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Chapitre I Contexte d'ensemble : la controverse vue sous l'angle des rapports historiques

1.2 Présence innue au Canada et rapports historiques avec la société d'origine européenne

1.3.1. Du dépôt de la revendication à l'entente de principe 34

Rappelons que le projet de traité avec les Innus relève d’une revendication territoriale globale, c’est-à-dire qu’elle concerne des droits ancestraux et des titres autochtones qui n'ont jamais fait l'objet de traités ou d'autres mesures juridiques. Les négociations entre les gouvernements et la nation innue commencèrent donc en 1979, lors du dépôt d'une revendication territoriale globale par le Conseil Atikamek-Montagnais (CAM). Sa validité fut reconnue par le gouvernement du Canada la même année, et le gouvernement du Québec accepta de participer à une négociation tripartie en 1980. En septembre 1988, cette négociation déboucha sur une entente-cadre signée entre les trois parties (Charest 2001b ; Dupuis 1993). Donnant suite à celle-ci, le gouvernement du Québec déposa une proposition pour le règlement des négociations. Cependant, le CAM fut dissout en 1994 pour donner naissance à trois structures politiques distinctes : le Conseil de la Nation Atikamekw, le Conseil tribal Mamuitun, le Conseil tribal Mamit Innuat (Charest 2003).

Ces premiers développements relèvent de phases de la négociation qui sont antérieures aux événements dont il est question dans cette thèse. Néanmoins, certains éléments de controverse étaient déjà bien présents dans les années 1980. Cleary (1989) démontre qu'à cette époque il avait dû, à titre de négociateur en chef et coordonnateur des négociations, entreprendre des actions de sensibilisation auprès de la population allochtone, entre autres par le moyen de conférences et d'événements médiatisés16. Se rappelant les mots prononcés

par le présentateur d'une de ces conférences, il écrit :

[Le] territoire ancestral [des Atikamekw et des Montagnais] est, en très grande partie, présentement occupé par de nombreux Allochtones qui s'y sont installés dans leurs villes et villages, avec leurs infrastructures et toutes leurs réglementations ; ce qui rend cette négociation territoriale beaucoup plus difficile à mener parce qu'elle touche directement plusieurs Québécois dans leur vie de tous les jours. Ces Allochtones ne comprennent pas que les Atikamekw et Montagnais aient des droits aborigènes puisque, selon eux, leurs propres

16 Par exemple, il traite en détail d'une longue marche menée par quelques dizaines de représentants innus sur

la portion québécoise du territoire ancestral de la nation. Conçue en partie comme une action médiatique, ce pèlerinage avait aussi pour objectif de sillonner les municipalités allochtones et de « rencontrer encore une fois les Blancs pour leur expliquer les enjeux de cette négociation territoriale, entreprise depuis quelques années avec les gouvernements d'Ottawa et de Québec, qui traîne inutilement en longueur et ainsi se gagner des appuis dans la population allochtone » (Cleary 1989 : 202).

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ancêtres ont aussi occupé ce territoire depuis une centaine d'années et souvent plus.

Plusieurs parmi eux s'opposent donc à cette négociation territoriale avec toute l'énergie de personnes ignorantes qui y perdraient certains privilèges. (Cleary 1989 : 33)

Plus loin, il ajoute que « plusieurs personnes ou groupes, surtout les chasseurs et pêcheurs sportifs [...] ont des intérêts à créer certains mythes autour de cette négociation pour que les Montagnais et les Atikamekw ne réussissent pas à atteindre leurs objectifs de société » (Cleary 1989 : 203). Ces mots rappellent que les événements de la guerre du saumon étaient toujours bien présents dans les esprits lors des premières phases de la négociation et qu'ils teintaient les discours de résistance face aux droits ancestraux des Innus.

En outre, après la dissolution du CAM, il fallut attendre le 14 juillet 2000 pour qu’un nouveau cadre de négociations soit adopté par les deux paliers de gouvernement et le Conseil tribal Mamuitun (Essipit, Mashteuiatsh et Pessamit) auquel se joignit la communauté de Nutashkuan (Québec 2002). Cet accord-cadre, nommé Approche

commune, résulte du dépôt d'un projet d'entente de principe par Mamuitun en 1997 et d'une

reprise des discussions par les parties. Il s'agit d'un document sans portée juridique, mais qui établit les grandes lignes de ce que seraient, entre autres, le régime territorial, les lieux où s'appliqueraient les droits ancestraux, les modalités d'une autonomie gouvernementale et l'orientation des arrangements financiers (Secrétariat aux affaires autochtones 2000).

Par la suite, une proposition d’entente de principe, soumise par les négociateurs des trois parties, fut rendue publique en mai 2002 (Charest 2003). La commission parlementaire dont nous traitons dans cette thèse concernait précisément cette proposition. Au terme de la commission parlementaire, l’Entente de principe d’ordre général (EPOG) fut finalement ratifiée par toutes les parties le 31 mars 2004 (Girard 2004). Au moment de rédiger cette thèse de doctorat, la ratification de cette entente de principe constitue la dernière avancée significative des négociations territoriales globales des Innus de Mamuitun Mak Nutashkuan. Elle n’a pas donné lieu, pour l’instant, à la signature d’un traité.

Le texte final de l'EPOG compte 88 pages et des annexes. Il se divise en 19 chapitres traitant de différents sujets liés notamment au territoire et à sa gestion, aux droits ancestraux, aux mesures d'autonomie gouvernementale, au développement économique, à

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diverses dispositions financières ainsi qu'aux mesures de mise en œuvre et de réexamen du traité. L’entente de principe prévoit la reconnaissance du titre aborigène, donc la pleine propriété et l’autonomie gouvernementale sur des territoires restreints nommés Innu Assi (correspondant à la superficie légèrement bonifiée des quatre réserves autochtones signataires). Elle détaille aussi l’exercice de certains droits ancestraux sur des territoires beaucoup plus vastes, mais dont la propriété demeurerait celle de l'État québécois (Nitassinan)17. Le gouvernement québécois verserait cependant des redevances aux

autorités innues à la suite de l’exploitation des ressources naturelles prenant place sur les

Nitassinan18 et serait dans l’obligation de consulter les communautés innues à propos des

projets de développement s'y réalisant (Nadeau 2002 ; Nootens 2004 ; Secrétariat aux affaires autochtones 2004).

La façon de reconnaître les droits ancestraux, telle qu’imaginée dans ce projet de traité, consiste à définir les conditions d’exercice de certains droits sur les Nitassinan, tout en recherchant la suspension (et non l’extinction)19 de l’exercice des droits non mentionnés

dans l’entente :

Le traité envisagé reconnaîtrait, protégerait et aménagerait les modalités d’exercice des droits ancestraux, notamment le titre aborigène, découlant de la production juridique de quatre nations innues relative au Nitassinan, c’est-à-

17 À l’annexe II, nous reproduisons la carte des quatre Nitassinan et Innu Assi, telle qu’elle figure à l’annexe

4.1 de l’EPOG.

18 En d'autres circonstances, il aurait pu être à propos de parler DU Nitassinan (au singulier) et de nous référer

ainsi au territoire ancestral innu dans son ensemble, c'est-à-dire comme celui de toute une nation. L'entente de principe utilise toutefois ce terme dans un sens plus spécifique, associant DES Nitassinan aux quatre communautés signataires. C'est pour être cohérent avec une juste description de la négociation que nous utiliserons majoritairement le terme Nitassinan au pluriel.

19 Des réflexions relayant un point de vue innu critique, s’étant exprimées ultérieurement, remettent en

question l’aspect novateur et l’absence véritable d’une volonté d’éteindre les droits innus que l’on suppose caractéristiques de cette négociation. Par exemple, Ross-Tremblay et Hamidi (2013) se demandent si nous pouvons réellement prétendre que le modèle de traité proposé dans l’EPOG est vraiment différent des autres ententes signées au Canada récemment : « Assisterons-nous à une revalidation de la culture juridique innue et de l’Innu Tipenitamun comme source légitime de droit et à un respect du principe de la non-extinction du droit des Innus à disposer d’eux-mêmes, principe inviolable pour plusieurs aînés, ou bien assisterons-nous plutôt à des tentatives de forcer indirectement un consentement des Innus à l’extinction de leur souveraineté inhérente et inaliénable par différents stratagèmes, dont la présentation de l’extinction comme unique issue à la situation actuelle ? » (Ross-Tremblay et Hamidi 2013 : 54). Ils craignent effectivement que dans le cadre institutionnel actuel, colonial, les négociations ne débouchent inévitablement sur l’extinction et l’assimilation, lesquelles reposeraient sur la fabrication d’un consentement populaire des Innus. Ils plaident alors pour que les communautés innues bénéficient d’une ouverture des débats et d’une réappropriation des traditions juridiques autochtones.

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dire leur terre ancestrale. Cette production comprend également le droit innu relatif à l’Innu Aitun, à savoir « toutes les activités […] rattachées à la culture nationale, aux valeurs fondamentales et au mode de vie traditionnel des Innus associé à l’occupation et l’utilisation de Nitassinan et au lien spécial qu’ils possèdent avec la Terre ». (Saint-Hilaire 2003 : 420)

L’entente prévoit également des mesures d’autonomie gouvernementale, tels des pouvoirs dans le domaine de l’éducation et de la formation de la main-d’œuvre. Notons aussi que les nations autochtones s’opposent généralement à cette tendance qu’a le gouvernement fédéral de rechercher la signature d'accords définitifs (Grammond 2005) et que l’EPOG s’inscrit dans le respect de cette opposition :

[De] manière novatrice, le projet de traité est sensible au besoin de permettre aux relations entre l’État et les nations autochtones d’évoluer avec le temps. Ainsi le traité, d’une durée certes indéterminée, prévoirait-il en revanche, outre la simple possibilité d’y apporter une modification conventionnelle, les modalités de son réexamen périodique. Sa modification et son réexamen permettraient notamment de régler les questions relatives aux effets et modalités d’exercice d’un droit ancestral que le traité, à défaut de les prévoir et sans pour autant en emporter l’abandon ou l’extinction, aurait suspendus. (Saint-Hilaire 2003 : 422)

Lorsqu’il est question de traités de « nouvelle génération », on rapproche souvent l’accord définitif conclu en Colombie-Britannique avec la nation Nisga’a et le projet de traité découlant de l'Approche commune. Toutefois, contrairement aux négociations des Innus, l’accord Nisga’a ne règle que les problèmes liés à l’extinction des droits (Grammond 2005). Comme nous l’avons montré dans la première partie de ce chapitre, le traité Nisga'a avait suscité de vives réactions dans la population et au sein de la classe politique avant sa ratification. Ceci n'est pas sans rappeler ce qui se produisit autour des négociations territoriales des Innus. En effet, dès le début des années 2000, des critiques, pour ne pas dire des réactions hostiles (Leydet 2007), se firent entendre à propos de la légitimité des négociations. Ce fut le début d’une intense controverse qui atteignit son point culminant en 2003 avec la tenue d’une commission parlementaire.

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