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Chapitre I Contexte d'ensemble : la controverse vue sous l'angle des rapports historiques

1.2 Présence innue au Canada et rapports historiques avec la société d'origine européenne

1.2.2. De la première alliance avec les Français aux événements contemporains 28

On fait souvent remonter l'histoire des relations politiques entre Innus et pouvoirs européens à une alliance officielle scellée en 1603 près de Tadoussac (Girard et Gagné 1995). Caractérisée par l'expression d'une amitié mutuelle, cette entente consistait grosso

modo en une autorisation donnée aux Français (représentés par Samuel de Champlain) de

s'établir en pays montagnais en retour d'une assistance militaire contre l'ennemi iroquois (Charest 2001a ; Dickason 1996). La conquête de la Nouvelle-France par les Anglais et la Proclamation royale n'ont pas signifié la perte automatique de l'autonomie pour les autochtones. Mais les rapports avec les pouvoirs allochtones évoluèrent graduellement en défaveur des Innus. Avec la chute du commerce des fourrures et la fin des hostilités entre les Britanniques et les États-Uniens dans la première moitié du 19e siècle, les Amérindiens perdirent leur position d'alliés stratégiques. Alors que l'on n'avait plus besoin d'eux pour la guerre ou la fourrure, les pouvoirs en place commencèrent à s'intéresser à leurs terres (Lepage 2009 ; Grammond 1995). Les Innus ne furent pas épargnés de l'application de politiques coloniales qui ont touché les autres nations autochtones du Canada ; ils ont vécu les difficultés liées aux mesures assimilationnistes et à la dépossession de leurs droits sur les vastes territoires qu'ils occupaient de manière ancestrale.

10 Comme nous le verrons lors de la présentation des résultats, les interventions en commission parlementaire

du Conseil de la Nation Innu Matimekush-Lac John et du Comité de défense des droits des Indiens Montagnais de Schefferville témoignent de la persistance de la problématique et de leurs revendications près de 30 ans après l'entrée en vigueur des deux conventions.

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Le passage progressif d'une reconnaissance réciproque à l'assujettissement par l'État ne s'est cependant pas faite sans contestation. En effet, la présence d'une tension historique est visible à travers différents actes d'affirmation, de revendication et de confrontation. Tout d'abord, on assista dans les années 1840 à la fin du monopole de la Compagnie de la Baie d’Hudson sur le territoire innu et à l'ouverture du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la Haute- Côte-Nord à la colonisation agricole et à l'exploitation forestière11. Cela entraîna plusieurs

conséquences négatives pour le mode de vie des Innus. Le gibier se raréfia, créant des épisodes de famine et de mortalité importante et remettant en cause la pratique du nomadisme. Avec l'aide des missionnaires de l'époque, les Innus déposèrent plusieurs pétitions aux autorités gouvernementales entre les années 1840 et 1850. Ces pétitions avaient pour but de protester contre l'envahissement de leurs terres (responsable de leurs mauvaises chasses), de réclamer des secours gouvernementaux pour éviter la famine, d’obtenir des compensations monétaires et de se voir octroyer des terres pour leur usage exclusif. La réponse principale du gouvernement du Bas-Canada contre l'envahissement de leurs terres fut la création des deux premières réserves innues : Betsiamites et Pointe-Bleue (Mashteuiatsh) (Charest 2001a). Il est à noter que des analyses approfondies de certains de ces textes revendicatifs sont disponibles dans la littérature anthropologique québécoise (p. ex. Frenette 2013).

À une époque récente, l'épisode ayant marqué le plus fortement l'imaginaire collectif est probablement celui qui fut surnommé la « guerre du saumon », dans les années 1970-80. S'il impliqua aussi les Mi’gmaq, ce conflit mit en relief la difficulté pour les Innus d'affirmer leurs droits ancestraux dans des lieux de cohabitation avec les allochtones. En effet, ils durent subir la répression étatique et le poids des préjugés qu'entretenaient la population québécoise et les médias à leur endroit. Dans une entrevue réalisée dans le cadre d'un numéro spécial de Recherches amérindiennes au Québec (McKenzie et Vincent 2010), Pierre Lepage rappelle les événements ayant mené à la guerre du saumon. Les origines du conflit remontaient à la colonisation du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord, et aux interdictions de pêcher le saumon dont les Innus furent frappés subséquemment. Dans

11 Comme il sera rappelé en commission parlementaire, notamment dans le mémoire de Camil Girard,

l'ouverture à la colonisation des terres innues s’est faite en contravention avec l'esprit de la Proclamation royale de 1763 qui obligeait les autorités à obtenir le consentement des autochtones pour la cession de territoires. En ce sens, cette ouverture non consentie à la colonisation est souvent considérée comme illégale.

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les pétitions dont il a été question précédemment, ils réclamaient une reconnaissance de leur droit de pêcher le saumon sur les rivières du territoire. Ils ne l'obtinrent qu'en aval de la rivière Betsiamites. Ainsi, dès le milieu du 19e siècle, la pêche au saumon se vit réservée à

des clubs privés sur la presque totalité de leur territoire ancestral et les Innus furent menacés de poursuite s'ils contrevenaient aux interdictions. Avec la révision de la Loi sur

les Indiens en 1951, les lois provinciales d'application générale, dont celles relatives à la

faune, s'appliquèrent aux autochtones. Ce faisant, ils se retrouvèrent subitement assujettis à ces lois provinciales et soumis au contrôle des agents provinciaux de protection de la faune, alors que leurs relations avec l'État n'engageaient jusqu'à ce moment que le gouvernement canadien :

Ce n’est pas pour rien que, dès sa création en 1965, l’Association des Indiens du Québec va donner la priorité à toute la question des droits de chasse et de pêche. Elle va contester l’application des lois provinciales. Son premier mémoire, en 1967, porte sur les droits de chasse et de pêche. Ce n’est pas seulement dans les régions plus au sud que surgissent des conflits avec les agents de conservation de la faune. On en voit chez les Cris, et un peu partout. (McKenzie et Vincent 2010 : 107)

Puisqu'il persistait toujours plus d'un siècle après l'ouverture de la colonisation, ce cas de dépossession fit germer un conflit impliquant les autochtones, les gouvernements et les populations allochtones. Plus précisément, Lepage dit qu'au cours des années 1970, les Innus se trouvaient dans une « situation absolument anachronique » (McKenzie et Vincent 2010 : 106), du fait qu'ils étaient considérés comme des hors-la-loi sur les rivières à saumon. Il en résulta des actes d'affirmation de la part des autochtones, une tension importante avec les résidents allochtones et des événements tragiques :

Être autochtone signifiait faire partie d’une communauté délinquante. C’est ce qui a obligé les autochtones à réagir. Les gens ont décidé de défier ouvertement la loi et les autorités. C’est là que les conflits ont éclaté et il y a même eu des coups de feu. À la Romaine, un gardien du club de pêche a été condamné pour avoir tiré sur des Amérindiens. Sur la rivière Moisie, deux Amérindiens qui pêchaient la nuit ont été retrouvés morts dans les jours qui ont suivi. Les circonstances de leur décès sont restées nébuleuses, et les Innus ont soupçonné tout de suite un incident avec des garde-pêche. Rémi Savard d’ailleurs se portera à la défense des familles des victimes pour exiger une enquête publique sur ces événements. À Natashquan, Antoine Malec, le chef de la communauté, pêchait de nuit avec un compagnon quand le canot du gérant du club leur a foncé dessus à toute vitesse. Son embarcation a presque été coupée en deux et il

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a failli y perdre la vie. Et ça a été des moments déterminants. À Natashquan, les gens ont dit : « Assez, c’est assez ! » et c’est là que la bataille s’est engagée pour la reconnaissance de ce qu’ils estimaient être leurs droits sur la rivière. À Mingan, les gens ont défié collectivement et ouvertement la loi. Le Conseil Attikamek-Montagnais et le chef de Mingan, Philippe Piétacho, ont posé un geste symbolique en mettant un filet de pêche dans la rivière. Et ça s’est fait devant tout le monde. Les enfants étaient là. C’est à ce moment-là qu’on a vu l’escouade anti-émeute arriver. C’était ça la « guerre du saumon ». (McKenzie et Vincent 2010 : 109)

L'intervention massive de la police provinciale dans la réserve de Restigouche – une incursion subite de 500 policiers et agents de la conservation de la faune allochtones, des arrestations musclées et une suspension des pouvoirs du Conseil de bande – traumatisa grandement la communauté mi’gmaq et servit de symbole national pour ce qui se passait aussi chez les Innus.

Il est bon de noter que des communautés innues de l'extérieur du Québec ont également été engagées dans d'autres luttes contre les pouvoirs allochtones. Ce fut cas au Labrador, où ces communautés prirent position contre des opérations militaires sur leur territoire ancestral (vols en basse altitude d'avions de chasse de l'OTAN et implantation d'un centre d'entraînement à la chasse tactique). Ces événements engagèrent les Innus dans une bataille pour l'opinion publique contre divers acteurs institutionnalisés et groupes de pression (p. ex. le gouvernement de Terre-Neuve, le ministère de la Défense nationale, le conseil municipal de Happy Valley-Goose Bay, la Chambre de commerce du nord du Labrador) (Armitage 1992). Rappelant que leur campagne les mena à obtenir en 1989 une injonction interdisant à l'armée de poursuivre ses vols en basse altitude au-dessus de leurs terres (injonction renversée l'année suivante), Dickason écrit ce qui suit à propos du climat entourant ces revendications :

Tandis que le gouvernement lambine, l'appui à la campagne des Innus s'accroît. Deux marches sur Ottawa (une première au départ de Halifax, une seconde de Windsor, en Ontario) se terminent par des rassemblements sur la colline parlementaire et une manifestation qui donne lieu à l'arrestation de 116 personnes. [Les Innus du Labrador] prétendent que les pilotes du Canada et de l'OTAN effectuent chaque année près de 7 000 vols au-dessus de leurs terres, parfois même à quelques mètres seulement du sol. Ils se plaignent du fait que cela effraie le gibier, qu'il s'ensuit une diminution du gibier, et qu'au fond cela menace leur style de vie. Hunters and Bombers, un film produit à l'Office national du film par Hugh Brody, jette un éclairage révélateur sur l'attitude des

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militaires, qui perçoivent l'intérieur du Labrador comme un espace vide. (Dickason 1996 : 417).

Il est également établi que des communautés innues ont parfois pu profiter de l'établissement progressif d'un rapport de force avec l'État instauré par les nations autochtones (surtout les Cris) depuis le début des années 1970 autour de la réalisation de projets hydroélectriques. En effet, ce rapport de force a pu mener à la signature d'ententes entre Hydro-Québec et les communautés de Uashat Mak Mani-Utenam (1994), Pessamit et Essipit (1999) ainsi que Mashteuiatsh (2003), et ce, avant que les chantiers ne soient mis en branle. Cet état de fait contraste avec les anciennes façons de faire de l'État québécois qui ont mené au jugement Malouf et aux deux conventions (Baie-James et Nord Québécois, Nord-Est Québécois) dans les années 1970 (Savard 2009)12. Charest (2008), dans un

portrait détaillé de la situation ayant prévalu jusqu'au milieu des années 2000, observe d'ailleurs que la relation entre la société d'État et les Innus a progressivement évolué vers la signature d'ententes imparfaites13 (lesquelles n'ont pas toujours fait l'unanimité au sein des

communautés innues) mais qui sont néanmoins plus avantageuses pour les derniers que l'inondation sans compensation des territoires ancestraux résultant des projets hydroélectriques de la première moitié du 20e siècle. L'auteur démontre toutefois que des

pressions (p. ex. médiatiques) doivent être constamment exercées par les Innus afin que leurs droits ne soient pas oubliés lors de la planification et la mise en œuvre de nouveaux projets.

Actuellement, au Québec, les relations entre les communautés innues et les municipalités et gouvernements allochtones sont caractérisées par une paix relative qui est remuée par des tensions épisodiques. Une cohabitation de proximité et des rapports socioéconomiques se sont établis, tout en laissant persister une situation où la question des droits ancestraux n'a pas trouvée de réponse satisfaisante. Ainsi, l'actualité est parsemée d'épisodes conflictuels

12 Voir 1.1.1. Des traités historiques aux traités dits « modernes » et aux controverses qui les accompagnent. 13 Elles sont notamment imparfaites puisqu'elles n'ont pas toutes débouché sur un partenariat significatif avec

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impliquant des communautés voisines14 ou encore des actes de protestation tels que des

barrages routiers visant à attirer l'attention sur le non respect des droits ancestraux15.

Dans cette seconde partie du chapitre, des dimensions spécifiques du contexte de la revendication territoriale (et de la controverse qui l'a accompagnée) ont été exposées. Nous avons offert un bref profil sociodémographique de la nation innue, tout en abordant les relations que celle-ci a entretenue avec l'État et la société majoritaire, lesquelles ont évolué dans la longue durée. Dans la partie suivante, nous nous intéressons au contexte plus contemporain des négociations et de la controverse.

1.3 LA NÉGOCIATION TERRITORIALE GLOBALE DU CONSEIL TRIBAL MAMUITUN

MAK NUTASHKUAN ET LA CONTROVERSE

Cette thèse concerne un moment particulier de l'histoire des relations entre les Innus, les populations allochtones et l’État, c’est-à-dire la controverse entourant les négociations territoriales menées par le Conseil tribal Mamuitun Mak Nutashkuan et deux paliers de gouvernement. Pour des raisons qui seront explicitées dans le chapitre suivant, notre recherche s'intéresse principalement aux productions discursives liées à une commission parlementaire dont les travaux ont porté sur le projet de traité. Celle-ci s’est déroulée en plein cœur de ladite controverse. Il importe pour ces raisons d'exposer en détail les caractéristiques de cette négociation territoriale et de la controverse qui l'a accompagnée. Pour ce faire, nous examinerons d’abord l'évolution du processus, depuis le dépôt de la revendication territoriale. Nous analyserons ensuite la controverse ayant entouré la ratification de cette entente.

14 Rappelons les événements traités en introduction à propos de déclarations controversées du maire de

Roberval et de l’appel au boycott lancé par le chef de la communauté de Mashteuiatsh (été, automne et hiver 2014).

15 Au printemps 2011, les Innus de Pessamit ont bloqué sporadiquement la circulation sur la portion de la

route 138 qui traverse la communauté dans le but de protester contre la place résiduelle que l'État leur réservait dans le cadre du Plan Nord – un vaste chantier de développement impliquant une grande partie des territoires revendiqués par la nation (Lévesque 2011). Un an plus tard, des membres de la communauté de Uashat Mak Mani-Utenam érigeaient aussi des barricades sur la même route afin de protester contre le fait qu'Hydro-Québec construisait des barrages sur leur territoire ancestral (complexe de la Romaine) sans le consentement de la population, les ententes négociées entre la société d'État et le Conseil de bande ayant été rejetées lors de référendums (Lavallée 2012).

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