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ESPACE « D’OUTRE MER »

4. La violence, les violences

4.1. Des théories multiples

Les quartiers populaires avec les représentations sociales qui s’y rattachent sont renvoyés à un espace déshérité, de pauvreté, de violences exercées principalement par des hommes jeunes.

Farhad Khosrokhavar utilise le concept de cacotopie114 pour désigner « l’effet global induit par la mauvaise réputation qui stigmatise ces quartiers où on trouve une forte concentration de populations modestes ou précaires, un fort taux de chômage, un fort taux de gens d’origine immigrée, une délinquance endémique eu égard à la drogue, un sentiment d’insécurité grandissant, etc. ». En Martinique, on peu remplacer les personnes d’origine immigrée par la composante noire en terme socio-racial. Cette dimension cacotopique stigmatise les habitant-e-s en y exerçant aussi une violence symbolique d’où l’émergence du terme stigmatisant de « badboy » désignant les jeunes hommes des quartiers populaires. Les incivilités y sont considérées comme des violences pour les habitant-e-s.

113 Muriel Darmon, La socialisation, Armand Colin 2ème édition, Collection 128, 2006, 2010.

114 Farhad Khosrokhavar, La violence et ses avatars dans les quartiers sensibles, in Déviance et société. 2000

54 Dans son article115, Sébastien Roché distingue sur le plan des faits, les incivilités

comme des « actes humains, et les traces matérielles qu’ils laissent, perçus comme des ruptures des codes élémentaires de vie sociale (la politesse, par exemple), insultes, bruits, odeurs ou encore des actes de petits vandalismes (tags, boîtes aux lettres abîmées, vitrines cassées, etc.) »

Quel que soit son support, la violence est une construction située. On peut voir qu’elle varie donc selon les époques et les sociétés, et de plus dans la même société, selon les époques, les classes ou catégories sociales et aussi dans le genre. La violence, fait social protéiforme est à a fois un terme polysémique. Il découle de tout cela, une impossibilité de définition et de classification exhaustives et définitives.

Néanmoins, Françoise Héritier116 appelle « violence toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible d’entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance ou la mort d’un être animé ».

Elle se caractérise par un contenu idéologique, entendu comme conception du monde reliée aux intérêts des groupes sociaux, qui façonne sa qualification en force légitime, légale, cachée, visible ou invisibilisée.

Max Weber explique que l’Etat moderne est fondé sur la force, et que la violence physique est « (L)e moyen spécifique qui lui est propre »117. Donc l’Etat se caractérise par le monopole de la violence légitime. « « S’il existait des structures où toute violence serait absente, le concept d’Etat aurait alors disparu (...) ». La violence n’est pas évidemment l’unique moyen normal de l’Etat mais elle est son moyen spécifique. De nos jours, la relation entre l’Etat et la violence est tout particulièrement intime. (...). Par contre, il faut concevoir l’Etat contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé –la notion de territoire étant une de ses caractéristiques- revendique avec succès pour son propre compte « le monopole de la violence physique légitime. » De plus, l’Etat est « l’unique source de « droit » à la violence »118.

Michel Wieviorka119 considère qu’il faut élaborer un nouveau paradigme de la violence car celle-ci « s’est fortement renouvelée dans les significations de ses expressions les plus concrètes » depuis les années soixante, suite au changement géostratégique Est-

115 Sébastien Roché, La théorie de la « vitre cassée en France », Incivilités et désordres en public In: Revue

française de science politique, 50e année, n°3, 2000. pp. 387-412.

116 Françoise Héritier, De la violence. Séminaire de Françoise Héritier. T1 1996, T2 1999, Paris Odile Jacob. 117 Max Weber, Le savant et le politique, 1919, Paris, Union générale des Editions, 1963, p.186. p. 86-87.

Les classiques en sciences sociales http://classiques.uqac.ca/ Consulté le 12/01/17.

118 Op. cit. p.86-87.

119 Michel Wieviorka, Le nouveau paradigme de la violence partie 1 et 3, Cultures et Conflits, 29-30/1998,

55 Ouest, à l’affaiblissement du mouvement ouvrier, à la référence à l’ethnie ou à la religion, en autre. Ces phénomènes ont un impact sur toutes les violences fussent-elles locales, régionales, internationales et elles se développent au travers de deux pôles qui fondent la modernité (d’un côté, la raison, le système et la culture malmenée, les identités communautaires, les acteurs de l’autre). Il propose donc une distinction politique à partir de cette dynamique d’interpénétration des deux pôles : « la violence infrapolitique », «privatisation de la force » à des fins privées non politiques d’accaparement et la « violence métapolitique » qui elle, va au-delà du politique avec une visée mondiale, issue « des frustrations liées à la modernité ».

Cette élaboration interroge la place de l’Etat possesseur du monopole de la violence légitime : y a t-il une panne d’Etat ?

Une autre approche de la classification de la violence peut être tentée aussi au travers : de sa forme, de ses acteur.ice.s en présence, du domaine des activités humaines, ou de ses impacts.

Ainsi à partir d’une part, d’observations participantes pendant la guerre civile au Salvador, et à East Harlem, un quartier pauvre de New-York miné par le crack, et d’autre part se basant sur les conceptualisations d’autres penseur.se.s sur le sujet, Philippe Bourgois distingue quatre types de violences.

Les violences politiques : exercée par l’Etat contre des opposants, par de acteur.rice.s organisé.e.s dans un combat contre l’Etat ou terrorisme, guerre, destruction, répression, persécution, ...

Les violences structurales « qui se réfère(nt) à l’organisation politico-économique qui impose de conditions de détresse physique et psychologique »120 : Chômage, mortalité liée aux conditions de travail, ...

Les violences symboliques : dominations produisant le racisme, le sexisme et les inégalités de classes intériorisées et incorporées et passant pour naturelles.

Les violences quotidiennes : « limitées aux pratiques routinières et aux expressions ordinaires d’agressions interpersonnelles qui cherchent à normaliser la violence, à une échelle micro, dans les conflits familiaux ou sexuels, dans les actes de délinquance ou dans la consommation de drogues. » 121 Ces dernières produisent un ethos de violence.

120 Philippe Bourgois, La violence en temps de guerre et en temps de paix. Leçons de l’après-guerre froide:

l’exemple du Salvador. Partie 2. Cultures et Conflits, 47 /2002, Les risques du métier, Editeur CCLS-Centre d’études sur les conflits liberté et sécurité, l’Harmattan. P.3.Ò Consulté le 02 octobre 2016.

56 On peut noter la diversité de son expression dans les différents types. Les violences interpersonnelles, par exemple, dans lesquelles se déclinent les violences physiques, sexuelles, verbales, psychologiques. Ces violences quotidiennes dont parle Bourgois s’exercent dans des lieux aussi divers que la sphère professionnelle, la sphère domestique, la vie conjugale et des relations post-conjugales, les proches et l’espace public122.

Pour poser notre propos par rapport à notre cadre théorique, nous avons choisi d’isoler la violence coloniale en tant que violence structurale et d’étudier la violence symbolique consubstantielle au colonialisme.

4.2. La violence coloniale et violence symbolique postcoloniale

Préalable

Il est utile de définir les concepts de colonisation et d’impéralisme afin de les situer en tant que faits et processus historiques dans le développement des structures sociales. Edouard Saïd123, dans ses définitions, décrit l’impérialisme comme l’ensemble de la théorie, de la pratique et des mentalités qu’une métropole dominatrice applique en direction d’un territoire lointain et la colonisation comme une conséquence de l’impérialisme qui s’accompagne de l’installation d’un gouvernement et d’une population.

La colonisation « légalise » le droit à l’expansion territoriale d’une nation, l’accaparement des matières premières et la soumission des êtres humains de la colonie ainsi constituée. Alors, elle exerce une force pour contraindre les colonisé.e.s. Cette domination coloniale se caractérise « comme étant un rapport social, c’est-à-dire un rapport entre groupes sociaux ayant des effets sociaux concrets : l’appropriation d’un groupe social par un autre (de son corps, de son travail, de son temps, de son espace, etc.)124 ». Comme un « fait social total »125, la violence de la colonisation et ses mécanismes de destruction qui par les effets de l’oppression exercée par la culture dominante (colonisatrice) atteignent les communautés, le politique et la culture mais aussi l’être psychique126,

122Elisabeth Brown, Nadine Lefaucheur, Enquête ENVEFF : Les violence subies dans les différents espaces

de vie en Martinique, Genre et violence interpersonnelles à la Martinique, Pouvoirs dans la Caraïbe, N° 17.

123 Edouard Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Edition Seuil, Paris, 1994. 124 Collectif Manouchian, Dictionnaire des dominations, Edition Paris, Edition Sillepse, 2012

125 Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives, Années

sociologiques, Seconde série, 1923-1924.

126 Alice Cherki, F. Fanon, Les damnés de la terre, préface de l’édition 2002, Edition La Découverte et

57 D’une part, cette force, la violence, est inhérente à la colonisation, moyen et médiateur dans les rapports sociaux. Dans Le discours sur le colonialisme127, A. Césaire décrit en ces termes « la colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où à n’importe quel moment peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation » qui déshumanise les colonisés et les colonisateurs de façon dialectique. Elle est donc fondatrice de la société martiniquaise.

D’autre part, la colonisation crée un système hiérarchisé qui divise et racialise la population de la colonie sur une base économique, qui se prolongent dans les relations avec les ressortissant.e.s des ex-colonies. La violence des contacts et des rapports sociaux caractérise le peuplement colonial. Juliette Sméralda-Amon pose « (...) Le postulat, qu’il existe un problème « racial » dans les anciennes colonies françaises, en général. Intimement lié au préjugé de couleur, les répercussions de ces problèmes sur la vie des groupes de cohabitation sont notamment manifestes dans les domaines économique et social 128».

4.3. La violence symbolique en contexte antillais

La violence symbolique, silencieuse et non immédiatement reconnaissable. « C’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont pas perçues comme telles, en s’appuyant sur des «attentes collectives », des croyances socialement inculquées. »129 Elle agit sur les individus à leur insu par le truchement de l’incorporation de normes, de valeurs, de façons de faire, de sentir et de penser des dominants s’opérant grâce à la socialisation tout au cours de la vie. Dans la colonie et dans le cas de la Martinique, « l’intériorisation de l’infériorisation 130» du Noir est une violence symbolique.

Olivier Le Cour Grandmaison a choisi de suivre pas à pas l’expression de la violence, « quotidiennement et dans l’intimité du rapport de domination 131» du régime colonial établit dans les territoires d’Outre-mer. Il en ressort que pour faire face à l’inégalité quantitative humaine défavorable au colonisateur et afin de régler l’ordre

127 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1939.

128 Sméralda-Amon, La racisation des relations intergroupes ou la problématique de la couleur : le cas de la

Martinique. L’Harmattan, 2002.

129 Bourdieu Pierre et Passeron Jean-Claude, La reproduction. Les éléments pour une théorie du système

d’enseignement, Paris, Minuit, 1970

130 Christiane Chaulet Achour, Frantz Fanon, Peau noires masques blancs, Edition Champion in Collection

entre les lignes, Paris, 2013, p.128.

131 Olivier Le Cour Grandmaison, Violences symboliques et discriminations raciales dans l’empire français,

58 colonial, « l’instauration de nombreuses règles écrites et non écrites régissent la vie des autochtones » dont les « violences symboliques132 ».

Pour sa part, Frantz Fanon analyse dans Peau noire et masques blancs l’impact de la violence coloniale sur le psychisme des colonisé.e.s en observant le rapport du Noir antillais avec le Blanc, et celui du colonisé avec la langue du colonisateur. Ce rapport est marqué par « l’intériorisation de l’infériorisation » du Noir. « S’il y a complexe d’infériorité, c’est à la suite d’un double processus ; économique d’abord ; par intériorisation ou, au mieux, par épidermisation de cette infériorité, ensuite133».

Dans Le discours antillais, Edouard Glissantcherche à contribuer à la connaissance du réel antillais. Il remonte à la violence à l’origine de la « conception » de la société martiniquaise : « le viol fondateur »134, « le point zéro qui est bien celui de la vie sexuelle à la première époque de la formation du peuple martiniquais ». Et il voit la source du mal- être de la société antillaise dans le processus de la « francisation de la Martinique et de la Guadeloupe, une des formes les plus pernicieuses de la colonisation : celle par quoi on assimile une communauté »135, maintenue par le cadre départemental qui représente la structure coloniale dans le prolongement de ces arrangements contemporains. Par conséquent, « la colonisation française de la Martinique risque de bientôt parvenir au stade suprême de toute colonisation, qui est de dépersonnaliser une communauté, de « l’absorber » dans un corps extérieur et qu’en ce sens la Martinique se révèlerait alors comme l’une des rares colonisations réussies de l’histoire moderne »136. Edouard Glissant

traduit le processus final de l’aliénation par l’action de la violence symbolique. Le.la colonisé.e est extérieur.e à lui.elle-même, son corps est autre.

Toutefois, dans ce rapport de domination établit par la colonisation, les dominés ne sont pas à armes égales avec les dominants, sur le plan de la représentation de cette domination. Si ces derniers sont conscients de dominer, ce n’est pas toujours le cas pour le dominés : c’est « la fausse symétrie de la conscience » dont parle Nicole-Claude

132 Olivier Le Cour Grandmaison, Violences symboliques et discriminations raciales dans l’empire français,

p-p. 24-38.

133 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Edition du Seuil, Paris, 1952, Collection La condition

humaine. P.32.

134 Mulot Stéphanie, Le mythe du viol fondateur aux Antilles françaises, PUF, Ethnologie française, 2007/3 -

Vol. 37, extrait tiré de Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997.

135 Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997.

136 Dominique Chancé, De l’anti-colonialisme à la créolisation, Les écrivains postcoloniaux des Antilles

françaises, Revue Asylon(s), n°11, 2013, Quel colonialisme pour la France d’Outremer, extrait tiré de Glissant Edouard, Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997.

59 Mathieu137. Elle analyse les rapports sociaux de sexe, dans lesquels « la violence principale

de la domination consiste à limiter les possibilités, les rayons d’actions et de pensées de l’opprimé.e : limiter la liberté du corps, limiter l’accès aux moyens autonomes et sophistiquées de production et de défenses (« aux outils et aux armes » cf Paola Tabet, 1979), aux connaissances, aux valeurs, aux représentations, ... y compris aux représentations de la domination. » et qui s’étend à toute domination. L’aliénation ne peut être vue comme un consentement et puisqu’à un moment donné, la prise conscience permet dans une autre étape le retournement de colonisé.e.s, dans le cas de la révolution algérienne ou de la résistance des africain.e.s mis.e.s en esclaves contre le système plantationnaire.

Dans les sillons tracés par les violences coloniales et les violences symboliques, le chômage de masse contemporain en Martinique contraint majoritairement le groupe socio- racial Noir et les autres groupes pauvres et racisés dans une pauvreté qui semble indépassable sur le plan social et économique.

4.4. Le chômage, la matérialité sociale et économique de la violence

En avril 2015, 53 144 demandeur-se-s d’emploi sont répertorié-e-s contre 709 offres d’emplois dont 41% sont des contrats de travail inférieurs à six mois138. Les demandeuses d’emploi y sont plus nombreuses que les hommes.

Dans ces chiffres, 6 610 sont des jeunes demandeur-e-s dont 49% sont faiblement qualifié-e-s (CAP ou BEP)139. De plus, le taux de chômage des demandeur-e-s d’emploi de

moins de 30 ans atteint 48,50% et jusqu’à 63,7% si à la génération s’ajoute l’absence de diplôme140. Les jeunes adultes hommes et femmes de 18-25 ans, sans revenu de substitution demeurent le groupe social le plus touché par un chômage endémique paraissant irréductible dans le contexte socio-économique et politique : 63,9% des 15-24 ans en Martinique contre 23,9% en France, en 2009.

L’emploi précaire et le chômage constituent un continuum dans la pauvreté monétaire des jeunes personnes. Leur famille, des tiers et/ou l’économie informelle constituent les sources d’un revenu de subsistance. Si 22,8% de la population active est au

137 Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique, catégorisations et idéologies du sexe, Chapitre De la

conscience dominée, Paris Côté femmes, 1992, p.216.

138 STMT – Pôle emploi, Dares. Calculs des cvs, DIECCTE Martinique/ESE.

139 Jeunesse, chiffres-clé, CIDJ Martinique (2012 Pôle emploi, Service Statistiques, Etudes, Evaluations) 140 Ibd

60 chômage en 2013 et 22% des Martiniquais.e.s perçoivent le RSA (revenu de solidarité actif, ex-RMI et API)141.

La matérialité des conditions sociales qu’entraîne le chômage, si on reste dans le domaine du coût, est une violence subie par les jeunes hommes mais aussi encore plus sévèrement les jeunes femmes. Les valeurs que véhicule la masculinité sont ainsi particulièrement bousculées chez ces indigents valides142.

« Ce qui est vrai pour la sociologie devrait l’être pour tout travail intellectuel : dépasser les interprétations établies qui contribuent à reproduire l’ordre des choses afin de faire apparaître de nouvelles significations des phénomènes étudiés qui soient plus éclairantes et plus pénétrantes que les précédentes. »

Luc Van Campenhoudt et Raymond Quivy

141 CNAF, Fichier FILEAS-BENETRIM, données 2013.

61 PARTIE 4 – LA MASCULINITÉ DANS LES QUARTIERS POPULAIRES

FACE A UN QUOTIDIEN CONTRAINT