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ESPACE « D’OUTRE MER »

1. Une lecture postcoloniale de la société

Dans la mesure où la Martinique n’est un département qu’en 1946, c’est la grille des études postcoloniales qui nous sert de cadre théorique. Ces dernières sont un courant de pensée critique qui se donne pour objet, « Pour certains, (...) d’aller débusquer les séquelles de la colonisation aussi bien dans les ex-colonies (néo-colonies, échange inégal, Etat importé, etc.) que dans les ex-métropoles. (...). Mais elles ont une ambition plus large »87. Pour Jacques Pouchepadass, « c’est un projet de dépassement par la critique de ce qui survit aujourd’hui de ce passé dans les manières de voir et les discours qui les expriment ». Ce courant de pensée en décentre le discours, occidental, ethno-centré, pour une réflexion vers le « eux », vers la marge, vers la périphérie. Il débusque en l’occurrence la rémanence de la violence symbolique incorporée depuis la colonisation dans les comportements des individus ou des groupes sociaux. Par exemple, la transversalité des postcolonial studies a permis le questionnement sur l’impact de l’esclavage sur la psychologie des populations, lors d’un séminaire international en Martinique en octobre 2016. Les stigmates ainsi que les résistances y sont annexés.88

87 Yves Gounin, Que faire des postcolonial studies ? Revue internationale et stratégique, 2008/3 n°71,

Armand Colin, page 145 à 149.

46 Les postcolonial studies - face aux discours dominants– font entendre la parole, les façons de voir, de faire, de penser, et d’agir des « sulbalternes », des « tiers monde», « des autres» comme constitutifs aussi du Monde et de la société tout court.

Cependant l’anthropologue Jean-Loup Anselme y voit « un système d’opposition un peu caricatural : le sud exploité par le nord, (...) la périphérie sous le joug du centre ». Pour lui, sans critiques, « on s’expose à utiliser des idées ambiguës qui mènent immanquablement au durcissement identitaire89 ». Il redoute la montée de l’ethnicisation des discours « postcolonialistes » avec pour conséquence la fixité des identités ainsi qu’une non prise en compte « des rapports sociaux (de classe) qui sont plus déterminants pour expliquer les inégalités »90. C’est pour dépasser cette ethnicisation potentielle que nous avons choisi de compléter cette démarche en y adjoignant l’apport de l’intersectionnalité en tant que grille d’analyse des dominations.

2. L’intersectionnalité

Ce mode d’analyse émane du courant de pensée, le Black feminism issu des mouvements féministes africains-américains dans les années 1974, en réaction au féminisme des femmes blanches de classe moyenne aux USA, qui n’envisageait l’oppression de femmes que sur l’angle du sexisme. Selon Kimberle Williams Crenshaw91, les femmes noires subissent d’autres oppressions qui forment des points d’intersection et produisent des effets sur l’identité. Le Combahee River collective, mouvement féministe noir présente une définition de l’intersectionnalité telle qu’elle est portée par le Black feminism : « La définition la plus générale de notre politique actuelle peut se résumer comme suit: nous sommes activement engagées contre l’oppression raciste, sexuelle, hétérosexuelle, et de classe et nous nous donnons comme tâche particulière de développer une analyse et une pratique intégrées, basées sur le fait que les principaux systèmes d’oppression sont imbriquées. La synthèse de ces oppressions crée les conditions dans lesquelles nous vivons »92. Les principaux thèmes représentent la matrice Race-Classe- Genre.

89 La revue Sciences Humaines, Critique postcoloniale : attention aux dérapages, Rencontre avec Jean-Luc

Anselme, propos receuilli par Regis Meyran, publié le 10 avril 2008.

90 La revue Sciences humaines, op, cit idem.

91 Kimberle Williams Crenshaw, Cartographie des marges : intersectionnalité, politiques de l’identité et

violences contre les femmes de couleur, L’Harmattan, Cahier du genre, 2005/2 n°39.

92 Black feminism, Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000. Déclaration du Combahee River

Collective, 1977, textes choisis et présentés par Elsa Dorlin, L’Harmattan in Collection Bibliothèque du féminisme, pp.60.

47 Par conséquent, elle conduit à distinguer les rapports sociaux de genre dans le système plantationnaire et la construction des masculinités en Martinique que les rapports sociaux de classe continuent à structurer dans la société postcoloniale. Cet angle permet de voir différents niveaux de la domination à partir de la « matrice »93, genre, classe et race qui transforme les masculinités selon le contexte socio-historique. Ces rapports consubstantiels de la domination ne se hiérarchisent pas mais s’alimentent entre eux. Elle permet de relever la complexité et la diversité du monde social ainsi que les contradictions des pratiques ou représentations qui semblent se côtoyer sans influences et liaisons entre elles. Dans les quartiers populaires s’expose le compartimentage endémique des groupes sociaux suivant une échelle de couleur de peau et une « ligne de couleur »94 et son intrication avec le niveau de vie des habitant.e.s est observable : les jeunes hommes ne sont, ni béké, ni caucasiens, ni mulâtres, mais de la « classe des Noir.e.s », entendue comme groupe socio- raciale. Pour Michel Giraud, « le groupe physique n’est pas à la Martinique une simple réalité biologique, il a une valeur sociale ; la couleur de l’individu est ici le signe visible et superficiel de sa condition sociale 95».

B - Un cadre théorique général

3. La masculinité des hommes

La masculinité est comme la jeunesse une construction sociale et sa représentation n’est pas homogène. Elle n’est pas uniforme car les individus, les acteurs l’intériorisent, l’extériorisent, la vivent de manière différenciée selon leur classe, catégorie sociale, race, âge, orientation sexuelle, identité professionnelle et culture. En outre, elle est traversée par les identités sociales en œuvre selon les sociétés prises dans leur espace-temps. Et par conséquent, elle est située et diverse. C’est pour cela que nous pouvons utiliser le concept aussi au pluriel.

93 Patricia Hill Collins, Black feminism, Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Textes

choisis et présentés par Elsa Dorlin, L’Harmattan in Collection Bibliothèque du féminisme,

94Jean-Luc Bonniol, La couleur des hommes, principes d’organisation sociale : le cas antillais. Revue

ethnologie française, 1990. Article : le paradoxe de la couleur. Vol.10, n°4, p.410-418.

95 Michel Giraud, Classe et race à la Martinique. Relations sociales entre enfants de différentes couleurs à