La rencontre des mémoires collectives
2. Les lieux de mémoire linguistique
La guerre que le pays a connue a laissé des blessures dans la langue. Blessures desquelles coule le sang, un sang qui ne sèche pas dans la langue, ce qui est souvent exprimé dans l’œuvre d’Accad. Nous apercevons que tout liquide utilisé coule lourdement, douloureusement comme un sang maudit qui entraine la mort. Selon Edgar Poe « Et ce mot sang, ce mot suprême, ce roi des mots, toujours si riche de mystère, de souffrance et de terreur »97.
Dans l’œuvre d’Accad le motif du sang gouverne la représentation des corps mutilés et suppliciés, ce sème physiologique qui parcourt tout le texte. Il en relève trois dimensions : le sang de l’histoire, le sang symbole du sacrifice et le
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sang du texte en tant que travail sur le corps. Ce sème est à considérer ici non seulement comme le signe révélateur d’un déchirement mais aussi et surtout comme la marque principale d’une écriture du corps.
Le sang de l’histoire nous le décelons dans Coquelicot du massacre et
L’Excisée, un sang reflétant la guerre et le massacre. Cette histoire se résume
dans les passages ci-dessous où nous lisons l’ambigüité de l’histoire :
Au réveil, il se remettait à peindre rongé par la démence, ses toiles étaient rouges et violettes. Il peignait la guerre, il peignait le sang … il reproduisait des corps qui se cachaient et des formes qui s’envolaient, des corps qui dansaient et des membres qui nageaient … appelant, cherchant … marche d’anatomies d’hommes écrabouillés … rouges, couleur sanguinolente de violence et de haine. (C.M., p.20)
Dans les mythes et dans les rêves, le vol exprime un désir de sublimation, de recherche d’une harmonie intérieure et d’un dépassement des conflits. Le rêve d’envol dans ce passage est symbolique de la réalité vécue, des échecs réels, des conséquences inévitables et d’une fausse attitude envers la vie réelle. C’est tout une psychologie collective qui se trahit ici où la volonté d’affirmer sa puissance, ne fait que compenser un sentiment d’impuissance.
Des piétons égarés sont arrêtés, questionnés, ils sont exécutés sommairement, froidement sur place, quelques fois sous un arbre, quelques uns dans une rigole, le plus souvent contre un mur les bras en croix, ils ne sauront jamais pourquoi ils sont morts. (E., p.56)
Telle est l’histoire du Liban en guerre, des gens mutilés jonchant les rues, ville en désordre et chaos total, le sang dans ce contexte n’a aucun signe de vie, associé au rouge qui est une couleur brûlante et violente. Universellement, le rouge est considéré comme le symbole fondamental du principe de vie, avec sa force, sa puissance et son éclat, il donne la vie aux êtres, selon divers mythes il
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est considéré comme le véhicule de l’âme. C’est la couleur de la beauté, de la richesse, celle de l’union et de l’immortalité évoquant la chaleur, l’intensité, l’action et la passion. Accad décrit aussi les horreurs de cette guerre en utilisant le violet qui est à l’opposé du vert signifie non le passage de la mort à la vie, c'est-à-dire l’évolution, mais le passage de la vie à la mort, c'est-à-dire l’involution. Il serait en quelque sorte l’autre face du vert lié, comme lui, au « symbolisme de la gueule »98, mais le violet étant la gueule qui avale et éteint la lumière, tandis que le vert est celle qui rejette et rallume la lumière. Nous comprenons dés lors pourquoi le violet est la couleur du secret, derrière lui va s’accomplir l’invisible mystère. Le violet est aussi couleur du deuil, ce qui évoque encore plus précisément l’idée non de la mort en tant qu’étant mais de la mort en tant que passage. Il est aussi couleur d’obéissance et de soumission, d’ambiguïté et de tristesse.
Le sang, symbole du sacrifice, nous le décelons dans Voyages en cancer et
L’Excisée. Dans le premier, l’ablation du sein est perçue par Accad comme un
sacrifice qui est étroitement lié à la dimension du sacré. Dans le chapitre intitulé « Mon sein en sacrifice », Evelyne estime que son sein avait été offert en sacrifice aux dieux de la civilisation moderne, qu’elle avait été mutilé contre sa volonté, victime de tous les polluants, produits chimiques nocifs, destruction et épuisement de la nature dont tout le monde est témoin actuellement. Dans le second, le sang du sacrifice est lié à la pratique de l’excision, la première image qui se présente aux lecteurs est celle du sang lié à la mort d’autrui « le sang a coulé, un sang noir chargé de lignage, un sang ignominieux, un sang vengeur » (E., p. 9).
L’on sait pourtant toute la richesse que peut véhiculer ce symbole, qui représente à la fois la vie et la mort, le savoir et la magie, le féminin où il évoque nécessairement les menstrues, donc la plénitude de la femme et le masculin où il
98 Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Robert Laffont, 1997, p. 1021.
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s’associe davantage à la guerre. Les images sanglantes se succèdent, le sang véhicule uniquement cependant l’idée de mort, que ce soit à la guerre, au moment des exécutions ou, pour les fillettes, lors de l’excision :
Le sexe … n’est qu’une plaie béante, boursouflée et saignante. Et le sang coule sur les jambes et la robe de la fillette qui hurle … Les mouches se collent à elle … Leurs pattes gluantes de sang frais… (E., p.122-123)
Il s’agit de la mort du plaisir, avant même qu’il ne soit né. Cette même idée est évoquée aussi dans Coquelicot du massacre où l’histoire se déroule à New York, lors d’une soirée, un jeune homme entreprend de raconter une histoire à une jeune convive qui cherche pourtant à lui échapper. Les événements dont il parle se seraient produits à l’époque des sorcières :
On prenait un mouton qu’on engraissait au milieu de la place du village pendant des semaines et des semaines de festivités. Puis on faisait venir les femmes soupçonnées de sorcellerie et on les faisait danser toutes nues autour du mouton. Lorsqu’elles étaient bien fatiguées, on égorgeait le mouton et on aspergeait les sorcières du sang de l’agneau immolé ; on prenait la queue grasse et bien dodue du mouton et on violait les femmes une à une au milieu de la place. (C.M., p.12)
Le jeune homme atteint ici deux buts. En racontant un sacrifice
particulièrement bestial des supposées sorcières99, il s’emploie en réalité à
humilier celle qui est condamnée à l’écouter, celle qui en tant que femme ne peut que s’identifier avec ces victimes. Il nie par la même occasion toute association entre le sang et les forces vitales puisque, pour lui, le sang ne fait que signaler, d’une part, la mort physique du mouton engraissé et, d’autre part, la mort simultanée du plaisir et de la dignité des femmes/sorcières, un tel récit si brutal et si cru, d’un jeune homme à une jeune femme, dénote la totale absence d’élégance
99 L’image des sorcières se retrouve revalorisée selon le dictionnaire des mythes, elles retrouvent leur puissance matriarcale, leur passé de femmes totales, leur présent de femme indomptées, qu’elles fascinent et charment l’homme ou provoquent la peur castratrice, elles deviennent l’étendard porté par la voix des femmes.
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et de courtoisie régnant dans les rapports homme/femme. Cette association proprement mortelle trouve un écho plus tard dans le même roman quand Najmé, la jeune héroïnomane, dira :
Mes yeux éteints sont injectés du sang de haine de ma ville égorgée. (C.M., p.104)
Et le livre de se terminer sur les paroles d’une chanson :
Ô ville écartelée
Ô vignes ensanglantées Ô corps suppliciés Visages ravagés Où il aurait fallu
tisser l’amour. (C.M., p.155)
Dans Coquelicot du massacre, il est question d’une poétique de drame et de la douleur ou en d’autres termes, une poétique du sang, car le sang ne connote jamais le bonheur. Un autre exemple où le sang, différent de celui d’Accad, est cette fois-ci une eau valorisée, un sang qui ne s’épanche pas à l’extérieur, que nous décelons dans l’écriture de Paul Claudel :
Toute eau nous est désirable, et certes, plus que la mer vierge et bleue, celle-ci fait appel à ce qu’il y a en nous entre la chair et l’âme. Notre eau humaine chargée de vertu et d’esprit, le brûlant sang obscur.100
Dans Blessures des mots101, Hayat raconte comment l’idée d’une marche
interethnique, interconfessionnelle en faveur de la paix a été déjouée par des chefs de clan anxieux de garder leur pouvoir et de poursuivre la violence :
100 Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Paris, Gallimard, 2000, p. 105.
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… des bombardements terribles se sont abattus sur la ville toute la nuit qui précédait le jour choisi pour la marche, faisant des douzaines de morts et des centaines de blessés. Au matin la ville sentait la poudre et le sang.102
L’omniprésence du sang, signe de mort, que ne compense nullement la moindre allusion au sang porteur de vie ne peut que faire naître chez les lecteurs et lectrices la réalisation qu’ils sont confrontés dans son œuvre à un monde rongé par un mal encore à définir.
102
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Tableau 1 : Récurrence du mot sang dans coquelicot du massacre
Récurrence du mot sang Pages
Sang 13
Liquide de sang 15
Le sol est rouge sang 16
Son sang 17
Vin couleur sang 17
Le sang vin 18
Son sang 19
Toiles rouge 20
Peignait le sang 20
Dans son sang 20
Pénis rouge 20
Le sang dans les blessures 21
Noyé dans son sang 30
Jambe couverte de sang 31
Donneurs de sang 45
Fleurs nourries de sang 46
Main couverte de sang 64
Des morceaux d’étoffe teintés de sang 64
Le sang de l’innocence 65
Le mur est couvert de larges taches de sang 67
Sang séché 118
Le sang du blessé 95
Son sang s’est figé 139
Une flaque de sang 146
Un œil poché l’intérieur injecté de sang 75
Les trottoirs en rigoles de sang 53
Des oiseaux brulés sur les trottoirs de sang 61
A petit coin de terre et à sang 61
Le sang qui coule venge un autre sang répandu ailleurs 84
Tout le sang qui coule est un sang de vendetta 84
Mon sang coulait à flots 84
Le sang sur mes habits 85
L’homme et la femme ne peuvent plus s’unir que dans le sang, leur lit est une rivière de rouge
87
Qu’ils prendraient les caillots de sang 87
Vengeance du sang par le sang 132
Ne plus respirer l’odeur du sang 132
Le sang s’est retiré de sa tête 34
Un sang frais monte à son cerveau 38
Montrer le drap taché de sang la nuit de leur noce 50
Le sang de l’œil 75
Coupe de sang 102
Larmes rouge 102
Mes yeux éteints sont injectés du sang de haine de ma ville égorgée
104
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Récurrence du mot sang Pages
Un sang noir chargé de lignage 30
Un sang vengeur 30
Le sang de Christ vous lave de tout péché 35
La vie sera purifiée par le sang 36
Vin coulant dans ce sang 40
Le sang de la haine 40
Le sang de l’opprobre 40
Mer léchant les cailloux de sang 44
Dans le sang de la mer 51
Ses rues gorgées de sang et de haine 55
Le sang sur ses mains 59
Laver l’honneur dans le sang ou dans la mer 68
Les matins rougis du sang des nuits 69
Son sang renouvelé de la vigne du bougnoule 70
Caillot fleur de sang pour en faire un bouclier 72
De la protéger du couteau et du sang 72
Sang coulant dans la pleine 72
Fibres de sang 81
Elles savent que le sang va couler 85
Le sang qui coule dans la terre 85
Le sang de henné 85
Le sang leur fait peur 85
Du même bourreau du même sang 87
Des bols remplis de sang 87
Leurs pattes gluantes de sang frais 87
Elle vomit le sang 87
Elle renvoie à la terre la sang qui l’a mutilé 87
Tous ces enfants qu’on prépare à la vie dans le sang 88
Prendre mes larmes pour laver le sang 88
Le sang qui a coulé dans l’enceinte 93
Le sang qui coule encore 93
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Dans L’Excisée et Coquelicot du massacre, l’effet esthétique est renforcé par la parole hyperbolique marquée par le motif sang, considéré comme mot clé autour duquel gravite la thématique de la souffrance.
Le sang dans Coquelicot du massacre renvoie au sang de la guerre et des massacres, un sang rouge et vif tel que décrit par l’auteure. Ce sang décrit un espace mortifié « les trottoirs en rigoles de sang » (C.M., p.53), le triste sort de Najmé « Mes yeux éteints sont injectés du sang de haine de ma ville égorgée » (C.M., p.104) et une expression hyperbolique « Nappe de sang » (C.M., p.126). La récurrence d’un tel motif marque l’omniprésence de la terreur et de la souffrance.
La récurrence du motif sang dans L’Excisée a un sens sacrificiel, celui de la pratique de l’excision ou de la mutilation génitale. Il s’agit d’un sang opprimant et traumatisant la femme. Les filles sacrifiées au nom de la tradition subissent un traumatisme psychologique et douloureux qui les accompagnera toute leur vie. Un rituel aussi barbare permet à la jeune fille de garder sa virginité jusqu’au mariage, et de réduire le désir sexuel en d’autre terme, l’honneur de la famille et celui du mari seront préservés. Ce sang est un sang néfaste, il est celui d’un crime impardonnable même si c’est au nom de la tradition. C’est le sang des innocentes excisées par leurs bourreaux qui se trouvent en difficulté de se laver des marques qu’il a imprimé. C’est un sang qui ne réclame aucune vengeance, le sang des soumises.
Le sang du texte en tant que travail sur le corps, nous le décelons dans
Voyages en cancer en particulier, où Evelyne écrit son corps, sa propre maladie,
sa propre souffrance comme si c’est le corps à la place de la parole qui joue le rôle de révélateur. Le texte est considéré comme un tissu de cellules, cette trace sur le papier, tout signe d’encre qui crée des blancs, des trous et des failles fonctionne comme le signe d’une présence, celle immédiate de la main qui écrit. La réitération des motifs, symboles et métaphores fonctionne comme le signe de
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la réinscription du corps du sujet écrivant, sujet sentant, désirant dans le corps de l’œuvre.