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L’écriture de la souffrance

2. De la violence à la souffrance

2. De la violence à la souffrance

La violence a toujours été présente sous différentes formes, c’est un phénomène universel, les plus forts écrasent les plus faibles. L’homme est le seul être apte à tuer systématiquement et à faire souffrir ses semblables, c’est une violence absolue ou une violence radicale. Or, l’être humain qui a le plus souffert de cette violence depuis toujours est bien la femme perçue comme un objet sexuel subissant de nombreuses formes de violences, physiques et psychologiques.

Le corps de la femme est une notion équivoque. Elle implique la notion de plaisir et de jouissance, elle rassemble ce qui fait souffrir et celui qui souffre. Ce dernier est tellement subtil, fragile et sans défense qu’il passe d’une main à une autre, d’un lieu à un autre, d’une religion à une autre sans la moindre lutte. Le corps est considéré par l’auteure comme le personnage principal du récit. Il est partout, il subit, il souffre. Il subit la cruauté qui mutile la chair et fait couler le sang, il est aussi le lieu privilégié d’un langage amoureux, mêlé d’une certaine

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insensibilité et d’un acte impitoyable qui implique le couple dominant-dominé. Il souffre entre les mains d’un homme devant le tout puissant dans la situation de la soumission et la position de l’agenouillement dans la religion chrétienne (plus précisément dans l’iconographie mariale). Il est stoppé, freiné, arrêté, endeuillé et sclérosé par le voile ; excisé, mutilé dans une société arabo-musulmane.

Au sein d’un monde plein de violence, le lecteur des romans d’Accad assiste à l’histoire de trois femmes qui cherchent à survivre par l’exploit, entre dans le cercle de la violence auquel la femme libanaise doit faire face. C’est ici dans la vie quotidienne que la femme doit lutter contre la guerre, contre la destruction totale et la violence. Cette dernière est représentée dans notre corpus sous différentes formes, Il y a d’un côté la violence volontaire infligée à son propre corps, celle de la consommation de l’héroïne par le personnage Najmé dans Coquelicot du massacre. Pour elle, cela lui procure de la liberté lui permettant de fuir la guerre et ses terribles réalités, kidnapping, torture, assassinat, bombes et destruction, « Quand j’en prenais, je planais au dessus de la souffrance de notre drame » (C.M., p.98).

Dans Des femmes, des hommes, et la guerre52, Accad explique pourquoi

les jeunes se tournent vers la drogue :

Il y a une voie de sortie, un moyen d’éviter la douleur : la douleur combattue par la douleur, la violence attaquée par la violence, l’autorité contredite par l’autorité, le pouvoir défié par le pouvoir. Les jeunes recherchent la libération à travers la mort plutôt qu’à travers la vie et la créativité, et le résultat, c’est la mort. Seule une autre vision pourrait briser ce cercle infernal.53

52 Evelyne Accad, Des femmes des hommes et la guerre : Fiction et Réalité au Proche-Orient, Paris, Côté-Femmes, 1993

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Nous pouvons considérer cette violence comme autodestructrice, et que ses conséquences se reflètent sur le corps même et le visage en particulier, la narratrice le décrit comme tel dans Coquelicot du massacre :

Son petit visage très blanc, ses énormes cernes noirs, ses joues creuses, ses pommettes saillantes lui donnent un air de beauté tragique … un vieillissement prématuré … le visage tordu par la souffrance. (C.M., p.34)

La drogue l’occupe mais, au moment d’en avaler, le dilemme l’assaille de nouveau, vouloir mais ne pas pouvoir s’arrêter :

Chaque jour je me dis : « c’est terminé, demain j’arrêterai ». Mais demain n’arrive jamais … c’est comme si l’on m’avait mis une écharpe lourde autour de la tête, un étau qui m’empêche de respirer. Et plus j’essaye de me dégager, plus la pression se resserre. (C.M., p.107)

Autrefois belle, Najmé n’est maintenant qu’un corps émacié qui souffre de vomissements, à travers le chapitre intitulé « Le cercle infernal » nous découvrons les horreurs auxquels elle doit faire face, les origines et la suite de la dépendance sont décrites ainsi :

Et puis un jour, je me suis réveillée, j’ai regardé autour de moi, et j’ai vu tous ces visages que je croyais connaître. Ils portaient tous des masques… J’ai décidé de ne jamais prendre de masque. J’ai alors réalisé qu’il me serait impossible de vivre. Ce jour-là, une déchirure a éclaté en moi, blessure dont je ne me remettrai peut-être plus. (C.M., p. 97)

Najmé était une jeune fille joyeuse, insouciante, légère et très sociable, optimiste et ambitieuse. Dés qu’elle se met à prendre de l’héroïne, elle se sent vieille et n’aperçoit à présent que la mort, rien que la mort : ce qui lui a été donné comme remède fut une fuite autodestructrice. Après avoir découvert les effets de l’héroïne il est trop tard, elle est déjà habituée, déjà intoxiquée, elle ne peut plus

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s’en passer, elle devient une partie d’elle, une sorte d’aventure amoureuse, un attachement sentimental très fort comme un mariage destructeur mais passionné avec ses moments de bonheurs.

La seconde forme de la violence, nous la trouvons dans L’Excisée et

Voyages en cancer, celle infligée par l’autre et subie par le personnage. La

mutilation médicale des femmes comme diminution de leur force vitale, pareille à la mutilation génitale des filles innocentes. D’ailleurs, Accad l’explique dans sa préface dans Voyages en cancer :

Que n’a-t-on dit, que ne dit-on pas à leur sujet ? On les soumet à mille analyses, on les dissèque, on les exhibe, on les maquille, on s’en sert à des fins théologiques, scientifiques, politiques, commerciales ou artistiques, on les traite en objet, on ne se gêne plus pour les insulter, les diminuer, les trahir. Comment faire pour résister à la vague ? Les rares survivants … ne se disposent, pour défendre les morts, que de mots, de mos bien pâles, bien pauvres. Alors, ils en font des récits, des histoires, des plaidoyers. Ils ne peuvent rien faire et ne souhaitent que cela : être entendus. Par les vivants ? Par les morts aussi.

Les victimes du cancer entrent dans l’espace de la maladie où elles perdent le contrôle de leur vie et de leur liberté, elles appartiennent désormais à une organisation conçue comme une machine rationnelle, machine industrielle de traitement de la maladie dont le discours n’a point pour objet le choix conscient du malade mais son orientation dans la direction programmée. Le malade n’est pas prévenu des conséquences du traitement qu’il va subir, il les découvre au fur et à mesure qu’elles adviennent : mutilation, castration souffrance, faiblesse, fragilité, dégradation du corps, danger d’autres cancers induit par le traitement, danger de mort.

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Accad compare dans le moindre détail son expérience de malade avec celle d’une prisonnière d’un camp de concentration pendant l’holocauste.

Ayant vécu dans mon corps à la fois la guerre du Liban et le cancer, ayant été le témoin de la mort d’êtres aimés tant dans les bombardements, que des suites du cancer, je puis attester des deux horreurs. Tout au long de ce livre, je reprendrai cet autre parallèle entre la guerre que j’ai vécue au Liban et le cancer contre lequel j’ai lutté dans mon corps. (V.C., p.27)

Le même parallèle se manifeste chez Susan Sontag qui fait remarquer aussi les métaphores de la guerre dans des descriptions du cancer, par exemple,

elle parle d’« une invasion du cancer »54, et dit que « le corps du malade est

attaqué »55. A travers cette comparaison, les auteurs veulent montrer l’ampleur

de cette violence sur le pays et sur le corps. Une violence que nous lisons dans le discours d’Accad où elle utilise un vocabulaire indéterminé : exécution, massacre, mutilation, mort, sang, ablation, bombardement, excision, invasion, obus. Le corps souffre d’une violence qui ne peut être ni surmontée ni oubliée « tout maintenant me fait souffrir écris-je. » (V.C., p.34). L’inquiétude ne lâche pas l’auteure ayant vécue la guerre dans son corps, elle a peur de ne pas guérir et de souffrir davantage, car le chemin de la guérison devient long et pénible.

Dans Coquelicot du massacre, les protagonistes souffrent de la guerre et de ses atrocités, ils ne peuvent pas extérioriser leur rage et leur mécontentement, ils se contentent de souffrir en silence en attendant le levé d’un soleil rayonnant. Dans L’Excisée, la violence est similaire, mais la protagoniste n’a pas pu attendre, elle a mis fin à sa souffrance, elle a préféré la mort à l‘agenouillement. Dans Voyages en cancer, la souffrance est surmontée par la collaboration, le partage et l’amour. La relation du couple l’a aidé à dépasser certaines peines et à trouver voie et sens.

54 Susan Sontag, La Maladie comme métaphore, Paris, Le seuil, 1979, p. 64.

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