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Chapitre III Outils conceptuels pour une étude des discours sur l'altérité : cadre d'analyse

3.2 Aux fondements des discours sur la pertinence d'une reconnaissance de la pluralité

3.2.3. Figures d'une reconnaissance entravée : ressentiment, racisme, xénophobie 124

Les entraves à la reconnaissance de l’Autre prennent des formes multiples. Il est toutefois difficile de créer des catégories étanches pour parler de ces manifestations de résistance face à la reconnaissance. L'illustration idéale en serait un nuancier caractérisé par des degrés divers de rejet, de répulsion, de colère, de rancœur, de peur et/ou de haine envers l'Autre – ou simplement envers l'altérité comme phénomène. Les sciences humaines et sociales nous fournissent néanmoins un certain nombre de concepts utiles pour nous permettre d'en rendre compte assez fidèlement. Nous en avons retenu trois qui nous semblent particulièrement pertinents en regard de nos données de recherche, soit le ressentiment, le racisme et la xénophobie.

Le concept de ressentiment nous est apparu porteur pour qualifier les interventions de quelques leaders d'opposition – plus spécifiquement lorsqu'il est question d'agitateurs, de provocateurs ou de manipulateurs de ressentiment69. En recensant les écrits empiriques,

nous avons constaté que des chercheurs l'ont aussi employé pour qualifier des discours

69 Trois termes que nous utiliserons comme des synonymes afin de désigner une réalité dont il sera question

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d'opposition émis lors de controverses sur les droits des autochtones (Cramer 2006 ; Dudas 2005). Une définition générale du ressentiment pourrait le présenter comme le résultat soit d’une domination, ou soit d’une perte de privilèges, s’accompagnant d’humiliation et se caractérisant par une forte haine intériorisée et envahissante. Par le redoublement qu’il applique au sentiment (re-sentiment), le ressentiment suggère l’existence d’un rapport singulier au temps, à l’histoire (Ansart 2002a). En effet, le ressentiment est :

...le produit d’un long travail de remémoration, continu et discontinu, d’un sentiment douloureux ou d’un souvenir humiliant, qui s’enracine dans une conception spécifique de la morale ou du droit. Car, d’une certaine manière, le ressentiment est entièrement contenu dans le jugement porté sur l’historique de cette sensation qui de diffuse devient soudain déclarée, de même qu’il est fondamentalement soutenu par le souci de juger, voire par la volonté de punir. (Ansart 2002b : 1-2)

Tout comme Ansart (2002a), nous pensons qu’il n’existe pas qu’un seul ressentiment, répondant à un type universel, mais bien des ressentiments. Il faut donc être attentif à la diversité des formes qu’il peut revêtir, parmi lesquelles on retrouve le ressentiment de groupes dominés (p. ex. les esclaves) et celui de groupes dominants déchus (p. ex. les nobles), humiliés d’avoir perdu leur autorité pour cause de révolte de ceux qu’ils tenaient pour inférieurs. Le ressentiment pourrait donc surgir chez des groupes minoritaires jugeant qu'ils font l'objet d'une reconnaissance défaillante, comme il pourrait être généré au sein d’une élite à la suite du bouleversement d'un ordre social injuste.

Reprenant la pensée de Norbert Elias à propos de l’antisémitisme allemand, Haroche (2002) avertit qu’un intense ressentiment peut surgir chez les membres d’une majorité qui pensent que leur statut est menacé, qui se reconnaissent peu de valeur, ou encore qui ne se sentent pas en sécurité. Le mépris ou l’humiliation ressenti à l’égard de soi-même tend à s’exprimer « non pas à l’égard des supérieurs, mais sous la forme de mépris, de rage haineuse, acharnée et systématique vis à vis de l’inférieur, du faible, du marginal par rapport aux hiérarchies sociales et politiques, de l’étranger à la nation » (Haroche 2002 : 67). Nous pensons que cette idée permet de nuancer la dichotomie ressentiment des dominants/ressentiment des dominés, présentée plus haut. En effet, elle nous permet de considérer les inégalités socioéconomiques au sein même de la majorité dominante, et donc de voir que le ressentiment des dominants n’est pas seulement le fait d’une aristocratie

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déchue. Dès lors, le ressentiment des « dominants » est possiblement partagé par les classes populaires ou par des collectivités se sentant marginalisées au sein même d’un groupe majoritaire (p. ex. allochtones de régions dévitalisées).

Il importe également de tenir compte des modes de signification mobilisés dans le discours et jouant un rôle dans l’entretien et l’évolution des ressentiments. Ce fait nous conduit à mettre l’accent sur l'action de provocateurs de ressentiment. Ceux-ci sont des individus (porte-parole, intellectuels, écrivains, leaders charismatiques) ou encore des groupes restreints (minorités actives au sein des mouvements sociaux) qui alimentent le ressentiment de groupes élargis (Ansart 2002a). À ce sujet, rappelons-nous ce qui a été dit précédemment à propos de l'exacerbation volontaire de sentiments anti-autochtones par des politiciens néozélandais pour des considérations électoralistes (Barber 2008). Nous réitérons donc l'importance (soulignée en problématique) de distinguer la contribution discursive d’agitateurs délibérés de ressentiment, d'une part et l’approbation venant d’une population dont la condition socioéconomique la prédispose à relayer de tels discours, d'autre part. Nous concevons les premiers comme des ouvriers de la pensée du ressentiment, proposant une forme de légitimation discursive plus ou moins sophistiquée de la résistance face à l'Autre. Les autres sujets sociaux n'occupant pas une telle position participent certainement au façonnement de telles légitimations. Cependant, de par l'endroit d'où ils élaborent/transmettent leur discours, leur contribution n'a pas la même portée que celle de leaders bénéficiant d'un public relativement fidèle (p. ex. d'auditeurs, de lecteurs). Il en va de même pour l'agitateur du racisme et de la xénophobie, deux autres entraves à la reconnaissance. Comme ce fut le cas en ex-Yougoslavie, des intellectuels connus du public participent parfois au renforcement des discours racistes et xénophobes envers une minorité qui lutte pour sa reconnaissance (Dragovic 1997 ; Kullashi 2005). En reprenant le terme utilisé par Langaney (1981), on peut avancer que le racisme et la xénophobie sont deux figures de l’« autrisme ». De belle façon, Gloor (1980) présente en quoi le racisme et la xénophobie sont des dispositions particulières à l’égard de l’altérité :

[Les] réactions de jugement, de méfiance, de mépris ou de franche hostilité renvoient le xénophobe et le raciste à une définition spéciale de l’« Autre » qui n’est plus un « prochain » mais un « lointain », après avoir subi une dégradation individuelle dans le sens d’une négation de toute originalité. Cet « Autre » est

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étiqueté, catalogué, groupé et catégorisé, de même qu’il échappe à toute évolution temporelle. Le raciste et le xénophobe généralisent et font un emploi abusif du pluriel comme du présent de l’indicatif : les Catholiques, les Noirs, les Allemands, les Juifs sont ainsi (l’ont toujours été, le seront fatalement). (Gloor 1980 : 584)

Lorsqu’on fait référence au racisme, on pense souvent aux doctrines pseudo-scientifiques qui visent à légitimer les prétentions à la supériorité d’un groupe sur un autre. Il faut dire que le racisme s’appuie généralement sur l’apparence de différence plutôt que sur la différence elle-même (les véritables différences biologiques n’étant pas forcément perceptibles à l’œil nu). En effet, les différences culturelles, linguistiques, sociales ou comportementales sont des déclencheurs fréquents de réactions racistes sans pour autant avoir un lien avec la constitution biologique d’un groupe humain (Langaney 1981).

En ce qui concerne la xénophobie, ce terme est généralement utilisé pour signifier la peur d’autrui. Souvent rattachée au chauvinisme ou à l’ethnocentrisme, elle implique un préjugé défavorable, un refus de l’Autre. Toutefois, contrairement au racisme (avec lequel on tend à l’amalgamer), la xénophobie ne sous-tend pas nécessairement des discours doctrinaux ou pseudo-scientifiques. Ainsi, on reconnaît généralement les racistes à l’attention qu’ils portent à des traits somatiques (p. ex. couleur de la peau ou de cheveux), des traits pour lesquels ils tracent des liens de corrélation avec une psychologie ou des comportements stéréotypés que l'on suppose caractéristiques de la nature de l'étranger. Les xénophobes sont, quant à eux, plus éclectiques. Ils tendent à décrire les différences par une panoplie de traits socioculturels qui justifient, selon eux, le rejet d’un groupe (Gloor 1980).

Plusieurs auteurs ont souligné l’évolution récente du racisme vers le « néo-racisme ». Ainsi, Zawadzki (2002) souligne que l’idée d’une hétérogénéité radicale entre les êtres humains et la naturalisation des inégalités entre ceux-ci a tellement perdu de sa légitimité culturelle dans les démocraties actuelles que même les mouvements d’extrême droite parlent aujourd’hui de cultures plutôt que de races, de différences au lieu d’inégalités. Allant dans le même sens, Potvin (2004) remarque la perte de légitimité et de légalité du racisme inégalitaire dans les sociétés occidentales depuis la Seconde Guerre mondiale. Le discours antiraciste s’étant institutionnalisé et intégré au sens commun, le néo-racisme a dû se faire lui-même « antiraciste, égalitaire, démocratique et respectable » (Potvin 2004 : 175). Son besoin d’être irréprochable le pousse à condamner les formes flagrantes de racisme ou

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d’inégalités. En revanche, il arbore une image des minoritaires qui sont inassimilables par nature, porteurs de différences culturelles pathologiques et irréductibles.

Les discours de ce type procèdent par une représentation positive de Soi et une représentation négative de l’Autre, et ce, à tous les niveaux du texte et de la parole (Van Dijk 2005). De surcroît, le recours à une image négative de l’Autre peut aussi cacher une volonté de légitimer des relations inégalitaires, voire de domination, entre une majorité et une minorité (Bonilla-Silva et Forman 2000 ; Tileaga 2005 ; Van Dijk 2005 ; Zawadzki 2002). Il est donc aussi associé au désir, stratégique, de promouvoir des intérêts et d'engendrer des gains (p. ex. maintenir l'exclusivité de positions sociales favorables) pour son groupe. On peut donc retenir que, globalement, le déploiement d’une image très négative de l’Autre n’est pas sans apporter des bénéfices secondaires.

La xénophobie et le racisme ont aussi, paradoxalement, une fonction de cohésion sociale (Gloor 1980). Le même commentaire peut être fait du ressentiment puisque cette haine rentrée puis ensuite manifestée permet une identification forte des individus par rapport au groupe, donc la reconstitution d’une cohésion. Ainsi, ces trois formes extrêmes du refus de reconnaissance, lorsqu'elles s'expriment collectivement, rendraient possible l’avènement d’une certaine solidarité. Leur extériorisation, voire le passage à l’acte, doivent donc être considérés à la lumière des avantages qu'ils procurent pour la consolidation identitaire (renforcement d'une distinction Eux-Nous) (Ansart 2002a).

Le regard porté par Winter (2014) sur ce que nous avons appelé précédemment l'autrisme (Langaney 1981) nous permet de raffiner cette dichotomisation Nous/Eux dont il est souvent question dans ce chapitre. Pour cette auteure, dans les sociétés plurielles où règne un discours multiculturaliste, la résistance face à l'Autre serait le fruit d'une articulation triangulaire à configuration multiple et changeante. Plutôt que de parler d'exclusion catégorique, elle parle plutôt de processus d'inclusion conditionnelle. S'appuyant sur l'analyse d'un corpus formé d'articles de journaux tirés de grands quotidiens canadiens de langue anglaise, elle démontre par exemple que des auteurs du groupe majoritaire se tracent des liens de proximité complice avec Eux (les autochtones et le Québec francophone) afin de marquer un écart plus grand avec l'Autre, l'outsider (l'immigrant musulman). Pour illustrer, elle cite le passage suivant :

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No one rationally is going to suggest that Canada establish Islam’s sharia law alongside the English common law, the Quebec Civil Code and whatever the nation’s aboriginal justice systems evolve. [...] Multiculturalism—for now, at any rate—does not mean that everyone’s culture is on the same institutionalized footing as English, French and aboriginal cultures. [...] Everyone’s history is not Canada’s history. The history of settlement, of how the instruments of social existence were constructed—the law, government, commerce, education and so forth, is the history of Canada and should be the history of every one of us who lives here. (Valpy 1993). (Winter 2014 : 133)

Dans d'autres cas, cependant, l'outsider est plutôt représenté par le Québec francophone, que l'on imagine froid à l'égard des immigrants désirant s'intégrer au Canada majoritaire. Pour Winter, le Nous multiculturel est donc le fruit d'un compromis négocié entre deux ou plusieurs groupes inégaux faisant face à un troisième. Ajoutons enfin que la présence d'une multitude de groupes identitaires rend possible la superposition dynamique de relations triangulaires ou « overlapping and dynamic sets of triangular relations » (Winter 2014 : 136).

Comme nous l'avons déjà mentionné, une partie de la pensée politique contemporaine soutient que la légitimité et la stabilité des institutions démocratiques dépend actuellement de leur capacité à reconnaître officiellement la spécificité des différentes communautés qui composent l'ensemble politique. Suivant ce raisonnement, pour demeurer viables, ces institutions ne sauraient s'en tenir aux attitudes de fermeture face à l'altérité, comme celles dont il vient d'être question. Elles chercheront donc, possiblement, à s'orienter selon des principes plus inclusifs, à se faire plus égalitaires. Or, comme nous le verrons dans la section suivante, les politiques de la reconnaissance et les controverses qu’elles engendrent sont aussi des illustrations tangibles d’un affrontement entre deux visions de l’égalité.