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La temporalité : déconstruction et ruptures sémantiques

Le corps romanesque

2. La symbolique du corps

2.3. La temporalité : déconstruction et ruptures sémantiques

L’élément aquatique a une présence considérable et a plusieurs significations, son rôle est variable, il se charge de douleurs humaines comme il est source de vie. Ce rapport opposé entre les lieux, nous le constatons même dans les rapports entre les personnages en temps de guerre et aussi dans la structure des romans L’Excisée et Coquelicot du massacre qui est éclatée, destructurée, morcelée, telles que les histoires qu'ils retracent, qu'ils racontent. Le tissu textuel confère à l'univers de la diégèse et des personnages décrits. En effet, les personnages subissent le déterminisme des actions qu'ils accomplissent, déterminisme auquel ils ne peuvent échapper qu'en recourant au rêve.

Ainsi l'idée de la mutilation entre le texte et les personnages mis en scène s'offre à notre attention. De ce fait, nous remarquerons dans ces romans que l’écueil chronologique est évité pour privilégier un mode de récit éclaté qui refuse la narration strictement linéaire, inscrite dans la logique de construction/déconstruction du texte, et partant, de l'œuvre dans le cas présent.

Il s’agit d’une diégèse de rupture où l’unité des thèmes et de la narration est rompue, rendant impossible l’établissement d’une hiérarchie. Le rythme des romans est brisé, la multiplication des voix permet de donner des coups de projecteur sur la réalité sociale. Il y a dans cette écriture tout un rapport de similitude avec une réalité perçue comme morcelée en temps de guerre.

Les différents récits reflètent l’ambition de l’auteure de peindre une image, le plus fidèlement possible, à travers un récit éclaté en petits blocs d’une réalité réfractant les violences humaines, réunissant des situations aussi différentes les unes des autres, mais qui convergent cependant toutes vers son élaboration.

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La difficulté de percevoir cette image prolonge un sentiment constant de malaise chez le lecteur où les phrases sont souvent chargées d’un sens caché. Aussi la déconstruction des récits qui construit les romans reflète l’image de ces hommes qui sont désunis/réunis dans un même monde où la société patriarcale et les dogmes les désolidarisent au lieu de les souder. Des événements éparpillés qui, une fois rassemblés, s’enchâssent et trouvent leur unité.

Par ailleurs, et pour les besoins d’équilibre des romans, l’auteure s’abstient de faire prolonger les anachronies (analepses, prolepses) tout au long des romans et évite leur utilisation excessive, initiative qui risque d’ennuyer et de lasser le lecteur. La disposition de ces récits anachroniques au sein des romans et l’alternance de ces petits « éclairs » de l’anachronie diffusés dans tous les textes de manière assez régulière avec le reste des récits plus ou moins chronologiques procurent aux romans un rythme particulièrement attrayant.

Une comparaison entre les différentes évolutions d’intrigues des récits dans Coquelicot du massacre nous permet de constater que l’histoire de Nour par rapport à celle de Najmé et Hayat se trouve être le seul récit qui enclave les trois phases de l’intrigue, à savoir : une situation initiale, un développement et une situation finale (l’ordre n’étant pas toujours respecté) ; tandis que pour le reste des récits on ne discerne ni une progression apparente qui risque de changer le cours des événements, ni une clôture qui met fin à la diégèse, laissant l’espace infini au lecteur afin d’imaginer les suites possibles.

La narration est répartie sur un nombre de périodes distantes dans le temps. La progression ne se fait pas de manière chronologique, mais constitue

« un vaste mouvement de va et vient »94 à partir d’un temps présent. Ainsi le

passage du présent au passé s’effectue sur deux niveaux : selon que ce passage participe au développement et à la progression de l’histoire et qu’il brise la linéarité du récit ou non.

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Il s’agit bien entendu dans les deux cas d’analepses dans un premier temps, et grâce à des déclencheurs qui ont pour rôle de stimuler la mémoire du personnage féminin, des souvenirs lointains émergent du fond du passé. Les exemples de ces analepses ne sont pas nombreux dans le texte, elles sont réduite au nombre de 5. La répartition de ces anachronies est faite de la manière suivante :

Dans les pages 6, 7, 8, 9 et 10 le regard du personnage féminin fonctionne comme déclencheur de souvenirs. Le personnage se souvient de sa déception avec ces deux compagnons dans deux temps et deux espaces différents. La narration de ce souvenir s’étale sur cinq pages ralentissant la progression du récit et provoquant une discontinuité :

Une autre fois, c’est un autre homme, dans un autre pays mais c’est le même discours. (C.M., p.7)

Les discours de ces deux hommes de son passé se mélangent, car combien les contenus se ressemblent. De nouveau, ces paroles la blessent. (C.M., p.8)

Il parait très loin, enfermé, lui aussi dans un passé douloureux. (C.M., p.9)

Elle se souvient de son passé. Elle revit les moments qui l’ont marquée, ce qui a compté et va tracer la trame de son histoire, le fil conducteur de sa découverte d’elle-même et des autres. (C.M., p.10)

Plus loin dans les pages 10, 11, 12, 13, 14, 15 et 16 le même personnage féminin se replonge à nouveau dans le passé et se remémore un autre souvenir : la castration de son partenaire à Chicago :

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Il y a des années, elle avait assisté à une « party », c’était à Chicago. (C.M., p.10)

Son compagnon s’est appliqué et amusé à peindre son visage... Ses cheveux noirs, courts, frisés. (C.M., p.11)

Es-tu le veau gras … demande l’un des invités, un jeune homme fluet à la jeune femme papillon. Il s’approche d’elle en la détaillant des pieds à la tête. Son sourire est plus sarcastique encore que celui de l’hôte. (C.M., p.12)

La jeune femme papillon se trouve près du jeune homme fluet, son compagnon blond est en face d’elle. Son regard bleu et ouvert est perdu et très lointain. (C.M., p.13)

La femme papillon regarde son compagnon envolé vers le nirvana. Elle a peur d’être submergée par la vague de folie qui s’empare rapidement des invités. (C.M., p.14)

Il ne lui répond pas. Il est très loin, dans un monde qui lui est fermé. Elle le tire par la main de toutes ses forces, mais il résiste. (C.M., p.15)

Le jeune homme blond s’évanouit. La musique a noyé les cris. La femme papillon a fixé la scène, elle pense vivre un horrible rêve. Elle a peur de s’évanouir elle aussi et d’être la prochaine victime. (C.M., p.16)

Dans un second temps, d’autres analepses interviennent de manière plus marquante pour enrayer et entraver la succession des faits, apporter des éclaircissements sur le cours des événements et faire progresser l’action. Elles sont d’une extrême importance du fait qu’elles font partie intégrante de la diégèse.

Plus loin dans les pages : 97, 98, 99,…et 108, nous avons toute une partie dans laquelle le personnage Najmé raconte son enfance et son histoire avec la drogue.

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La transgression chronologique très frappante se manifeste à l’aide d’un nombre important d’anachronies, plus particulièrement par rétrospection, des analepses réparties comme suit : dans les pages 68, 69, 70, 71 et 72, le personnage féminin (le professeur de chant) raconte à Nour sa vie, quelques années auparavant depuis leur dernière rencontre, « raconte-moi ce qui t’est arrivé pendant toutes ces années » (C.M., p.68).

Ainsi, nous remarquons que le temps extérieur est annulé pour être substitué par un temps intérieur. Cette annulation marquée par un mouvement de va et vient indiqué par les anachronies qui font basculer le récit tantôt au passer, tantôt au présent en faisant succéder les deux temps, causant une perturbation de la lecture et déstabilisant le lecteur.

Dans l’œuvre d’Accad, le temps semble avoir une valeur écrasante, à titre d’exemple, dans le cas où les personnages « E » et « P » constatent la fatalité de leur séparation par l’instauration d’un silence-mur entre eux :

Elle se tait. Elle devrait parler mais elle se tait. Que pourrait-elle lui dire ? Mais elle devrait parler. C'est toutes les scènes de son enfance qui recommencent quand elle essayait de tenir tête à Père. C'est là qu'elle aurait dû vaincre, dans son enfance. Elle aurait dû tenir tête à Père … Mais que pouvait-elle faire et que peut-elle faire maintenant ? (E., p.102)

L’expression adverbiale « maintenant » est l’une des modalités pour introduire le temps dans un monde intemporel, celui de l’angoisse et de la

séparation, combiné à l’expression silence-mur. Le déictique maintenant montre

les rapports opposés entre le lieu et le personnage. Comme nous l’avons déjà signalé dans les chapitres précédents, le mur symbolise la séparation, c’est aussi la communication coupée et arrêtée. Le mutisme ou le silence représente l’arrêt du temps, la fermeture à la communication. Donc le temps relie et sépare en même temps, ce qui lui donne un double rôle ambivalent qui engendre une

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atmosphère oppressante, et qui déséquilibre les rapports de la femme avec les autres. La prédominance est celle du temps intime.

Une autre conception du temps est abordée dans les récits d’Accad, celle du temps cyclique qui retourne toujours. Celui-ci tourne autour du sujet principal, la souffrance des femmes en temps de guerre qui mène au silence et au mutisme insoutenable. L’image du temps qui retourne au même point exprime une recherche dans un mouvement de redécouverte de soi et de son origine, qui aboutit à une incommunication entre la femme et le monde « elle attend dans le silence, un silence opaque et troublant, un silence d’éternité » (E., p.110). Et encore, le cycle de l’attente tourne et le temps paraît arrêté et contraignant.

L’étude du corps romanesque montre que l’expression de la douleur et de la souffrance est omniprésente au niveau du paratexte et au niveau de la symbolique. Cette encre a laissé des traces de blessures dans les mémoires à cause de la guerre et de ce qu’elle engendre : violence, oppression, souffrance et soumission.

L'auteure ne se contente pas de décrire la violence à travers l'histoire, elle l'accentue dans ses titres qui émanent d'une violence reflétant la situation des protagonistes (excision, concert, massacre de la guerre). Une position de dominée et d’opprimée, l’éternelle opprimée face à la guerre, à l'homme et à la société. L’étude des épilogues nous a emmené à déduire que l'œuvre d'Accad refuse toute clôture ou achèvement. Le but est de proposer d'autres ouvertures que le lecteur suggère, et par la suite remplir le blanc sémantique.

De ce fait, l'auteure cherche à impliquer son lecteur, à l'interpeller de façon indirecte pour qu'il ait une voix, un avis sur la situation. Du paratexte au texte, ce dernier contient un symbole prédominant, celui de la mer qui est considérée comme un espace occupant plusieurs significations, elle accueille, elle berce, elle est miroir qui reflète le vrai visage du personnage marginalisé et sans

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identité. Elle est refuge quand elle est personnifiée, humanisée telle une mère quand elle sent le danger qui menace. Symbole de protection et de liberté. Elle procure sérénité et tranquillité éternelle.

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CHAPITRE II