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Chapitre II Droits ancestraux et rapport symbolique à l'Autre : problématique de recherche

2.2 Vers l'étude d'un moment charnière de la controverse 77

2.2.2. Discours sur l'Autre, corpus textuel et recherche anthropologique 88

Au regard des travaux anthropologiques recensés dans ce chapitre53, il importe d'émettre

quelques commentaires sur l'objet de ces recherches ainsi que sur la nature des données qui y ont été recueillies et analysées. Ce qui relie toutes ces contributions scientifiques, c'est qu'elles s'intéressent à la symbolisation de l'identité (autochtone, allochtone) et du rapport à l'Autre dans le discours. Plusieurs d'entre elles sont basées sur des analyses de données textuelles, ce qui fait du texte (qu'il soit journalistique, scolaire, juridique ou politique) un matériau d'importance, fréquemment choisi par les chercheurs s'intéressant à ce type de contenus.

Précédemment dans ce chapitre, il a été question d'analyses d'écrits journalistiques publiés dans le cadre de controverses entourant la reconnaissance de droits ancestraux. Rappelons

52 Cette réflexion concerne donc les avantages que nous avons vus à privilégier un type d'écrits particulier (les

mémoires) plutôt qu'un autre (les journaux). Il est à noter que nous justifierons aussi, dans le chapitre méthodologique, des choix que nous avons dû faire en cours de recherche en regard d'autres formes de corpus (enregistrements audio-vidéo, entrevues semi-dirigées).

53 La majorité des textes recensés dans ce chapitre étaient tirés de la littérature anthropologique. C'est

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que Landsman (1987) se concentre sur des articles de journaux à grand tirage, parus sur une période de dix ans. Elle tente de démontrer que le cadrage discursif déployé par les médias influence le déroulement d'une controverse, notamment en ce qui a trait à la mobilisation d'une image de l'Indien authentique. De manière similaire, Vincent (1992) se base sur des lettres d'opinion publiées dans les grands journaux francophones au moment de la crise d'Oka. Elle y étudie les discours entretenus à propos des autochtones et à propos de la place qu'occupent respectivement ceux-ci et les Québécois sur le territoire. Nous avons aussi exposé les conclusions d'une autre recherche de cette auteure au chapitre précédent (Vincent, 1980). Par le moyen d'une analyse des chroniques de chasse et pêche issues de plusieurs grands journaux québécois, elle s'intéresse à la projection d'une image préjudiciable des Amérindiens. Une autre recherche du genre, celle de Whittaker (2007), découle d’une analyse d’articles de journaux (australiens) ; elle aborde les discours sur le transfert de propriété aux autochtones de lieux chargés d'une forte symbolique identitaire. À ces recherches menées sur des articles de journaux, ajoutons celles de Charest (2013) et de Loranger-Saindon (2007) dont il vient d'être question.

Mentionnons également que des analyses anthropologiques connexes ont été menées sur des corpus de textes autres que médiatiques. Il a été question précédemment de la recherche de Mativat (2003), laquelle est « centrée sur l'imaginaire et la culture des juges et a pour but de découvrir "l'image" de l'Indien telle que construite, diffusée et institutionnalisée par les juges de la Cour suprême » (Mativat 2003 : 17). Se basant sur les méthodes d'analyse linguistique de Hamon (1972), elle procède à un « examen méticuleux » de la littérature juridique produite par ces juges sous l'article 35 (1) de la Constitution canadienne. Dans une analyse des débats politiques à propos du traité Nisga'a en Colombie Britannique, Phillips et McDougall (2007) se penchent quant à eux sur le Journal des débats de la Chambre des communes et du Sénat canadiens. Enfin, les anthropologues Bernard Arcand et Sylvie Vincent se sont intéressés à l’image des Amérindiens présente dans les manuels scolaires québécois à la fin des années 1970 (Vincent et Arcand, 1979). Cette recherche démontre que les auteurs de ces manuels passaient carrément sous silence les contributions sociales et les caractéristiques contemporaines de la présence autochtone. Lorsqu’on parlait d'eux cependant, les Amérindiens y étaient présentés de manière méprisante.

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Dans toutes ces recherches, l'usage du texte ne fait pourtant pas l'objet d'une véritable problématisation par les auteurs. Ces publications démontrent effectivement qu'il est possible de faire de la recherche anthropologique grâce à un corpus formé en grande partie, sinon exclusivement de textes. Ces auteurs le font avec succès, mais sans poser la question du caractère véritablement anthropologique de leur méthode. Pour notre discipline, la question n'est pas sans importance. En fait, ces recherches émergent d'une science où l'ethnographie occupe la plus grande place parmi les méthodes. On laisse même souvent entendre que l'enquête de terrain constitue la seule et unique façon de procéder à une recherche anthropologique. Comme l'expriment Augé et Colleyn : « [la] contribution de l'anthropologie repose tout d'abord sur une méthodologie privilégiée : l'enquête de longue durée sur le terrain, l'observation participante, la communication directe avec des sujets sociaux qui ont eux-mêmes leur interprétation du monde » (Augé et Colleyn 2004 : 5). Plus loin, ils disent simplement : « [la] méthodologie sur laquelle repose l'anthropologie est l'ethnographie » (Augé et Colleyn 2004 : 79). Dans ce cadre, la consultation de données textuelles est régulièrement perçue comme complémentaire à l'observation et aux interactions directes avec les informateurs. Par exemple, on informe de la possibilité de consulter des archives écrites (p. ex. familiales, paroissiales, entrepreneuriales, coloniales) « en marge de l'enquête ethnographique » (Laburthe-Tolra et Warnier 1993 : 378).

La présence de l'anthropologue sur le lieu et au moment où se déroulent les événements décrits semble donc aller de soi, ce qui est compréhensible vu la place énorme qu'a prise cette façon de faire pour le développement historique de notre science. Or, il peut aussi être risqué (lorsque nous décrivons ce qu’est l’anthropologie) de ne pas réfléchir à voix haute sur l'utilisation d'autres méthodes. En effet, nous pourrions nous demander ce que deviendrait l'anthropologie si on ne la définissait qu'en rapport à une méthode qui est employée par d'autres sciences : « A nice thing about methods is that disciplines cannot own them. Just as it was never true that only sociologists did surveys, it was never true that only anthropologists did participant observation fieldwork » (Bernard et Gravlee 2015 : 4). Dans cette optique, nous pensons que cette attention privilégiée donnée à l'enquête de terrain dissimule en fait un éclectisme méthodologique qui caractérise la pratique véritable de la recherche anthropologique. Les recherches empiriques que nous avons recensées illustrent bien que cette pratique s'étend au-delà de l'ethnographie classique.

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Si les chercheurs démontrent qu'il est possible, dans les faits, d'effectuer une analyse tout à fait anthropologique des textes, nous croyons que c'est parce qu'ils ancrent leurs travaux dans un programme scientifique particulier plutôt que dans une méthode donnée. Le projet central auquel nous faisons référence ici concerne la description du rapport symbolique à Soi et à l'Autre tel que déployé par les groupes humains. L'histoire de l'anthropologie sociale et culturelle est d’ailleurs inséparable de la question de l'altérité : « [la] question de l'autre est consubstantielle à l'histoire de l'ethnologie. Comment pourrait-il en être autrement puisque au commencement même du regard anthropologique il y a l'autre et le constat de la différence » (Althabe et al. 1989 : 53). Comme il a été exposé en introduction de ce chapitre, l'objet de notre recherche se situe en droite ligne avec cette tradition.

Afin de poursuivre cette réflexion, référons-nous brièvement au travail proposé par Fischer dans Writing Culture de Clifford et Marcus (1986). Préoccupé par l'intertextualité – une notion que nous développerons davantage dans le chapitre méthodologique et qui réfère à cette particularité qu'ont les textes de renvoyer constamment à d'autres textes – Fischer s'intéresse aux réinterprétations/réappropriations des marqueurs de l'ethnicité dans les livres autobiographiques de la fin du 20e siècle. Empruntant une perspective postmoderne54, il dit

effectuer une écoute ethnographique (ethnographic listening) de ces mises en récit de l'identité ethnique55. Un fait plutôt intéressant pour notre thèse est que l'autobiographie est

un type de texte dont l'écriture est fortement ancrée dans le présent : « ...like ethnography, it has a commitment for the actual » (Fischer 1986 : 198). Il s'agit également d'une caractéristique des mémoires qui, comme nous le verrons, ont tous été produits dans une simultanéité relative afin de discourir sur une situation sociale bien circonscrite dans

54 Sa définition du postmodernisme, qu'il dit inspirée de Jean-François Lyotard, est la suivante : « it is that

moment of modernism that defines itself against an immediate past ("post") and that is skeptically inquisitive about all grounds of authority, assumption, or convention ("modernism") » (Fisher 1986 : 194).

55 Il recense des autobiographies d'auteurs se définissant comme Étatsuniens d'origine arménienne, chinoise,

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l'histoire. Ces mémoires sont engagés envers le présent (pour reprendre l'idée de Fisher) et offrent donc un regard transversal56 sur l’expression des identités.

Les conceptions d'une identité ethnique déployées dans les autobiographies analysées par Fischer résultent, selon lui, d'une quête individuelle ; elles émanent de l'individu qui se cherche des racines. Cependant, elles impliquent bien davantage au niveau collectif qu'une position individuelle. Pour l'auteur, elles s'adressent également à la nécessité d'une reconnaissance de la différence des minorités, de la tolérance envers celle-ci. Elles ont donc une portée politique en ce sens qu'elles remettent en question les représentations établies, les discours figés de l'identité. Nous considérons ce point de vue intéressant puisque la controverse que nous étudions est caractérisée par des modes de symbolisation concurrents, qui s'expriment dans une situation marquée par une lutte pour la reconnaissance. Par l'écrit, nous pouvons ainsi entrevoir les processus identitaires contemporains, dans ce qu'ils ont de dynamique et de politique :

Though the compulsions, repressions, and searches are individual, the resolution (finding peace, strength, purpose, vision) is a revelation of cultural artifice. Not only does this revelation help delegitimize and place in perspective the hegemonic power of repressive political or majority discourses, it sensitizes us to important wider cultural dynamics in the post-religious, post-immigrant, technological and secular societies of the late twentieth century. In these societies processes of immigration and cultural interaction have not slowed; quite the contrary. There is increasingly a diversity of cultural tapestry that is not — as many have assumed — being homogenized into blandness. The great challenge is whether this richness can be turned into a resource for intellectual and cultural reinvigoration. (Fischer 1986 : 231)

Pour faire écho à une précision apportée en introduction, disons que lorsque nous ferons référence à l'ethnicité dans cette thèse, nous serons peu préoccupé par le fait qu'un groupe corresponde (ou non) à une définition stricte et exclusive de l'ethnie (p. ex. en comparaison avec des groupes linguistiques, nationaux, sous-culturels). Nous en parlerons davantage en termes de processus par lequel les acteurs qui discourent s'attribuent (et attribuent à

56 Pris dans leur ensemble, leur analyse ouvre effectivement une fenêtre sur l’état du discours social à une

époque (l’hiver 2003), sur un objet (la négociation territoriale, les rapports entre groupes identitaires) et en des lieux (le Québec, la commission parlementaire) précis. Les auteurs de ces mémoires tentèrent effectivement d’influencer le cours des choses, dans un présent qui est désormais passé, en prononçant publiquement leurs arguments à propos du projet de traité. L’engagement envers ce présent s’illustre donc par une prise de position sur un projet collectif controversé et dont l’issue était alors inconnue (mais qui sera possiblement connue dans le futur).

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d'autres) une identité de type ethnique. En ce sens, les textes qu'ils écrivent nous permettent d'éclairer les logiques (souterraines) qui fondent leurs conceptions de l'ethnicité :

Ethnicity is not something that is simply passed on from generation to generation, taught and learned; it is something dynamic, often unsuccessfully repressed or avoided. It can be potent even when not consciously taught; it is something that institutionalized teaching easily makes chauvinist, sterile, and superficial, something that emerges in full — often liberating — flower only through struggle. Insofar as ethnicity is a deeply rooted emotional component of identity, it is often transmitted less through cognitive language or learning (to which sociology has almost entirely restricted itself) than through processes analogous to the dreaming and transference of psychoanalytic encounters. (Fisher 1986 : 195-196)

Les résultats issus de notre analyse des mémoires démontrent que des individus qu'on pourrait intuitivement relier à un même groupe ne s'expriment pas de façon identique sur ce qui les caractérise en tant que membres de ce groupe, en tant que porteurs d'une identité collective. Ces représentations ne sont pas plus homogènes lorsqu'ils s'avancent sur ce qui caractérise l'Autre, sur ce qui en fait un être différent – si seulement on lui reconnaît une différence. Nos résultats témoignent également de l'aspect dynamique de ce processus d'identification, notamment lorsque nous abordons les revendications métisses. Effectivement, des leaders de l'opposition se définissant comme allochtones à un moment de la controverse ont par la suite joint les rangs de ceux qui sont proclamés Métis. Ces personnes l’ont fait dans des termes nouveaux, qui ont peu à voir avec ceux qu'employaient les leaders des revendications métisses au Québec dans les années 1970.

Au terme de cette réflexion, les contours du problème de recherche se dévoilent. En effet, nous pouvons nous demander ce que la commission parlementaire à propos de l'EPOG, et en particulier les mémoires qui y ont été remis, peut nous apprendre sur la symbolique identitaire (appartenance/altérité) déployée par les acteurs de la controverse. Pour répondre à cette question, nous avons procédé à une analyse inductive des mémoires, laquelle repose sur une définition plus globale que précise d'un problème de recherche. Puis, nous avons laissé émerger des thèmes d'analyse depuis les significations déployées dans les mémoires, tout en orientant notre attention sur les constructions symboliques du rapport au Nous et à

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l'Autre57. Précisions néanmoins que cette analyse était informée par une connaissance

générale de la littérature empirique sur le sujet.

Deux préoccupations plus spécifiques ont orienté notre travail. Pour la première, il apparaissait nécessaire de dégager les éléments qui nous permettraient de lier cette controverse précise aux autres qui sont présentées dans la littérature. Nous avons d'ailleurs mentionné ce point dès l'introduction. En nous questionnant sur l'orientation du débat, nous nous sommes donc demandé, d'une part, quelles parties du scénario discursif des controverses à propos des droits ancestraux se rejouaient et, d'autre part, quelles étaient les particularités propres à la situation étudiée. Pour la seconde, nous nous sommes intéressé aux postures des intervenants. Au-delà du rapport à l'Autre, nous avons ainsi centré notre attention sur la présentation de soi des acteurs. Leur présence en commission parlementaire témoigne d'un engagement vis-à-vis du discours qu'ils cherchent à faire entendre. Mais comment justifient-ils leur légitimité en tant que porte-voix de ce discours devant la commission ? Voilà ce qui nous a intéressé. Les deux chapitres suivants, soit le cadre conceptuel et la méthodologie, seront pour nous l'occasion de présenter la manière dont les mémoires ont été utilisés comme « terrain de recherche ».

57 Ces éléments seront présentés en détail dans le chapitre méthodologique. Notre objectif ici est d'exposer la

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