modes de légitimation de la parole mis en place par les acteurs (Soi) lorsqu'ils abordent des sujets tels que la discrimination dont leur groupe (Nous) serait victime à cause des actions d'un autre groupe (Eux). Les auteurs des mémoires étudiés ici adoptent effectivement des postures particulières lorsqu'ils affirment, par exemple, que la société se doit d'être plus égalitaire et que la façon d'y parvenir serait que les parlementaires écoutent leur point de vue. Ils le font également lorsqu'ils disent qu'il n'y a rien à attendre de cette mascarade, mais qu’ils tiennent tout de même à profiter de l'occasion pour dire à la face de l'Institution qu'ils ne sont pas dupes. La présentation de soi traverse alors les différents fondements des discours sur la pertinence d'une reconnaissance de la pluralité, puisque ces personnes désirent se montrer à la face de tous comme des acteurs ayant la légitimité de se prononcer sur l’issue de la commission parlementaire.

Par ailleurs, bien que nous ayons volontairement séparé les dimensions culturelles et stratégiques de la symbolisation pour des raisons pratiques liées à l'organisation des idées, nous ne les concevons pas comme définitivement coupées l'une de l'autre. Il est tout à fait concevable que des acteurs mettent en place des stratégies de communication visant à convaincre un auditoire de la valeur de leur point de vue, lequel serait profondément ancré dans une vision du monde façonnée par leur environnement socioculturel. En fait, nous jugeons que le contraire serait plutôt surprenant.

Ainsi apparaît une seconde articulation de la transversalité des processus de symbolisation, soit celle des ancrages culturels et stratégiques. Pour reprendre les termes d'une idée développée par Geertz (1973) et citée précédemment, les controverses sont faites de tentatives d'imposer au monde une conception particulière de la façon dont les choses se passent ici-bas et, donc, de la manière dont les humains doivent agir. Par ces tentatives, des groupes d'acteurs prennent part à un rapport de force dans le but d'institutionnaliser leur vision du monde – c'est-à-dire qu'ils cherchent à façonner le monde tant intellectuel que matériel. Il n'est pas inutile de rappeler que l'issue de la commission parlementaire dont il est question ici concernait justement la mise en place de mesures concrètes de

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reconnaissance et de redistribution – pouvant être jugées justes, équitables, ou, au contraire, discriminatoires et inégalitaires. C’est dire que les négociations territoriales peuvent être considérées sous l'angle des luttes pour la reconnaissance et la redistribution. Les débats qu'elles ont engendrés sont des occasions d’observer la façon dont les acteurs mobilisent les fondements symboliques de la prise de position attribuables à la constitution/maintien des identités collectives (p. ex. définition des frontières du Nous), aux entraves à la reconnaissance de l'Autre (p. ex. ressentiment), et à la vision de l'égalité qui prévaut (p. ex. l’avis que toute différence de droits induit une discrimination inacceptable). Pour ce qui est des modes de pensée paranoïaques, on peut les voir comme une des manières possibles dont tous ces éléments s'imbriquent les uns dans les autres et s'expriment par le discours lors de la prise de position.

À présent, il est essentiel d'exposer les opérations constitutives d’une recherche approfondie sur le sujet. Puisque celle-ci met l’accent sur la teneur symbolique des controverses, il semble tout indiqué d'orienter la méthodologie sur une approche anthropologique des discours adaptée à ce type de contenus. Afin de traduire les préoccupations et questionnements de départ énoncés en problématique, nous débuterons le prochain chapitre par l'énonciation des questions de recherche.

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