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Chapitre III Outils conceptuels pour une étude des discours sur l'altérité : cadre d'analyse

3.2 Aux fondements des discours sur la pertinence d'une reconnaissance de la pluralité

3.2.1. Nous et Eux : mémoire, auto-conscience de groupe, identités collectives 115

Tout comme Ricoeur (1986), nous pensons que l’expérience historique des groupes humains est rendue possible parce que notre champ temporel est relié symboliquement au champ temporel de nos prédécesseurs et de nos successeurs par le moyen d’une relation de couplage. Le principe d’analogie (celui qui permet de créer de la similitude entre êtres humains) impliqué dans ce couplage permet la connexion interne de l’histoire propre à un groupe. Anderson (1991) ajouterait que cette connexion temporelle n'est pas que verticale ; elle est également horizontale puisqu'elle permet de se sentir au même moment lié à d'autres inconnus dans l'espace et le temps. Toutefois, ce lien analogique n’est accessible qu’à travers des productions symboliques qui répondent, au moins en partie, à la nécessité pour un groupe de se donner une image de lui-même. Il est donc permis de penser qu’il n’y aurait peut-être pas de groupe social sans ce rapport indirect à sa propre existence à travers une image, une représentation de soi-même. De fait, le langage (notamment par le récit) occupe une place importante dans la constitution de ces représentations, car « nous ne voyons des images que pour autant que d’abord nous les entendons » (Ricoeur 1986 : 220). Un tel point de vue, constructiviste, met donc l'accent sur une production (langagière/discursive) de l'existence collective – les individus étant progressivement immergés dans une façon d'être au monde grâce à la mise en récit.

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Le processus de constitution des identités collectives se caractérise donc par la nécessaire existence d’un sentiment de continuité dans le temps (qui appelle la gestion d’une certaine stabilité dans le changement). Il implique également une capacité d’unification interne d’expériences variées et de différenciation avec l’Autre ; c'est-à-dire qu'il permet à des acteurs aux parcours très différents de se sentir unis par quelque chose, tout en étant, ensemble, différents des Autres. Ce processus est aussi marqué par une dimension narrative – la narration rendant possible l’autoconstitution de l’identité et l’attribution d’un sens à l’histoire vécue. La constitution (réciproque) d’une auto-identification et d’une autodifférenciation (entre personnes ou groupes) est rendue possible par le moyen d'une reconnaissance intrasubjective et intersubjective (Castiñeira 2007). Dans le cas précis des identités nationales, cette « construction narrative dynamique et multiple » (Castiñeira 2007 : 89) nécessite d’être largement appuyée sur un usage de la mémoire. En effet, l’identité nationale « correspond au processus par lequel un ensemble d’idéaux et de valeurs hérités du passé (les souvenirs historiques, les mythes, les valeurs, les traditions et les symboles) constitue une “identité collective” que les membres d’une nation partagent comme un patrimoine distinctif ou grâce à laquelle ils s’identifient » (Castiñeira 2007 : 95). Lorsqu’on pense aux identités collectives, on pense donc inévitablement aux efforts déployés dans le but d'encourager une cohérence interne du groupe sur le plan des représentations. En retour, cependant, les identités collectives sont rendues fragiles du fait même qu’elles dépendent d’une certaine continuité dans le temps et l’espace. Le désir d'assurer cette continuité engendre une mobilisation de fragments d'une mémoire collective qui, par sa fonction narrative, devient gardienne de l’identité. Ceci peut conduire un groupe à faire intervenir la mémoire dans un but non pas historique, mais bien d’instrumentalisation politique. Ce procédé, bien connu, consiste en une reconversion de la mémorisation en un processus d’objectivation/réification du passé au service d'une délimitation (symbolique) de l’identité d’une communauté. En ce sens, les lieux de mémoire constitutifs des cultures et histoires nationales sont « des récits collectifs qui ont réussi à fonder sur le temps certains événements et lieux où s’inscrivent nos souvenirs, renforcés par des commémorations, des monuments et des célébrations publiques » (Castiñeira 2007 : 99).

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Bref, les histoires que nous nous racontons collectivement sont des construits sociaux qui servent l’autoconscience de groupe. De plus, les récits constituent « la clé privilégiée de médiation pour nous interpréter, pour construire notre propre schéma mental de ce que nous sommes et où nous sommes, de ce que nous faisons et le sens que nous donnons à notre action » (Castiñeira 2007 : 87). Tout ceci n’est pas sans rappeler la fameuse définition de Benedict Anderson à propos de la nation comme communauté politique imaginée :

In an anthropological spirit, then I propose the following definition of the nation: it is an imagined political community – and imagined as both inherently limited and sovereign.

[...] It is imagined because the members of even the smallest nation will never know most of their fellow-members, meet them, or even hear of them, yet in the minds of each lives their image of their communion.

[...] The nation is imagined as limited because even the largest of them, encompassing perhaps a billion living human beings, has finite, if elastic, boundaries, beyond which lie other nations. No nation imagines itself coterminous with mankind.

[...] It is imagined as sovereign because the concept was born in an age in which Enlightenment and Revolution were destroying the legitimacy of the divinely-ordained, hierarchical dynastic realm. [...] [Nations] dream of being free, and, if under God, directly so. The gage and emblem of this freedom is the sovereign state.

Finally, it is imagined as a community, because, regardless of the actual inequality and exploitation that may prevail in each, the nation is always conceived as a deep, horizontal comradeship. Ultimately it is fraternity that makes it possible, over the past two centuries, for so many millions of people, not so much to kill, as willingly to die for such limited imaginings. (Anderson 1991 : 5-6)

Chez Anderson, l'identité nationale est comprise comme le fruit d'une élaboration symbolique puissante – et il prévient qu'il n'y accorde pas le sens péjoratif vu chez d'autres auteurs qui opposent ces construits à une authenticité identitaire – capable de générer un attachement émotif et de mobiliser le sacrifice. Comme Ricoeur et Castiñeira, il entrevoit donc la constitution et le maintien des identités depuis un point de vue constructiviste où le langage (mise en récit, discours) occupe une place centrale. Le simple fait de parler une langue spécifique facilite cette connexion symbolique avec les morts, ceux que l'on conçoit comme nos prédécesseurs (Ne parlaient-ils pas la même langue que nous ? N'ont-ils pas

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chanté le même hymne national que nous alors qu'ils se rendaient au champ de bataille ?). C'est aussi par le langage que sont transmis les récits/assemblages historiques nationaux, ce qui lui fait dire que « ...from the start the nation was conceived in language, not in blood » (Anderson 1991 : 145).

En outre, la cohérence des identités collectives ne peut pas reposer uniquement sur un récit historique. En effet, il est possible que l’origine des autoreprésentations collectives se trouve, au moins en partie, dans une « collectivité organique »67 préexistante et dont les

contours s’inscrivent de manière durable dans le temps. C'est d'ailleurs pourquoi la question des identités ethniques doit être considérée ici. En ce sens, nous souscrivons à la vision de Fredrik Barth (2008) pour qui les distinctions ethniques sont des bases sur lesquelles s’élaborent les relations entre groupes. En fait, « les acteurs utilisent des identités ethniques afin de se catégoriser eux-mêmes et catégoriser les autres dans des buts d’interaction » (Barth 2008 : 211). La contribution de Barth découle d’une vision interactionniste et se caractérise notamment par l’attention portée aux processus sociaux impliqués dans la genèse et le maintien des groupes ethniques, les frontières ethniques et l’entretien de ces frontières par ces groupes. De ce point de vue, l’existence continue d’une distinction entre deux groupes est plus importante que la persistance des éléments précis qui permettent de distinguer ces groupes (p. ex. une langue, des traditions religieuses, une façon de se vêtir). Ainsi, bien que les groupes partagent une même culture, celle-ci n’est pas nécessairement une caractéristique « première et définitionnelle » – c'est-à-dire un point de départ – de l’organisation d’un groupe ethnique. Barth propose plutôt de considérer cette culture comme un résultat ou une implication de cette organisation ; les groupes ethniques étant, à ce niveau, des « supports de culture ». Ainsi, le contenu de cette culture pourrait changer dans le temps sans que les frontières du groupe ethnique ne soient altérées :

[La] plus grande partie de la substance culturelle qui à un moment donné est associée à une population humaine n’est en rien contrainte par cette frontière ; cette substance peut varier, être apprise, et changer sans aucune relation décisive avec le maintien des frontières du groupe ethnique. Ainsi, quand on retrace l’histoire d’un groupe ethnique dans la durée, on n’est pas du tout simultanément, dans le même sens, en train de retracer l’histoire d’une 'culture' : les éléments de la culture actuelle d’un groupe ethnique ne sortent pas

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tels quels de l’ensemble particulier qui constituait la culture de ce groupe dans une période antérieure, tandis que le groupe a une existence organisationnelle sans interruption, avec des frontières (des critères d’appartenance) qui, malgré des modifications, n’ont cessé de délimiter une unité continue. (Barth 2008 : 248-249)

Par contre, les frontières identitaires ne correspondent presque jamais aux frontières extérieures d’États souverains, car plusieurs groupes (nationaux, ethniques, religieux, linguistiques) peuvent cohabiter au sein du même pays. Au Canada comme ailleurs, ces groupes jouissent d’un poids politique variable. Il est bon de rappeler en effet que l’État et ses institutions, notamment juridiques, ne sont pas culturellement neutres puisqu’ils sont héritiers des traditions d’un groupe dominant. Cet héritage est néanmoins occulté par le caractère officiel (donc en apparence neutre) des institutions qui fondent les relations entre peuples au sein du pays. Le cas des revendications territoriales autochtones en offre une illustration très éloquente :

Au sujet des droits des Gitksan et Wet’suwet’en de la Colombie-Britannique, le juge McEachern, dans sa décision en première instance de 1991 dans l’affaire Delgamuukw, a signalé qu’il devait apprécier la preuve présentée devant lui '…selon des principes d’ordre juridique et non selon des principes d’ordre culturel' (notre traduction).

Cela a amené un auteur (McLeod, 1992 : 1284) à dire qu’une telle affirmation ethnocentrique frisait le racisme puisque les « principes d’ordre juridique » si chers au juge McEachern n’étaient rien d’autre que les « principes d’ordre culturel » des nouveaux arrivants Européens. (Lacasse 2004 : 23-24)

De manière générale, d’ailleurs, dans les sociétés démocratiques libérales on a eu tendance à associer le nationalisme68 aux minorités et à la résistance à l’État, ce qui a eu pour effet

d’occulter le fait que l’État central projetait lui aussi un nationalisme (Lecours et Nootens 2007). Dans le cas précis sous étude, cette façon de voir les choses est manifeste dans la volonté de confier à une commission de l'Assemblée nationale (une institution en apparence neutre mais qui, par son existence même, incarne la prédominance politique d'un groupe majoritaire au Québec et les batailles de ce dernier pour s'approprier/défendre des champs

68 Le nationalisme peut être défini comme « des sentiments de solidarité pour une communauté généralement

territoriale dont l’expression politique est l’acquisition ou le maintien d’un statut politique distinct permettant à cette communauté de déterminer elle-même son destin politique (en d’autres mots, de s’autogouverner) » (Lecours et Nootens 2007 : 27).

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de compétence face à une majorité canadienne anglo-européenne) le mandat d'étudier en profondeur la pertinence d'une politique de reconnaissance à l'endroit d'une nation autochtone.

De surcroît, dans les discours déployés lors de la controverse, les acteurs opposent régulièrement une vision de la nation québécoise dite civique puisqu'elle inclurait tous les québécois sans distinction, d’une part, à une vision dite ethnique de la nation que l'on suppose être celle des Innus, d’autre part. Nous croyons cependant, à la suite de plusieurs auteurs, que la différence communément admise entre nationalisme ethnique et nationalisme civique doit être remise en question. Par le passé, la défense de l’État-nation s’est faite de la manière suivante par les penseurs libéraux et républicains : « leur pays se caractérise par une diversité ethnique évidente, et ce qui cimente la population n'est pas une identité ethnique mais bien une identité civique » (Seymour 2008 : 189). On a ainsi eu tendance à présenter le nationalisme civique comme une bonne chose et, inversement, le nationalisme dit « ethnique » comme une mauvaise. En vérité, le nationalisme civique (qu’il soit majoritaire, comme celui du Canada, ou minoritaire, comme celui du Québec) est le fait d’un groupe « ethnoculturel » majoritaire qui, bien souvent, exerce un pouvoir d’assimilation sur les groupes minoritaires (Seymour 2008). Le nationalisme peut donc être associé autant à la contestation de l’État central qu’à sa pérennité. Les nationalismes majoritaires et minoritaires ne présentent pas tellement de différence de nature, car ils opèrent en faisant de la nation un sujet politique et en revendiquant pour celle-ci un degré variable d’autodétermination (Lecours et Nootens 2007).

Les considérations sur la nation et le nationalisme sont importantes du fait que ces thèmes ont fait l'objet d'échanges en commission parlementaire. La symbolisation du rapport à l'Autre y était porteuse d'une charge nationaliste ; les débats ayant eu cours proposent, par exemple, des réponses différentes à la question suivante : sommes-nous en face d'une seule et même nation, québécoise, inclusive et englobant les autochtones ? L'intérêt porté ici à la différenciation Nous/Eux constitutive des identités collectives (notamment nationales) engendre ainsi le besoin de développer un appareil conceptuel permettant d'appréhender les opinions divergentes sur l'existence ou non d'une pluralité nationale sur le territoire québécois par le biais d'une politique de la reconnaissance.

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