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Le corps romanesque

2. La symbolique du corps

2.2. L’archétype de la mère

L’eau des sources, mer, fleuve, barque, vague et bateau, renvoyant à l’élément aquatique, se rencontrent dans les récits d’Accad soumis à l’archétype de la mère. Dans L’Excisée, Accad écrit :

La nuit est électrique et les vagues semblent refléter une huile d'or. Le bruit du passage du bateau dans les vagues éveille en elle le sentiment d'une vitalité qu'elle pensait avoir perdue ... Elle aime les voyages en bateau. Cela lui donne l’illusion de liberté. Le bateau fondant l’eau. (E., pp.79-80)

Ces passages font écho aux images évoquées plus haut, celles de la liberté et de la vitalité. La jeune fille gagne le bateau, un endroit sûr et protégé pour fendre l’eau à la conquête de l’espace et de la liberté. Le bateau est dans ce contexte comme une coquille au sein de l’océan qui représente le refuge et la protection naturelle. Pour « E », le sillon qu’elle creuse dans l’eau est le chemin de la destinée. La barque ou le bateau est aussi lieu de protection, un centre paradisiaque, un symbole d’intimité où l’on peut se déplacer d’un lieu agressif à un autre non agressif. Elle signifie le voyage et la traversée de la vie.

L’eau possède une autre valeur, « elle berce comme une mère »86 selon

Bachelard, cet élément berçant et cette créature nourricière est représentée par les vagues, désignant la matrice où l’être se façonne. La mer est naturelle, parce que, selon Michelet, l’eau est lait prodigieux, il est le premier des calmants. Le calme de l’homme imprègne de lait les eaux contemplées, donc l’eau devient lait de la

nature87. A vrai dire, la mère n’est pas l’unique valorisation qui marque l’eau

d’un caractère féminin, le lait l’est aussi.

86 Ibid, p. 177.

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L’eau semble être un motif privilégié dans les écrits d’Accad. En parcourant l’ensemble de cette œuvre, nous pouvons constater que l’élément y est partout présent. La mer et son bruit peuvent parfois servir de leitmotiv ; d’une part, elle joue le rôle d’élément générateur, et d’autre part, elle est un élément destructeur. Selon le Dictionnaire des Symboles « la mer jouit de la propriété divine de donner et de reprendre la vie »88. Par le terme générateur, nous pouvons entendre toutes les fonctions de l’eau qui peuvent être rapprochées des notions de métamorphose, recherche de la liberté ainsi que la maternité. L’homonyme mère-mer pour de nombreux chercheurs francophones a servi de point de départ pour analyser la maternité de l’eau, à titre d’exemple, Bachelard voit en la mer une eau

maternisée qu’il appelle « le lait de la mère des mères »89. Dans L’Excisée, il

s’agit de la narratrice qui éprouve une renaissance très concrète :

Suivre la route du fleuve Retrouver la mer

Grimper les dunes et les montagnes Conduire le petit enfant vers la barque Lui donner la possibilité d'une autre vie Lui montrer l'horizon éclairé par le soleil Et prendre le sang du fleuve

Planter le désert et l'arroser Jusqu'à ce qu'une femme nouvelle

Un homme nouveau poussent des racines, des branches et des feuilles

Qui transformeront le monde. (E., p.95)

Cette eau maternelle a les vertus que nous connaissons, accueillante, berçante et bienveillante. La mer telle la mère c’est la sécurité de l’abri, de la chaleur, de la tendresse et de la nourriture. Chez Mohamed Dib aussi, la mer est indissociablement liée à un attachement maternelle « sans la mer, sans les femmes, nous serions restés définitivement des orphelins, elle nous couvre du sel

et de leur langue »90. Mais le pouvoir générateur de l’eau n’est pas lié

88 Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Robert Laffont, 1997, p. 623.

89 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, Lib. José Corti, 1942, p. 170.

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uniquement à la notion de maternité, cet élément est associé aussi à la liberté. Dans L’Excisée, c’est le contact avec l’eau qui permet aux personnages Nour, son fils et le professeur de chant de se libérer :

Allons vers le soleil, courrons vers la mer Retrouvons l’étoile du désert

Avançons vers l’eau des sources

Et parlons à la fleur, confions à l’enfant

Donnons-lui un horizon de lumière. (E., p.119)

Le bateau, comme moyen de transport, est symbole du voyage, il procure la joie de naviguer qui est toujours menacée par la peur de sombrer. Mais ce sont les valeurs de l’intimité qui triomphent ainsi que l’archétype rassurant de la coque protectrice, et c’est le mouvement rythmé du bateau dans les vagues qui berce le personnage « E » et éveille en elle le sentiment d’une vitalité qu’elle pensait avoir perdue. L’eau comme la mère berce « E » et l’invite au voyage imaginaire. Un des exemples d’une belle image de la pensée étendue et heureuse lorsque Balzac dit « le voluptueux balancement d’une barque imite vaguement

les pensées qui flottent dans une âme »91. C’est près de l’eau et sur l’eau que

l’être apprend à naviguer sur les nuages et à nager dans le ciel ; Balzac continue

« la rivière fut comme un sentier sur lequel nous volions »92. Pour ainsi dire,

l’eau est le don divin, inépuisable et le plus grands des désirs93.

Nous avons montré dans ce titre à quel point la thématique de l’eau prend différentes valeurs sémantiques, selon la situation des personnages et leur parcours. Nous allons démontrer par la suite que l’expression de la temporalité est aussi porteuse de symboles en temps de guerre. Donc, la symbolique d’Accad ne s’arrête pas au simple élément aquatique, le temps peut avoir aussi plusieurs signification : le jour, la nuit, l’arrêt du temps, ses valeurs et ses modalités, autant de facteurs caractérisant la conception temporelle chez Accad.

91 Honoré de Balzac, Le lys dans la vallée, Paris, Edmond, Werdet, 1836, p. 221.

92Ibid, p. 221.

93 Selon Claudel, « tout ce que le cœur désire peut toujours se réduire à la figure de l’eau », Paul Claudel, Positions et propositions, Paris, Lemercier, 1928, p. 235.

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