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La société patriarcale : un système binaire

L‘espace de la violence

2. La société patriarcale : un système binaire

Le patriarcat désigne « une formation sociale où les hommes détiennent le pouvoir, ou encore plus simplement : le pouvoir des hommes. Il est ainsi

quasiment synonyme de domination masculine ou d’oppression des femmes. »28

Le patriarcat est un système de domination des hommes sur les femmes qui se manifeste aussi bien dans la sphère publique (ex: le monde du travail) que dans la sphère privée (ex: le couple et la famille). Il peut être considéré comme un ensemble des structures formelles ou informelles et des personnes ayant autorité dans ces structures qui concourent à l'oppression spécifique des femmes. Le patriarcat opprime et exploite les femmes en leur enlevant du pouvoir sur leurs conditions de vie ou de travail.

L’utilisation du terme « patriarcat » par les féministes rappelle que la place qu’occupent les hommes et les femmes dans la société n’est pas le fruit d’un quelconque déterminisme biologique ou d'un ordre naturel. Au contraire, la hiérarchie entre les sexes est une construction sociale et les théories naturalistes et biologisantes servent depuis déjà trop longtemps de justification à l’infériorité des femmes.

La société patriarcale avait mené à la guerre qui réduit le pays en ruine, outre la mort et les ravages qu’apporte la guerre, elle a continué à accroître davantage la division entre l’homme et la femme.

28 H Hirata, F Laborie, H Le. Doaré, D Senotier, Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000, p. 141.

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Accad décrit ainsi le degré d’incommunicabilité entre les femmes et les hommes :

La femme tente de lui communiquer son amour et sa tendresse mais l’homme se ressaisit, se durcit au contact de la femme. (C.M., p.6)

La soumission absolue de ces femmes, ne peut que souligner l’impossibilité où se trouvent les personnages, tant les hommes que les femmes, de vivre une sexualité épanouie, celle-ci supposant le respect de l’Autre et la reconnaissance de son statut égal. Ici ou dans les autres romans, l’échec de la sexualité vécue traduit ou plutôt résume à lui seul l’absence de relation réelle à l’intérieur des couples.

Ils marchent dans l’herbe, pas séparés, mur qui vient de se dresser, silence qu’elle ne peut plus briser, transie qu’elle est par l’impossible communication. (C.M., p.7)

Cette incapacité où se trouve l’homme d’accepter le féminin, de reconnaître la femme comme un être humain à part entière est, pour Accad, le dénominateur commun qui sous-tend tout autre forme de violence, qui la nourrit, qui constitue le mal même dont souffre chacun. La première violence, qui précède toutes les autres, est donc celle, physique, verbale, morale, dont témoignent les hommes à l’endroit des femmes. Cette violence peut prendre des formes différentes, exister à des degrés différents ; il n’empêche, d’une part, qu’aucun groupe n’y échappe et que, d’autre part, la liberté ne se mesure pas : elle est entière ou elle n’existe pas.

La narratrice constate aussi mépris que les maris des personnages « E » et Najmé éprouvent devant leur silence, silence imposé par la culture patriarcale. Ce silence est l’expression de l’hébétude et l’incapacité de dire. Aucun mot ne peut rendre cette douleur. Seul le silence peut le faire, « Elle accepte, elle consent, elle supporte, elle ne dit rien, elle attend » (C.M., p.127). Ce passage contient une

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accumulation appartenant à une même fonction grammaticale (le verbe), qui crée un effet de profusion. L’auteure veut démontrer que le réel déborde son écriture, elle met en valeur la façon dont la femme répond à la violence exercée sur elle. Cette énumération permet de rendre l’idée du silence plus frappante et de donner poids aux mots soulignés : accepter, consentir, supporter, afin de montrer à quel point le personnage féminin éprouve un sentiment de patience face à ce qui lui arrive.

De part et d’autre, le plaisir est refusé aux femmes car, objets de possession au service des hommes, elles ne sauraient atteindre le statut de sujet.

La situation de nos personnages principaux prouve que la réalité d’une

société dominée par l’homme existe toujours. L’approche de Pierre Bourdieu29,

quant à la domination et à la soumission, apporte ici une contribution indispensable. Ce dernier attribue à la domination masculine le fait que « les conditions d’existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles »30 et il poursuit :

Et j’ai aussi toujours vu dans la domination masculine, et la manière dont elle est imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment.31

L’homme reste le critère auquel on mesure la femme, il est le transparent, le familier, l’exemple le plus achevé de l’humanité, l’absolu à partir duquel se situe la femme, or elle est considérée comme l’autre, l’étrangère et l’incompréhensible. La violence a été toujours présente au sein de la famille, une

29 Sociologue français qui, à la fin de sa vie, devint l’un des acteurs principaux de la vie intellectuelle française.

30 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, coll. Liber, p. 7.

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sorte de tactique délibérée des hommes de maintenir les femmes dans un état de soumission : les parents poussent leur fille à être féminine et leur fils a être masculin au lien d’être humain. Les filles doivent se confirmer à des rôles infimes et ridicules, les garçons ont droit à un peu plus de liberté, un peu plus de choix.

Elle souffre des changements subis dans sa vie et des métamorphoses de son corps, comme elle reçoit la peur et la violence de son corps, soumis aux forces extérieurs. Elle avale l’oppression et la dépendance, comme son pays accueille sa déchéance. (C.M., p.126)

Accad éprouve le besoin d’exprimer cette douleur en même temps qu’elle en craint l’effet paralysant et choisit, au lieu du pathos individuel, la neutralité de la formule : la souffrance est transférée au plan collectif (comme la « déchéance » du « pays »), et est, de la sorte, extériorisée et désignée comme un mal social avant tout. Bien qu’elle ait plutôt exalté le pouvoir de la transcendance de la souffrance, elle se trouve ensuite submergée par l’horreur qui lui inspire les blessures.

C'est le silence de la force, le silence de la puissance, le silence de dominer et de réduire à la soumission et à la dépendance. C'est le triomphe du silence de l'Autorité. (E., p.47)

L’anaphore dans ce passage n’est pas liée à la description (distance objective) de la douleur mais est introduite autrement dans l’énoncé. Il s’agit dans ce contexte de voir le drame sans épanchement. L’anaphore ici participe de ces procédés énonciatifs de la retenue. Le nombre important d’anaphores crée et renforce l’effet du réel et augmente aussi le taux de subjectivité plutôt, ce qui augmente la force du pathos ici, l’implication et l’adhésion de l’auteure, non impartiale du fait de l’énonciation.

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Le silence est aussi considéré comme une seconde souffrance. Cette dernière est due au développement d’une subtile et inconsciente alliance faite par l’homme musulman et l’homme chrétien sur la base du désir de possession et de

contrôle de la femme. L’homme qui se manifeste dans des images phalliques.

Fusil brandi, balles éjectées, canon déployé, bombes lancées-tout l’arsenal de l’extension de la puissance… la femme en est la cible, la victime, l’oiseau qui essaie de déployer ses ailles. (C.M., p.41)

Ils ne pourront pas parcourir ensemble le chemin de l’espace infini, de l’accomplissement de l’amour, de la communication, un mur de silence les sépare.

La femme, vu sa différence, représente l’autre, l’étranger, l’altérité. Toutes ces caractéristiques marquent sa faiblesse et par conséquent son infériorité, ce qui justifie sa domination par le sexe masculin. La femme est différente de l’homme parce que la nature l’a dotée du pouvoir de procréer, elle lui est similaire par son corps. La femme est « naturelle » et tout ce qui l’a caractérise l’est aussi. Cet aspect de la vision patriarcale est définit par Colette Guillaumin :

L'intuition classe les femmes comme l'expression des mouvements d'une pure matière. D'après cette notion les femmes savent ce qu'elles savent sans raisons. Les femmes n'ont pas à comprendre puisqu'elles savent. Et ce qu'elles savent elles y parviennent sans comprendre et sans mettre en œuvre la raison : ce savoir est chez elles une propriété directe de la matière dont elles sont faites.32

La mentalité patriarcale représente la mort d’une société car son existence mène à la guerre. Paradoxalement, à cause de la guerre, les traditions de l’oppression sont affaiblies dans le chaos et la destruction de la société.

32 Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique de pouvoir, L’idée de nature, Paris, Côté-femmes, 1992, p.54.

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La réalité patriarcale est dominée par un système binaire qui sert à tout

diviser en oppositions. Dans son œuvre Sorties33, Hélène Cixous introduit une

série d’oppositions :

Activité/passivité, Père/Mère,

Soleil/Lune, Tête/sentiment Homme ---

Femme Culture/Nature, Intelligible/sensible,

Jour/Nuit, Logos/Pathos . . .

Toujours la même métaphore : on la suit, elle nous transporte, sous toutes ses figures, partout où s’organise un discours. Le même fil, ou tresse double, nous conduit, si nous lisons ou parlons, à travers la littérature, la philosophie, la critique, des siècles de représentations, de réflexion.34

Cixous met en question l’idée que toute pensée est issue de ce système duel, et que tout ordre est fondé sur ce schéma. Tel est le cas dans le domaine politique, social, sexuel, intellectuel, philosophique, etc. A la base de ce dualisme se trouve la séparation de l’homme et de la femme. C’est aussi le sens que l’on peut donner à la réflexion d’Accad. Son point de départ est que nous vivons dans un monde de l’un et du même ; parfois, cela prend la forme de l’opposition binaire de l’un et de l’autre, mais l’autre est toujours défini dans une relation spéculaire à l’un, tout en réduisant l’inconnu au déjà connu. Elle cherche à rompre elle aussi avec la logique, car les femmes ne se vivent pas sur le mode du un mais de la doublure, sinon du multiple. Or, Bourdieu classe dans son ouvrage,

La Domination masculine, cette dichotomie entre le féminin et le masculin en

une série d’oppositions homologues : sec/humide, dur/mou, épicé/fade, clair/obscur ; et d’autres correspondant à des mouvements de corps : haut/bas, monter/descendre, dehors/dedans, sortir/entrer. Selon lui, la division entre les

33 Hélène Cixous, Sorties, in: La Jeune née, 1975, p. 72.

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sexes est normale et naturelle « elle est perçue à la fois, à l’état objectif dans les choses, dans le corps et dans le monde social » 35. Même l’acte sexuel est décrit lui aussi comme un rapport de domination. Dans ce contexte, posséder sexuellement, c’est dominer au sens de soumettre à son pouvoir.

Pour ainsi dire l’acte de communiquer est le seul moyen d’arriver à une entente entre l’homme et la femme. C’est en se réconciliant, en brisant le mur dressé entre l’homme et la femme par la pensée patriarcale, que les deux corps pourront reconstruire leur pays ravagé de haine, comme le dit Hayat à Adnan :

Toi et moi, nous montrerons les liens de l’amour réel, une tendresse tissée sur la compréhension, la communication, sur le langage de sensualité, éloigné des forces de pouvoir, de destruction, de conquête, de vengeance et de jalousie. (C.M., p.21)

Adnan s’est toujours opposé à la guerre et refuse d’y participer, son pacifisme lui attribue une dimension féminine, c’est pour cela que sa relation avec Hayat était impossible dès le départ. Adnan devient androgyne, cet aspect de la transformation corporelle qui fait de lui un être envahi positivement par l’élément féminin et a adouci son être. Adnan est incapable et impuissant face à la guerre, ce qu’il sent dans sa chair et sa sexualité. Sa relation avec Hayat ne dure pas longtemps, car selon lui, ils seront montrés du doigt et leur appartenance à deux religions en conflit pose d’énormes problèmes et marque l’impossibilité de vivre une vie heureuse, sociale et amoureuse.