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Chapitre III Outils conceptuels pour une étude des discours sur l'altérité : cadre d'analyse

3.2 Aux fondements des discours sur la pertinence d'une reconnaissance de la pluralité

3.2.2. Reconnaissance, politiques de la reconnaissance et redistribution 121

La question de l’identité, qui vient d'être abordée, est fortement liée à celle de la reconnaissance. Plusieurs approches en théorie et philosophie politiques contemporaines insistent sur le besoin, voire l’exigence, de reconnaissance (Taylor 1994). L’importance de cette « exigence » repose sur les liens supposés entre reconnaissance et identité :

La thèse est que notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception qu’en ont les autres : une personne ou un groupe peuvent subir un dommage ou une déformation réelle si les gens ou la société qui les entourent leur renvoient une image limitée, avilissante ou méprisable d’eux-mêmes. La non-reconnaissance ou la reconnaissance inadéquate peuvent causer du tort et constituer une forme d’oppression, en emprisonnant certains dans une manière d’être fausse, déformée et réduite. (Taylor 1994 : 41-42)

Ainsi, une absence de reconnaissance ne trahit pas seulement l’oubli d’un respect normalement dû. Il peut engendrer une blessure, accablant ses victimes d’une « haine de soi paralysante » (Taylor 1994 : 42). Conçue de cette façon, la reconnaissance n’est pas simplement une question de politesse : il s’agit d’un besoin humain vital. Les appellations et les représentations offensantes causent d'ailleurs des blessures chez ceux qui en sont l'objet (Butler 2004). Charles Taylor et James Tully soutiennent aussi qu’aujourd’hui la légitimité des institutions démocratiques dépend largement de leur capacité à reconnaître publiquement la spécificité des différentes communautés qui composent l’ensemble politique ; c’est le sens que ces auteurs donnent au terme « politique de la reconnaissance » (Leydet 2007).

Lorsqu'ils se sont engagés dans des négociations territoriales, les leaders innus cherchaient pour leurs communautés une reconnaissance officielle de la part de l'État par le moyen d'un traité – une forme particulière que peuvent prendre les politiques de la reconnaissance. La reconnaissance de l'Autre en général, et les politiques de la reconnaissance en particulier, sont donc des questions pertinentes en regard des débats entourant l'EPOG. Nous retiendrons ici la définition que propose Michel Seymour de ces politiques :

Par « politique de la reconnaissance », on peut donc entendre […] toute mesure, constitutionnalisée ou non, cherchant à promouvoir ou à protéger la différence ou le respect égal entre des personnes ou entre des peuples, dans le but de

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traduire une certaine forme de respect ou d'estime et de contrer toute forme d'humiliation dirigée contre leur identité statutaire. Comprise de cette façon, la théorie de la reconnaissance ratisse large. (Seymour 2008 : 106)

Selon Fraser (2004), la « lutte pour la reconnaissance » représente depuis la fin du XXe

siècle la figure paradigmatique du conflit politique. Elle qualifie ce type de conflit de postsocialiste puisque l’identité collective (p. ex. ethnicité, nationalité, genre, sexualité) y remplace les intérêts de classe comme prétexte central de mobilisation. L’injustice fondamentale qui est ressentie par les acteurs mobilisés n’est plus l’exploitation mais bien la domination culturelle. Dans ce cadre, la reconnaissance devient un enjeu de justice. En effet, on peut considérer comme injuste le fait qu’on refuse, à des personnes ou des groupes particuliers, le statut de partenaire à part entière dans l’interaction sociale : ces personnes/groupes n’ont pas pu participer sur un pied d’égalité à l’élaboration des modèles institutionnalisés de valeurs culturelles qui contribuent à ce refus et qui déprécient leurs caractéristiques distinctives (ou celles qui leur sont attribuées).

Cependant, lorsqu’il est question des nations minoritaires, cet enjeu de justice en amène un autre, lié à la viabilité des États. Si l’on tient compte du fait que « plus personne ne doute qu'un seul et même État souverain puisse contenir en son sein plusieurs cultures sociétales » (Seymour 2008 : 207), il existe effectivement un problème de stabilité pour les États multinationaux n'incorporant pas de politique de reconnaissance à l’endroit des multiples nations qui le constituent. Ce problème de stabilité menacerait l’existence même de ces États, dont le Canada fait partie :

Les peuples ont besoin de s'autodéterminer, c'est-à-dire se doter d'institutions, les développer et exercer un certain contrôle sur elles. Les minorités aussi ont besoin que leur identité soit reconnue par un ensemble de mesures institutionnelles. Sans cela, l'État multinational fera l'objet de remous importants qui vont engendrer de l'instabilité. (Seymour 2008 : 119)

Ainsi, pour Seymour, il s’agit de dépasser l'idée d'un État-nation homogène et de reconnaître le caractère véritablement multinational d'ensembles politiques comme le Canada. Le philosophe propose une distinction entre les États multinationaux de facto (ceux qui sont de fait composés de plusieurs nations) et les États multinationaux de jure (ceux qui aménagent véritablement un espace constitutionnel et institutionnel pour la

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diversité nationale). Le passage à l’État multinational de jure requiert l’adoption de politiques de la reconnaissance à l'endroit des nations minoritaires.

L'entente de principe dont il est question dans cette thèse repose elle-même sur la capacité de remettre en cause la vision d'un État-nation homogène comme modèle d'organisation politique. Les débats qu'elle engendre renferment des idées diverses quant à la nécessité/possibilité d'une telle remise en cause. Mais si elle engendre tant de remous, c'est aussi à cause des craintes générées par le mode de redistribution qui y est proposé. En effet, les mémoires remis en commission parlementaire sont riches en opinions à propos des conséquences socioéconomiques d'un accès différentiel aux ressources naturelles et des possibilités de développement concurrentiel qu'il engendre, de l'aide monétaire accordée aux Innus par les gouvernements, des redevances liées aux projets de développement effectués sur les Nitassinan, ainsi que d'autres sujets connexes.

On distingue souvent les luttes pour la reconnaissance et celles pour la redistribution, notamment sur le plan de la conception de l'injustice. La redistribution s’intéresse aux injustices de type socio-économique (p. ex. exploitation et exclusion économiques) alors que la reconnaissance s’intéresse aux injustices culturelles et celles qui sont produites par des modèles sociaux de représentation (p. ex. domination culturelle et mépris) (Fraser 2004). Malgré ces distinctions, on ne peut cependant prétendre qu'elles réfèrent à des mesures totalement indépendantes l’une de l’autre. Tully (2000) soutient qu’on ne peut concevoir une coupure nette entre les luttes passées, centrées sur la redistribution, et les luttes actuelles, centrées sur la reconnaissance. Les deux aspects sont présents, selon lui, dans toutes les luttes politiques, malgré le fait que les acteurs peuvent mettre l’accent sur l’un ou l’autre. La reconnaissance vise l’altération des normes sociales relatives à l’identité et qui permettent aux personnes de se reconnaître mutuellement. De ce fait, la reconnaissance entraîne inévitablement une redistribution du pouvoir politique et économique (p. ex. : redistribution des opportunités sociales par une abolition des discriminations). À l’inverse, les luttes pour la redistribution impliquent habituellement une modification des normes de reconnaissance. La politique de la reconnaissance ne concerne donc jamais seulement les questions identitaires : tenter de mettre fin au rapport colonial en reconnaissant aux nations autochtones un statut égal (de nation à nation) implique nécessairement un partage du pouvoir dans l’espace politique canadien ainsi qu’une

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redistribution des ressources économiques. Par conséquent, on ne peut concevoir la redistribution et la reconnaissance comme deux alternatives qui s’excluent mutuellement : toutes les formes d’oppression dans la vie réelle sont de fait mixtes (soumission à des normes d’un groupe dominant, iniquité de la distribution des privilèges). C’est pourquoi Fraser (2004) propose plutôt l’adoption d’une vision bidimensionnelle de la justice sociale qui intègre à la fois une reconnaissance et des dispositions redistributives.

À la base de l'EPOG, la revendication territoriale globale du CAM (1979) participait d'une lutte pour la reconnaissance. Les négociations et le projet de traité qui ont suivi promettaient d'aboutir à une forme de reconnaissance institutionnalisée contenant des mesures de redistribution. Or, les débats à propos de telles politiques ont parfois été caractérisés par des attitudes peu glorieuses face à l'altérité. Sans associer automatiquement tous les opposants à l'entente à ces manifestations d'intolérance, il est néanmoins utile d'en tenir compte à titre de points de repères.