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Une écriture factuelle dans L’Excisée et Coquelicot du massacre

L’écriture de la souffrance

1. Une écriture factuelle dans L’Excisée et Coquelicot du massacre

Dans L’Excisée et Coquelicot du massacre, Accad dénonce la violence infligée aux femmes libanaises par la guerre, la religion, la société patriarcale et les coutumes, à travers une écriture clinique et analytique, elle n'introduit pas les sentiments, elle s'attache seulement aux faits et aux constats, elle n'est pas dans la plainte, le pathos.

A titre d'exemple : le tabou qui entoure la pratique de l'excision est certes levé dans L'Excisée, mais la peine subie par les jeunes filles excisées est passée sous silence. Donc le langage qui décrit le corps souffrant réduit la souffrance au silence. Dans la page 72 de L'Excisée nous lisons :

Larmes coulant jusqu'à la mer Larmes se mêlant à l'écume

Cicatrices bleues et violettes ensevelies sous les flots Et la fille suppliant sa mère de la garder bien au

chaud dans l'enceinte, de la protéger du couteau et du sang Et la fille marchant vers la mer, sous la mer. (E., p.72)

Lever le tabou, c’est certes en parler mais cela se fait sans excès qui pourrait l’atténuer, l’opération est présentée pour dénoncer cette pratique, l’absence de pathos est une volonté de rendre fidèlement l’horrible vérité. Et le cri de souffrance est transformé en voix poétique par l’énonciation d’où la fusion de l’écriture et du discours.

Ce poème représente une scène atroce, même en faisant des efforts pour toucher la peine des femmes excisées, « E » ne peut pas vraiment décrire la souffrance de ces femmes. La femme n’a pas les moyens de se révolter, ce qui lui reste dans cette situation déplorable est le délire. L’excision laisse des traces sur le corps de la femme, le mot « ensevelies » est relatif à la mort, l’agenouillement.

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Dans une attitude de soumission et de pudeur, les yeux baissés, les mains repliées sur leurs ventres. (C.M., p.119)

Ce silence imposé par la société patriarcale est l'expression aussi de l'hébétude et l'incapacité de dire, aucun mot ne peut rendre cette douleur, seul le silence peut le faire. Dans Coquelicot du massacre à la page 12 nous lisons :

Elle accepte, elle consent, elle supporte, elle ne dit rien, elle attend.

Nous lisons dans la page 112:

Elle ne trouve pas les mots pour lui exprimer la blessure, qui, tout au fond d'elle, vient de se rouvrir. C'est une douleur sourde et profonde qui la paralyse et l'empêche de parler....La vie est une répétition des mêmes blessures.

L’exacerbation de la souffrance s’opère ici par le jeu de la mémoire : le corps se souvient, et non dans la plainte ou la surenchère rhétorique.

Toujours dans Coquelicot du massacre, horreur et souffrance l'acculent dans une impasse:

Je ne sais pas si j'arriverai à décrire l'horreur qui les ronge, et la souffrance que je ressens. J'ai l'impression de pousser des cris aigus que personne ne veut écouter. Je suis dans une impasse dans ce que j'écris, et dans ma vie. (C.M., p.132)

Le silence entoure cette souffrance et cette incapacité du dire et de l’écoute est une autre façon d’exprimer l’acmé de la souffrance.

Ainsi, dans L'Excisée et Coquelicot du massacre, l’expression du corps souffrant joue du silence et de l’ellipse. L’ellipse considérée comme un manque, une insuffisance, elle oblige le récepteur à rétablir ce que l’auteure passe sous silence. Elle est définie par Le petit Robert comme une omission syntaxique et

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stylistique d’un ou plusieurs éléments dans un énoncé qui reste néanmoins

compréhensible. Les formules elliptiques apparaissent en diverses positions dans

les paragraphes, en tant qu’ellipse intégrée au contexte qui se focalise efficacement sur une structure clé, quand Najmé racontait son drame avec l’héroïne ou dans l’histoire d’Adnan le compagnon de Hayat, respectivement :

Non pas aujourd’hui, je ne supporte pas, je n’en peux plus … Mon Dieu, que je puisse au moins trouver un fix. (C.M., p.34)

Je n’ai pas le courage de continuer … c’est un supplice d’en parler. (C.M., p.84)

Ou en tant qu’ellipse enchaînée dans laquelle l’auteure construit à l’aide de deux ou plusieurs ellipses qui se suivent un effet d’insistance visant certains concepts clés, ou bien un seul concept clé exprimé par une série synonymique :

H faut inventer un nom, vite dire quelque chose, invoquer la Palestine, les meurtrissures, la croix, le pardon, n’importe quoi … (C.M., p.49)

Encore … tu vas vers elle … tu la console … tu es trop faible avec E., c’est pour cela qu’ils font ce qu’ils veulent. (E., p.50)

L’ellipse en miroir est aussi présente, il s’agit d’une ellipse du début du paragraphe qui a une ellipse finale conclusive, qui reprend autrement mais dans une formule percutante, le signifié de l’ellipse initiale est focalisée ainsi sur une certaine notion comme dans l’exemple suivant :

Le Liban c’est tant, tant de chose … je ne peux pas les résumer si vite. Je vais vous donner une réponse spontanée car je trouve les longues définitions, souvent stériles, le Liban c’est le pluralisme, l’acceptation des différences dan la tolérance, le Liban c’est le soleil de demain. (C.M., 154)

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L’ellipse a pour fonction dans l’œuvre de créer des suspensions discursives subjectives soit pour suggérer par des figures de silence différentes nuances de la réticence, soit pour traduire par des ruptures discursives différents états d’âme provoquées par l’émotion. Ce signe particulier indique généralement que l’énoncé est interrompu :

- Soit involontairement par le locuteur :

« Cadavres en morceau de corps retrouvés, quelque part … » (C.M., p.83).

- Soit parce qu’un personnage coupe la parole à son interlocuteur : « Mais peut-être ai-je tort … il a eu l’air tellement étonné. »(C.M., p.88).

- Soit pour marquer une pause :

« Elle évolue … au bras de son père. »(C.M., p.126), « Dieu est la lumière des

cieux … Dieu conduit à sa lumière celui qu’il veut » (C.M., p.141).

- Soit pour marquer une hésitation :

« Je … dois … vous … dire : je me dr … gue … drogue à l’héroïne » (C.M.,

p.76).

- Soit parce que le personnage ne trouve pas la suite à son énoncé : « Elle n’a pas su où s’en aller.

Elle est allée jusqu’à la mer Et ………. » (E., p.104)

Mais cette suspension peut avoir aussi un effet contradictoire selon Maingueneau :

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d’un côté, ils pulvérisent les formes de continuité syntaxique et textuelle, faisant passer les lignes de rupture aux endroits les plus improbables, d’un autre côté, ils assurent la continuité, la transition entre les fragments qu’ils ont eux-mêmes découpés pour en faire les éléments d’un même mouvement énonciatif. Instauration de béances multiples, les points de suspension sont aussi ce qui permet de renvoyer à la présence d’un sujet envahissant. Le texte haché se retourne donc en énonciation ostentatoire, où le sujet, sur les ruines qu’il parcourt, s’exhibe dans sa geste intonative. L’affaiblissement du lien syntaxique sous la pression de l’ellipse va de pair avec un surinvestissement par les marques de subjectivité (thématisation, exclamation, redites…).49

Ainsi, l’utilisation des points de suspension par l’auteure, lui évite tout commentaire susceptible de décrire l’action qui accompagne la parole émise. Selon Bachelard :

Les points de suspensions psychanalysent le texte, ils tiennent en suspens ce qui ne doit pas être dit explicitement, ils peuvent être ajoutés pour suggérer les évasions sans force, sans vérité.50

En somme, ce signe de ponctuation est capable de traduire des émotions particulières des personnages. Il participe en grande partie au reflet de la langue orale dans l’écrit. Donc, dans Coquelicot du massacre et L’Excisée, l’ellipse marque une rupture qui, en focalisant sur un énoncé elliptique, met en évidence certains faits, certaines idées, certains sentiments qui préoccupent intensément l’auteure, Une retenue plus expressive qu’une énonciation pathétique. En effet, à la lecture de ces romans, nous découvrons une auteure meurtrie, déçue, cherchant désespérément un point d’appui.

Accad adopte une écriture qui se construit surtout sur l’implicite et le sous entendu, sur la réticence et le silence, sur la rupture et le non dit, qui semble se nourrir d’ellipses de toutes sortes. Cette figure non seulement exprime mais, bien

49 Dominique Maingueneau, Le Langage en suspens, in DRLAV, 1986, pp. 79-80.

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plus encore, elle métaphorise dans le texte l’état dans lequel les femmes sont maintenues, tout en rejoignant l’expression de l’émotion.

Le portrait elliptique des personnages est privilégié aussi dans les récits d’Accad, la description est limitée à quelques prédicats qualificatifs ou verbaux pour montrer le corps des personnages. Le personnage féminin est représenté sous l’angle de l’effacement, de la caricature, ou mieux d’un discours minimal.

Elle est arrivée au bras d’un jeune homme blond aux yeux limpides et clairs. Elle porte une robe très courte, plissée … Son maquillage est très soigné : des cils tracés sous les yeux et sur la paupière donnent à son regard l’expression de l’émerveillement. (C.M., p.11)

Dans Coquelicot du massacre, la seule image que nous ayons sur le personnage principal Nour est « Nour, noue une écharpe sur ses cheveux blanchis, en une semaine, elle a vieilli de dix ans » (C.M., p.47), ces brèves descriptions relatives au corps contribue à créer une aura floue autour des personnages. Toutefois, les descriptions des traits physiques ont pour fonction première de caractériser les personnages qui ne sont presque jamais désignés par leur patronyme, tels que : « E » et « P » dans L’Excisée, le personnage « A », la femme papillon et l’homme blond dans Coquelicot du massacre, ainsi que les docteurs « JE » et « KY » dans Voyages en cancer. Accad ne nomme pas ses personnages afin de mieux parler et mettre en valeur le corps, uniquement le corps souffrant. Ainsi, l’identité de ses caractères s’estompent au profit des douleurs du corps quelles que soient leurs origines. Il y a bien une esthétique de l’effacement. Ce qui semble être privilégié dans ces descriptions sont les parties du corps les plus expressives telles que la tête, le visage et les mains : les parties d’un tout, l’être physique est démembré à travers une sélection de parties.

Elle prend une crème fluide couleur chair et la passe sur ses cernes, elle accentue ses cils au mascara. Ses yeux immenses restent un instant posés sur la glace, demandant au monde la raison de son existence. (C.M., p.34)

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Les références au visage ne sont pas insignifiantes car, selon Philippe Hamon « le visage reste le siège conventionnel des effets de personne et des effets de psychologie »51. Certes, le visage est le symbole d’une divinité, la partie vivante dans le corps humain. Cependant, le cacher par le voile c’est obliger la femme à se soumettre, à dissimuler son précieux langage et le soustraire au regard d’autrui. Ne plus exister en tant qu’être, un effacement total.

La description physique des personnages principaux remplit une fonction traditionnelle dans les textes d’Accad puisqu’elle vise la caractérisation des protagonistes. Toutefois, le rôle que joue le narrateur dans la construction du corps des autres personnages s’affirme dans l’utilisation des procédés rhétoriques qui reposent sur les sentiments des narrateurs, telles que la métaphore, la comparaison et l’analogie. Ces tropes permettent d’apporter plus de signification et de connotation à l’image du corps qui s’avère implicite et peut échapper à la compréhension du lecteur :

Son corps marqué de balles, sa chair trouée de vengeance, son visage défiguré par la violence. (C.M., p.127)

Dans ce passage, la métaphore de Najmé nous informe à la fois sur son apparence et sur les sentiments qu’éprouve à son égard celui qui la dépeint sous les traits d’une abattue et réprimée dans ce milieu. De même une comparaison qui insiste sur le rôle de Najmé en tant que combattante :

Le placard est bourré de vêtements à la dernière mode. Elle s’attarde devant plusieurs toilettes et, finalement, choisit son ensemble guérilla : veste avec pantalons bouffants gris-verts, striés de lignes brunes et oranges. (C.M., p.34)

51 Philippe Hamon, Le personnel du roman. Le système des personnages dans les « Rougon-Macquart » d’Emile Zola, Genève, Droz, 1998, p. 168.

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Elle adopte donc le rôle de combattante, elle est prête à se battre pour une cause et ne peut pas se conformer au rôle d’une jeune fille distraite par la mode. Cependant, ce refus de la conformité fait surgir des obstacles car, avant de franchir la porte de sa maison, elle est soumise à l’autorité suprême de son frère :

Elle fait le moins de bruit possible, tente de glisser par la porte sans être aperçue. Soudain, une main l’arrête. Son frère . . . Il fouille le sac et fouille dans tous les coins . . . Il la regarde avec menace. Il la laisse, enfin, sortir de la maison. (C.M., p.35)

Cette autorité est subie par Najmé comme un barrage militaire où l’individu est arrêté et fouillé pour lui permettre de poursuivre sa route. Les rôles de soldat et de frère se confondent. Autrement dit, la guerre civile se confond avec la guerre de la femme contre son oppression.