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ESPACE « D’OUTRE MER »

3. La masculinité des hommes

Par conséquent, elle conduit à distinguer les rapports sociaux de genre dans le système plantationnaire et la construction des masculinités en Martinique que les rapports sociaux de classe continuent à structurer dans la société postcoloniale. Cet angle permet de voir différents niveaux de la domination à partir de la « matrice »93, genre, classe et race qui transforme les masculinités selon le contexte socio-historique. Ces rapports consubstantiels de la domination ne se hiérarchisent pas mais s’alimentent entre eux. Elle permet de relever la complexité et la diversité du monde social ainsi que les contradictions des pratiques ou représentations qui semblent se côtoyer sans influences et liaisons entre elles. Dans les quartiers populaires s’expose le compartimentage endémique des groupes sociaux suivant une échelle de couleur de peau et une « ligne de couleur »94 et son intrication avec le niveau de vie des habitant.e.s est observable : les jeunes hommes ne sont, ni béké, ni caucasiens, ni mulâtres, mais de la « classe des Noir.e.s », entendue comme groupe socio- raciale. Pour Michel Giraud, « le groupe physique n’est pas à la Martinique une simple réalité biologique, il a une valeur sociale ; la couleur de l’individu est ici le signe visible et superficiel de sa condition sociale 95».

B - Un cadre théorique général

3. La masculinité des hommes

La masculinité est comme la jeunesse une construction sociale et sa représentation n’est pas homogène. Elle n’est pas uniforme car les individus, les acteurs l’intériorisent, l’extériorisent, la vivent de manière différenciée selon leur classe, catégorie sociale, race, âge, orientation sexuelle, identité professionnelle et culture. En outre, elle est traversée par les identités sociales en œuvre selon les sociétés prises dans leur espace-temps. Et par conséquent, elle est située et diverse. C’est pour cela que nous pouvons utiliser le concept aussi au pluriel.

93 Patricia Hill Collins, Black feminism, Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Textes

choisis et présentés par Elsa Dorlin, L’Harmattan in Collection Bibliothèque du féminisme,

94Jean-Luc Bonniol, La couleur des hommes, principes d’organisation sociale : le cas antillais. Revue

ethnologie française, 1990. Article : le paradoxe de la couleur. Vol.10, n°4, p.410-418.

95 Michel Giraud, Classe et race à la Martinique. Relations sociales entre enfants de différentes couleurs à

48 Dans son ouvrage, Mœurs et sexualité en Océanie96 Margaret Mead étudie les rôles

de sexe en Nouvelle-Guinée. Elle observe que la masculinité s’exprime de façon différente sur le plan des attributs sociaux, dans la société des Arapesh, des Mundugumor et des Chambuli, et se présente à l’opposé de celle des sociétés occidentales. « L’idéal Arapesh est celui d’un homme doux et sensible marié à une femme douce et sensible » et les garçons et les filles « apprennent à acquérir le sens de la solidarité, à éviter les attitudes agressives, à porter attention aux besoins et désirs d’autrui ». Chez les Mundugumor, les hommes et les femmes partagent le même tempérament agressif et brutal: que nous associerions à un caractère rétif et violent. Leur idéal est celui « d’un homme violent et agressif marié à une femme violente et agressive ». Quant aux Chambuli, elle considère que les rôles sont inversés, à l’image de la société américaine : « la femme est le partenaire dominant (...). C’est elle qui mène la barque, l’homme est des deux, le moins capable, le plus émotif ». Les rapports familiaux et la sexualité s’expriment aussi différemment. De ce qu’elle observe, M. Mead les considère « maternels et féminins » chez les Arapesh. Alors que chez les Mundugumor, les hommes et les femmes expriment une « sexualité exigeante ». Cette étude démontre le rôle du conditionnement social et de la socialisation dans la construction du genre, de la masculinité et des masculinités et désessentialise les attributs sociaux de sexe comme la virilité, en les déconnectant de la nature et du biologique.

3.1. La virilité

Les rapports sociaux entre les hommes sont hiérarchisés selon les mêmes critères qui hiérarchisent les rapports sociaux entre les hommes et les femmes. Et être homme, c’est être différent des femmes et de ceux qui se rapprochent des valeurs féminines. Cette hiérarchie épouse un continuum qui va depuis les hommes « les plus forts » jusqu’aux femmes « les plus faibles », les plus stigmatisés étant les hommes qui manquent de virilité97. La virilité est la valeur centrale de la masculinité, sa marque de fabrique,

c’est-à-dire qu’elle permet de distinguer l’homme des autres.

Pascal Molinier et Daniel Welzer-Lang98 définissent alors la virilité à travers un

double sens. Il s’agit d’une part d’« attributs sociaux associés aux hommes et au masculin :

96 Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Plon ,Paris, 1969, 533 pages, Collection Terre humaine. 97Pascale Molinier, Daniel Welzer-Lang, Article Féminité, Masculinité, Virilité, dans Le Dictionnaire

critique du Féminisme, PUF, 2007.

98Pascale Molinier, Daniel Welzer-Lang, Article Féminité, Masculinité, Virilité, dans Le Dictionnaire

49 la force, le courage, la capacité de se battre, le « droit » à la violence et aux privilèges associés à la domination de celles, et de ceux, qui ne sont pas, et ne peuvent pas être virils : femmes, enfants, ... » D’autre part, la virilité « est la forme érectile et pénétrante de la sexualité masculine ». La virilité, dans les deux acceptions, est apprise et imposée aux garçons par le groupe des hommes au cours de leur socialisation pour qu’ils se distinguent hiérarchiquement des femmes. La virilité est l’expression collective et individualisée de la domination masculine ».

Christophe Dejours99 analyse le rapport qu’il y a entre la virilité et la souffrance au travail. Selon lui, le mode de gestion et de management des entreprises de l’économie néo- libérale repose sur une conception fondée sur la virilité qui crée la peur, la souffrance et la non remise en cause de l’injustice sociale. Les attributs de la virilité reposent sur la capacité que les mâles ont d’exercer la violence « sur autrui notamment contre ceux qui sont dominés, à commencer par les femmes » et d’être insensibles à la souffrance provoquée par cette violence. De sorte que ne pas être en capacité de faire souffrir, de faire le « sale boulot », c’est être lâche donc non viril. C’est une inversion des valeurs éthiques socialement admises. Ainsi ces hommes et aussi ces femmes, exécuteur.ice.s sans sentiments, ni regrets des normes viriles sont des normopathes. C’est-à-dire ce sont des « des personnalités qui se caractérisent par leur extrême « normalité » au sens du conformisme aux normes du comportement social et professionnel » et peuvent, « sans broncher, infliger la souffrance et la douleur à autrui au nom de l’exercice, de la démonstration, ou du rétablissement de la domination et du pouvoir sur l’autre ». La virilité structure donc une série d’activités ou de métiers où l’usage de la force est la règle (militaires, pompiers, etc.). Christophe Dejours interroge la question de la violence chez les femmes : « Refuser d’exercer la violence, chez les femmes, n’est jamais dévalorisant aux yeux des autres femmes ». Elles ne sont pas considérées faibles sauf par les hommes.

3.2. La masculinité en Martinique

Peter Wilson100 en partant de l’ethnographie d’une petite île colombienne anglophone, La Providencia -et repris souvent comme référence dans diverses analyses de la société caribéenne- étudie les notions de respectabilité et de respect, valeur associée

99 Christophe Dejours, La Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Edition du Seuil,

1998, et 2009 pour la préface et le postface, p.87-88.

100 Peter Wilson, Reputation and respectability, a suggestion for a carribean ethnolgy, 1969, Chap 1, p-p. 37-

50 respectivement aux femmes et aux hommes. Elles sont insérées dans un duel de systèmes de valeur de genre qui vient de l’ordre colonial et perdure encore selon lui dans l’ère postcoloniale.

La respectabilité équivaut pour les femmes à respecter les valeurs chrétiennes et bourgeoises de la famille et d’entretenir le réseau de relations, entre autres.

Le respect lie les hommes, -à la marge de la maison et de la famille- à leurs pairs et les distingue à leur capacité de défendre leur honneur, leur propension d’avoir des enfants, leur capacité à faire des jeux de mots, leurs talents d’artiste, de pêcheur, de charpentier, (...). Pour lui, tout.e colonisé.e vit de manière plus ou moins limitée avec ce fardeau ambigu, ce double standard de la respectabilité et de la réputation qui façonne le genre « créolisé »101, en l’occurrence la masculinité d’hommes martiniquais.

A propos de la notoriété, Françoise Guillemaut observe que « pour les premiers », les hommes, « le fait d’avoir plusieurs relations parallèles peut correspondre à une affirmation de leur virilité et participer à la construction de leur réputation. A tel point que le fait de ne pas avoir de maîtresse pourrait être jugé comme un dysfonctionnement, une preuve d’homosexualité »102 , d’être un « makoumè103 ».

De plus, dans la société postcoloniale, les masculinités sont contraintes dans la dynamique de la classe et de la race. Dans le contexte de la société américaine, aux USA, W.E.B Du Bois104a défini « le problème de la ligne de partage des couleurs – de la relation entre des races d’hommes plus sombres et des races d’hommes plus claires, en Asie, en Afrique, Amérique et sur les iles océaniques ».

La grille des rapports sociaux pendant l’esclavage est basée sur l’idéologie d’un critère hiérarchisé qu’est la couleur de peau auquel s’ajoute la couleur et la texture du cheveu, les traits du visage, ... La société Martiniquaise à l’instar de la société américaine sécrète une ligne de couleur105 qui malgré les mélanges par miscégénation, « isole le segment blanc »106. Car ce métissage ne va que dans le sens du Blanc vers les non Blancs. Selon

101

Françoise Guillemaut, Un dispositif de sexe et de genre créolisé. L’exemple de la Guadeloupe et la Guyane. L’homme et la société, 3/2013, (n°189-190), p.163-190.

102 Op. cit. p. 172.

103 Traduction du créole martiniquais : Homme ayant du sexe avec un homme, ayant du désir pour les

hommes, qui a des attitudes considérées efféminées, quand un homme fait ce que l’on attend généralement de la part d’une femme, « faire comme une commère »

104 William E. B Du Bois, Les âmes du peuple noir, (1903), Editions ENS, rue d’ULM, 2004.

105 Jean-Luc Bonniol, La couleur des hommes, principes d’organisation sociale : le cas antillais. Revue

ethnologie française, 1990. Article : le paradoxe de la couleur. Vol.10, n°4, p.410-418.

51 Moreau de Saint-Méry107, cité par Bonniol, « l’opinion (...) veut par conséquent qu’une

ligne prolongée jusqu’à l’infini sépare la descendance blanche de l’autre ». Cette ligne de couleur opère dans la structure sociale en hiérarchisant des sous-groupes dans la catégorie des non Blancs, allant du plus blanc après le Blanc, hors généalogie, au plus noir, sans généalogie.

Par conséquent, les masculinités sont différentes sur le plan de la sexualité selon la distinction raciale. Le groupe blanc, Béké108, a accès aux femmes (blanches et non blanches). Le groupe Noir et toutes les déclinaisons non Blanches vivent l’interdiction de toute sexualité avec les femmes Béké. Au travers de cette interdiction, la reproduction et la dissémination patrimoniale son corollaire, sont écartées grâce à la cohésion du groupe. L’accès aux femmes noires reste ouvert à tous les hommes bien que l’on observe une ligne de couleur qui sépare le groupe Mulâtre des Noirs mais pas des Noires. Cette partition socio-raciale est articulée par la ligne de couleur instrumentalisée par des groupes et subie par d’autres.

Dans la Dépêche ministérielle du 27 mai 1771109, le ministre de Saint-Domingue rappelle que « le préjugé est d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des esclaves,

et qu’il contribue au repos de la société.» et toujours opérationnel dans les sociétés

divisées par l’ordre socio-racial. La force de la violence symbolique décrite par Pierre Bourdieu, comme « cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s'appuyant sur des « attentes collectives socialement inculquées » estopérante dans la société martiniquaise.

Dans son étude sur la masculinité, Stéphanie Mulot110 place la construction du genre, dans les autres rapports qui le déterminent comme l’identité de « race », de classe et de culture constitutive de la société post-esclavagiste. Elle étudie le milieu populaire selon un choix méthodologique pour trouver une forme de base de l’identité masculine tout en tenant compte des classes supérieures et de la diversité de la masculinité, en dépassant les analyses féministes, du Black feminism et des stéréotypes conçus sur des postures coloniales. Elle va repérer des lieux de la fabrication de l’identité masculine aux Antilles : « l’environnement domestique, le groupe des pairs, l’imaginaire et les mythes, la société et

107 Op. cit. p.14. 108

Nom en créole martiniquais et guadeloupéen : Le groupe de blancs et de blanches né.e.s en Martinique, descendant.e.s des femmes et hommes colons et esclavagistes.

109

Op. cit. p. 22.

110 Stéphanie Mulot, Redevenir un homme en contexte antillais post-esclavagiste et matrifocal, Autrepart,

52

les médias ». « L’identité masculine serait une construction sociale éventuellement contraignante pour les hommes eux-mêmes, sommés ici de survivre à une castration coloniale et de répondre à l’injonction social de virilité ». De plus, S’appuyant sur l’étude

d’Elsa Dorlin sur la « Fabrication de la race »111, elle analyse comment le système esclavagiste par la « castration » sociale et l’ « efféminisation » de la virilité a forgé une identité sociale masculine qui opère dans la représentation et le rôle des hommes dans la société antillaise post-esclavagiste, même si des changements s’amorcent dans les masculinités.

La masculinité se décline en des masculinités sinon elle essentialise les hommes qui ne peuvent se ranger dans une catégorie homogène, et ce même en contexte postcolonial où nous avons vu comment les structures de race, de classe affectent les expressions de la sexualité dans le genre.

3.3. De la masculinité aux masculinités, les masculinités de la masculinité

Raewyn Connel considère que « la masculinité (...) pourrait être simultanément comprise comme un lieu au sein des rapports de genre, un ensemble de pratiques par lesquelles des hommes et des femmes s’engagent en ce lieu, et les effets de ses pratiques sur l’expérience corporelle, la personnalité et la culture. » et « Le genre (...) un mode d’ordonnancement des pratiques sociale. »112. Selon lui, la race et la classe comme structures sociales contribuent à la formation de la masculinité qui de fait ne peut être considérée comme homogène mais multiple.

La nationalité ainsi que la place dans l’ordre mondial les influencent. Il définit par conséquent dans le contexte occidental contemporain, quatre masculinités dont la masculinité hégémonique qui sert d’étalon de genre à trois autres. Les rapports entre masculinités sont mobiles et se dynamisent en tant que catégorie et non comme profil individuel à l’intérieur du genre.

La masculinité hégémonique est une « pratique de genre qui incarne la réponse acceptée à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat. Elle est ce qui garantit ou est censé garantir la position dominante des hommes et la subordination des femmes. ». Elle représente les valeurs dominantes à partir desquelles les autres

111 Elsa Dorlin, La matrice de la race, Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La

découverte, Collection Texte à l’appui, Genre et Sexualité, 2016, 312 pages.

112 Raewyn Connel, Les masculinités, enjeux sociaux de l’hégémonie, (1995) Sous la direction de Moeïn

53 masculinités, complice, subordonnée et marginalisée se définissent dans le genre. Comme idéal type, elle subordonne ces trois autres masculinités.

La masculinité marginalisée impose des valeurs propres aux groupes dominés dans les rapports de genre. Elle bénéficie en tant que classe d’hommes, des « dividendes du patriarcat », la domination sur les femmes, mais pas de l’autorité de la masculinité hégémonique (l’idéal-type). Les valeurs de virilité des jeunes hommes des quartiers populaires s’exposent et s’expriment compte-tenu de l’habitus de la structure de classe et de race qui les caractérisent et les distinguent de la masculinité hégémonique de la classe moyenne martiniquaise inatteignable. L’habitus est l'ensemble des processus par lesquels l’individu est construit, formé, façonné, fabriqué, conditionné par la société globale et locale dans laquelle il vit ; « processus dans lequel l’individu acquiert, apprend, intériorise, incorpore, intègre des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement113 ». Il prend corps par la socialisation qui construit les identités (dont de genre, de classe et de race).