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Espace social inhibant

3. La drogue : espace de fuite

Dans notre corpus, la femme se présente comme voilée, mutilée, ostracisée et privée de la voix, mais, malgré toutes les horreurs qu’elle subit, elle reste dotée d’une force et d’une persévérance inépuisable. Tel est le cas de

L’Excisée et Coquelicot du massacre où Accad dénonce un à un ces états de

sujétion et de domination qui accablent les femmes. Comment et jusqu’à quel point peut-on justifier la mort symbolique du personnage Najmé dans Coquelicot

du massacre et la mort réelle du personnage « E » dans L’Excisée ?

Pour Accad, le message est clair, le sort de Najmé prouve que la réalité d’une société dominée par l’homme existe toujours. C’est à cause des hommes que Najmé se drogue, subit un mariage forcé. Devons-nous distinguer ici les

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fortes réminiscences d’une société patriarcale au pouvoir autoritaire ? Il semble que, sous l’emprise de cette subjectivité masculine, l’héroïsme féminin est censé passer par la mort. Accad nous laisse comprendre que toute héroïne doit être sacrifiée d’une manière ou d’une autre, qu’elle doit toujours être une victime émissaire.

Ceci se voit à travers la description de Najmé dont le corps s'apparente à un espace de lutte, de champ de bataille :

C’est une descente vertigineuse, chaque cercle plus effrayant que le précédent, chaque étape plus asphyxiante, c’est comme notre guerre, le reflet vivant de notre tragédie sur notre corps même. (C.M., p.100)

Nous lisons dans Voyages en cancer :

Ils m’abandonnèrent dans cette pièce obscure, seulement éclairée par le rayon rouge du laser qui partageait mon corps et la lueur multicolore des boutons qui clignotaient. Je savais que les irradiations étaient indolores mais j’étais complètement terrorisée. (V.C., p.153)

Le corps de Najmé est comparé à un champ de bataille à cause de la guerre, celui d’Evelyne dans Voyages en cancer l’est aussi, terrorisé par les machines et les radiations issues de la technologie, de la guerre et de la civilisation, pour elle :

La médecine emprunte à la guerre, et la guerre emprunte aussi à la médecine. Voir les frappes chirurgicales des israéliens au Liban, supposées n’éliminer que les cibles choisies, sans danger collatéral. La cible médicale visée est la tumeur, mais chacun sait que les dommages collatéraux, physiques et psychiques, sont importants. (V.C., p.156)

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Derrière l’histoire de Najmé on retrouve un discours qui suggère que la drogue devient une expérience d’oppression qui est vécue différemment par les femmes et par les hommes. Pour Najmé la drogue devient la seule fuite possible « Elle préfère la fuite à la réflexion. » (C.M., p.37).

Et c’est effectivement ce que la dépendance de Najmé devient. C’est une fuite de son monde, une fuite de l’horreur de sa vie. Mais en choisissant la drogue comme moyen de fuir elle entre dans le cycle de violence, un cycle qui détruit le sens de la vie.

Elle se précipite dans sa voiture, la met en marche nerveusement. Elle conduit très vite…Elle appuie sur l’accélérateur. Le compteur de vitesse monte à cent. Elle fonce, aveuglée par la démence de son pays, elle-même prise par la folie et la frénésie de dompter la mort en la frôlant, en la narguant. Elle vire dans des tournants raides, sans klaxonner… Elle s’arrête dans un crissement de pneus. (C.M., p. 36)

L’auteure nous montre dans ce passage à quel point Najmé est au bord de la folie, elle côtoie la mort à chaque instant de sa vie à cause de cette violence guerrière qui la pousse aux extrêmes. Elle est omniprésente dans l’œuvre d’Accad, nous l’apercevons même dans le comportement des personnages :

Najmé croit avoir une conscience politique parce qu’elle discute tous les jours des événements - qui a tiré sur qui, qui est mort, dans quel combat, quel groupe est aidé par quel pays – mais elle n’a pas appris à pousser l’analyse plus loin, à disséquer les problèmes à la racine. (C.M., p.37)

Dans cette perspective, l’auteure dénonce le malaise de toute une génération soumise à la violence, qui déteint aussi bien sur les lieux que sur les individus. Ces souffrances internes sont devenues presque insupportables. Najmé décrit les raisons pour lesquelles la dépendance continue :

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La drogue m’a aidée à taire les bruits de mon âme. Quand j’en prenais, je planais au-dessus de la souffrance de notre drame. (C.M., p.98)

Najmé ainsi que ses camarades sont possédés par la drogue, ils s’abandonnent à elle et sont prêts à tout pour elle. Les jeunes sacrifient leur honneur pour cette poudre. Ils se vendent, se prostituent, mendient.

Voilà trois ans que je prends cette drogue. De temps en temps, je la quitte. Mais la désintoxication est terrible – douleur dans tout le corps, vomissements, diarrhée. Et chaque fois, je me dis que c’est la dernière fois, que je ne recommencerai plus. Et toujours j’en reprends, comme poussée par une force invisible me conduisant à mon dernier jour. C’est le vertige ! (C.M., p.99)

Puis, elle continue:

Grandir dans la guerre est terrible. Devoir tous les jours faire face à la mort et à la violence, est insupportable et insurmontable. Nous aurions tellement voulu trouver une issue, une petite fenêtre nous permettant de fuir cette horrible réalité. (C.M., p.99)

L’individu se détruit physiquement et moralement, c’est le chaos, et c’est la drogue qui accélère ce processus entraînant la société à l’autodestruction. La drogue est devenue une force destructrice lors de la guerre au Liban, les jeunes se droguent pour oublier la guerre et les miliciens se droguent pour arriver à tirer et à détruire.

Comme beaucoup de jeunes Libanais à l’époque, Najmé tente de s’enfuir en se droguant. Elle explique cette tendance qu’avait la jeunesse libanaise à se droguer en ces termes :

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Pendant la guerre, toutes les drogues sont devenues accessibles. Elles étaient même vendues et circulaient dans les universités et les écoles. Les jeunes en prenaient par réaction contre la guerre et ses terribles réalités -kidnappings, tortures, assassinats, bombes et destructions. Tous les jours, des morts, et des morts . . . Je me bouchais les oreilles pour ne plus entendre. La drogue m’a aidée à taire les bruits de mon âme. Quand j’en prenais, je planais au-dessus de la souffrance de notre drame. (C.M., p.98)

Même si, au premier abord on parle de Najmé et de son mariage, nous lisons en filigrane un discours politique qui tente de montrer la manière dont le Liban pourrait éradiquer sa crise multidimensionnelle, à savoir, la guerre, la drogue, le conflit religieux, le sexisme.

La drogue, dans Coquelicot du massacre, a un effet plutôt positif que négatif, pour la seule raison qu’elle est un espace de fuite en dépit de ce qu’elle représente réellement (danger pour la santé). C’est le contexte socioculturel de l’époque qui la rend un fléau privilégié chez les jeunes (conflit religieux-guerre). Najmé a pu s’en procurer parce qu’elle est issue d’une famille riche. Parmi les causes réelles qui l’ont poussées à cette consommation est la difficulté de trouver sens à la vie, tout en sachant que Najmé est orpheline de mère, elle vit avec son frère et son père, tous deux exigeant, patriarches et dominateurs. Najmé est nommée par Accad « la toxicomane », cela dit, elle est une consommatrice chronique :

Tout a commencé lorsque je me suis mise à prendre de l’héroïne. Il y a trois ans … Lorsque nous avons découvert les effets de l’héroïne, il était trop tard. Nous étions déjà habitués. Nous étions déjà intoxiqués. Nous ne pouvions plus nous en passer. (C.M., pp.98-99)

Najmé ne se rendait pas compte des dangers de ce poison aux effets pervers et dangereux pour la santé. Il s’avère la seule préoccupation grâce à laquelle Najmé et ses camarades tiennent debout. Ils sont possédés par la drogue, ils se sont abandonnés à elle, ils font tout pour l’obtenir, ils peuvent aller jusqu’à

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sacrifier leur honneur, ils se vendent, se prostituent et mendient. Ils ont choisi cette dérobade meurtrière que d’affronter la guerre.

Dans le passage qui suit, nous avons une image expressive qui rapproche la vie de Najmé à la crise libanaise sur la base du « vraisemblablement-vrai » :

Elle avale l’oppression et la dépendance comme son pays accueille sa déchéance. Comme son pays, elle n’a pas choisi. (C.M., p.126)

Dans ce passage, l’auteure compare l’état de Najmé à son pays, tous deux n’ont pas choisi la déchéance, la guerre et le conflit. Le pays est personnifié « son pays accueille sa déchéance » en tant que qu’un être bien veillant qui sent la douleur de Najmé et qui l’accueille. Pays en guerre et Najmé, un corps ravagé par la drogue, la guerre comme la drogue envahit le corps et le porte à la dépendance.

Rien n’est certain, ni pour Najmé, ni pour le pays :

Peut-être saura t-il mieux la faire obéir, la plier, l’agenouiller devant sa force du mâle, peut être acceptera t elle d’être guidée par lui sur un chemin qui lui évitera des écueils, et la gardera de l’anéantissement. (C.M., p.126)

Tout est dans l’ordre du probable pour le destin de Najmé. L’homme représente la norme par rapport à la femme, un être humain privilégié, plus fort et plus intelligent, ce qui lui confère le droit de la soumettre. Sans oublier qu’il s’agit d’un personnage patriarcal qui a été choisi et préparé par la société selon des critères établis.

Et voilà à quel point la vie des femmes est marquée par un rapport de domination et de soumission et par la brutalité issue des hommes et de la guerre.

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Nous soulignons dans ce chapitre que les femmes partagent une souffrance similaire derrière le voile, l'excision et la drogue, quelque soit leur différence de classes, de religions, de nationalités. Le seul but est celui de satisfaire l’égoïsme de l’homme. Le voile fait perdre l'identité, conduit à la séparation du reste du monde, à cause de lui la femme se cache, se dissimule et devient objet face au monde masculin. L'excision opprime le corps qui est rongé par une souffrance insoutenable. Imposée par la tradition et les effets pervers du patriarcat. Pour fuir ces horreurs, le corps féminin choisit la drogue comme seule issue possible, un corps ravagé et comparé dans les romans d'Accad à un pays détruit par la guerre.

Nous soulignons jusqu'alors que violence, souffrance, soumission et domination ne lâchent pas les protagonistes des différents romans, plus nous avançons, plus la souffrance s'accentue, se développe encore. L'auteure pourra-t-elle mettre davantage en exergue les éléments qui disent la souffrance ?

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CHAPITRE III