• Aucun résultat trouvé

1914-1918 : La lutte contre le pacifisme clandestin

B) Une ville militarisée

1) Un transfert du maintien de l’ordre à l’armée ?

La « modération » des autorités dans la répression s’accompagne d’un renversement de hiérarchie entre autorités civiles et militaires. Un décret institue l’état de siège en France le 2 août 1914 : or selon l’article 7 de la loi de 1849 sur le sujet, « aussitôt l'état de siège déclaré, les pouvoirs dont l'autorité civile était revêtue pour le maintien de l'ordre et la police passent tout entiers à l'autorité militaire ».23 En application du décret, le préfet du Rhône se rend auprès du nouveau gouverneur

militaire de la ville de Lyon, le général Meunier, « pour lui remettre les services de Police et lui présenter le Secrétaire Général de la Préfecture pour la Police, M. Lamy-Boisroziers […] ».24

Malgré ce basculement, les autorités militaires lyonnaises, dès le départ, adoptent une politique de laisser-faire envers la police, qu’elles considèrent comme plus compétente dans le maintien de l’ordre public et les affaires courantes. Ainsi, le gouverneur militaire, lors de cette première entrevue, « [exprime] le désir que rien ne soit changé dans la direction de la Police proprement dite », et prie le préfet et le secrétaire général pour la police de seulement « lui soumettre les cas d’une délicatesse particulière qui pourraient engager sa responsabilité ». Le 8 août 1914, le préfet explique au ministre de l’Intérieur : « L’accord le plus parfait existe entre l’autorité militaire et mon Administration. Ensemble nous étudions les questions d’ordre public qui se présentent, avec le seul souci des intérêts de la Patrie et en parfaite communauté de vues et de sentiments. »25

Cette bonne entente, et la volonté d’harmoniser les pratiques au niveau national, entraînent le gouvernement à renoncer au transfert d’autorité entre les préfets et les gouverneurs militaires, dès septembre 1915. Ce qui apparaît comme un « retour à la normalité » n’en est absolument pas un : les mesures de contrôle exceptionnelles prévues par la loi sur l’état de siège restent entre les mains de l’autorité militaire. Le ministre de l’Intérieur explique ainsi :

« Il a été […] décidé qu’à dater du 5 septembre prochain, les Préfets et les Maires, sur le territoire national situé en dehors de la zone des armées exerceront librement, comme en temps de paix, toutes les attributions qui leur sont conférées en matière de police et pour le maintien de l’ordre.

23-Loi du 9 août 1849 sur l’état de siège, Legifrance [en ligne]. URL : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do? cidTexte=LEGITEXT000006070693

24-A.D.R. 1M143, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 3 août 1914. 25-A.D.R. 1M143, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 8 août 1914.

L’autorité militaire n’exercera dorénavant que les pouvoirs exceptionnels qu’elle tient de l’article 9 de la loi de 1849 et que l’autorité civile n’exerce pas en temps normal, c’est-à-dire :

1° Faire des perquisitions de jour et de nuit dans le domicile des citoyens ;

2° Éloigner les repris de justice et les individus qui n’ont pas leur domicile dans les lieux soumis à l’état de siège ;

3° Ordonner la remise des armes et munitions et procéder à leur recherche et à leur enlèvement ;

4° Interdire les publications et réunions jugées de nature à exciter ou à entretenir le désordre […]. »26

Le préfet récupère à la même occasion le droit de réquisitionner la gendarmerie et la force armée ; mais le personnel de police doit se tenir à la disposition de l’autorité militaire en cas de besoin. 2) La militarisation du personnel de police

Les changements de composition du personnel de police à Lyon démontrent, eux, clairement une militarisation des pouvoirs publics. La mobilisation met rapidement à mal les effectifs des agents de police et des gardiens de la paix : pendant toute la durée de la guerre, la préfecture s’appuie donc sur l’armée pour compenser le manque d’agents.

La mobilisation ampute la police lyonnaise de la moitié des hommes disponibles. Le préfet, dans un discours, probablement vers la fin du mois d’août 1914, dit qu’« avec un effectif réduit de moitié, la section de police a assuré, avec un zèle au-dessus de tout éloge la mobilisation, la surveillance et l’évacuation des étrangers si nombreux dans notre grande cité ».27 Il se fait plus précis

dans un de ses rapports au ministère de l’Intérieur, où il explique que sur 900 agents et gardiens, 400 sont partis sous les drapeaux.28 Il ajoute que le gouverneur militaire, pour compenser, a mis entre 300 et

400 hommes de l’armée territoriale à disposition, pour former des postes destinés à fournir des patrouilles dans l’agglomération.

Ces mesures relativisent clairement l’idée d’une police semblable à celle du temps de paix. Des documents prouvent d’ailleurs que pendant tout le conflit, un nombre important d’agents sont en réalité des militaires : 12 inspecteurs de police spéciale,29 21 militaires en sursis d’appel,30 14 militaires

26-A.D.R. 1M145, Lettre du ministère de l’Intérieur au préfet du Rhône, 1er septembre 1915.

27-A.D.R. 1M160, Allocution du préfet du Rhône au conseil général, non datée.

28-A.D.R. 1M143, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 27 août 1914. 29-A.D.R. 1M150, Liste des agents de police de catégorie A d’origine militaire, 1918.

détachés de leur corps,31 et 39 gardiens de la paix auxiliaires32 issus de l’armée assurent des fonctions

policières dans l’agglomération lyonnaise en 1918. En février 1918, le journal Le Salut Public parle de « services de la police lyonnaise surmenés par les nécessités de l’état de guerre » et « décimés par les effets de la mobilisation ».33 Toutefois, les autorités préfectorales tentent de remédier à cet état de fait.

Le même article précise que le préfet a usé « de sa haute autorité pour obtenir du gouvernement le retour à Lyon des meilleurs éléments de [la] police mobilisés depuis le début de la guerre ».

Mais ces mesures tardives restent assez anodines. Les autorités nationales, de leur côté, pour compenser le départ d’un nombre important de commissaires de police au front, les remplacent, de manière provisoire, par des individus jeunes et inexpérimentés. Dans le département du Rhône, un certain Paul Renucci, réformé du service militaire pour cause de bronchite chronique, est par exemple nommé commissaire de police d’Amplepuis le 10 février 1917, à 23 ans.34 Le sous-préfet de

Villefranche, dans sa notice d’évaluation en 1917, écrit : « M. Renucci est plein de bonne volonté, mais il connaît peu son métier. Il est trop jeune et manque d’autorité. Son zèle ne compense pas son inexpérience. Il a une santé délicate et ne peut pas faire un service trop pénible. »35

3) L’abandon du projet de gardes civiles

Ce recours à l’armée et à des individus inexpérimentés paraît surprenant, au vu des plans préalables de constitution de gardes civiles. Le chapitre II avait permis d’établir les réticences du préfet du Rhône à user d’un tel dispositif dans l’agglomération lyonnaise.36 Le déroulement sans accrocs de la

mobilisation amène les autorités à y renoncer rapidement.

Dès fin juin 1914, il explique au ministre que la création des gardes civiles prend plus de temps que prévu. Il ajoute que cela est dû aux précautions prises pour éviter que celles-ci ne puissent jouer un rôle politique en cas de troubles dans le département.37 Toutefois, le dispositif est bien appliqué au tout

début de la guerre : le 4 août 1914, le gouverneur militaire de la place de Lyon demande d’organiser dans les communes, si nécessaire, un service de garde civile.38

31-A.D.R. 1M150, Liste des agents de police de catégorie C d’origine militaire, 1918. 32-A.D.R. 1M150, Liste des agents de police de catégorie D d’origine militaire, 1918. 33-A.D.R. 4M234, Le Salut Public, « Déserteurs et voleurs », 27 février 1918.

34-A.D.R. 4M47, Minute de lettre du secrétaire général pour la police non expédiée, 5 octobre 1918. 35-A.D.R. 4M33, Minute de notice individuelle du commissaire Paul Renucci, 1917.

36-Voir chapitre II, p.141.

37-A.D.R. 4M8, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 27 juin 1914.

38-A.D.R. 4M8, Télégramme du gouverneur militaire de la place de Lyon au sous-préfet de Villefranche et aux maires du département du Rhône, 4 août 1914.

La mise en place, peu centralisée, est assez chaotique : les maires, peu ou pas du tout renseignés sur les directives (les décrets et arrêtés sur les gardes civiles sont restés secrets jusque-là),39 ne peuvent

pas suivre correctement les instructions. Le conseil municipal de Chasselay convoque par exemple tous les hommes de la commune pour monter la garde à la mairie, alors que la garde civile doit normalement fonctionner sur le principe du volontariat.40 De même, le maire de Tassin-la-Demi-Lune

explique avoir constitué, préalablement aux décrets publiés dans le Journal Officiel du 6 août 1914, un corps de 250 hommes : celui-ci ne respecte donc ni la limite de 50 hommes, ni l’organisation prescrite par les autorités nationales ; le cadre est constitué d’un capitaine, de deux lieutenants, deux sous- lieutenants, et 18 sous-officiers.41 D’autres communes, comme Le Bois-d’Oingt,42 adoptent des

organisations qui diffèrent totalement des instructions présidentielles sur le sujet. Le préfet décide de tolérer ces dispositifs, sous réserve d’une mise en concordance ultérieure avec les instructions officielles.43

À Lyon même, malgré les demandes pressantes des anciens militaires, aucun corps de garde civile n’est constitué. Le 11 août 1914, le secrétaire de l’Union des sociétés d’anciens militaires prie le secrétaire général pour la police de le sortir, lui et les 1 200 membres de son association prêts à reprendre du service, de « la plus humiliante des inactivités ».44 Il lui demande notamment de bien

vouloir les laisser s’occuper « des postes de banlieue dès maintenant, où le besoin se fait sentir, à Monplaisir-la-Plaine, la Croix-Rousse, le Grand Camp, Villeurbanne, les territoriaux n’occupant que le centre de la ville ou des postes militaires, et pouvant être appelés à la frontière ».

L’autorité préfectorale est finalement en mesure d’envoyer le décret présidentiel, ainsi que les deux arrêtés réglementant l’organisation du corps et les indemnités des gardes civils, à toutes les municipalités du département, le 24 août 1914.45 Le préfet réclame de lui faire parvenir les

engagements des volontaires, ainsi que des propositions pour les nominations des chefs de détachements, de sections et de brigades.46 Le 22 septembre, il résume la constitution des corps de

gardes civils au ministre de l’Intérieur : 39-Voir chapitre II, p. 143.

40-A.D.R. 4M8, Extrait du registre des délibérations du conseil municipal de Chasselay, 5 août 1914. 41-A.D.R. 4M8, Lettre du maire de Tassin-la-Demi-Lune au préfet du Rhône, vers le 7 août 1914. 42-A.D.R. 4M8, Lettre du maire du Bois-d’Oingt au préfet du Rhône, vers le 7 août 1914.

43-A.D.R. 4M8, Minute de télégramme du préfet du Rhône aux maires des communes du département, 10 août 1914. 44-A.D.R. 4M8, Lettre du secrétaire de l’Union des sociétés d’anciens militaires au secrétaire général pour la police, 11 août 1914.

45-A.D.R. 4M8, Minute de lettre du préfet du Rhône aux maires du département, 24 août 1914.

46-A.D.R. 4M8, Minute de télégramme du préfet du Rhône aux maires du département (hors agglomération lyonnaise), 11 septembre 1914.

« Les corps de gardes civils du département s'organisèrent et fonctionnèrent donc, pendant le mois d'août, en quelque sorte librement, sous réserve de leur mise en concordance ultérieure avec les règlements. Aucune difficulté sérieuse au sujet de leur service ne se produisit. Et je dois rendre, sur ce point, un hommage mérité à la sagesse des Municipalités. […]

En ce qui concerne l'agglomération lyonnaise, il fut décidé, en plein accord avec l'autorité militaire, qu’aucun détachement des Gardes Civils ne serait créé à Lyon. La Police locale et les Corps de troupe stationnés dans l'agglomération ou ses environs furent jugés suffisants pour maintenir l'ordre et la sécurité publique. Et, en fait, aucun évènement fâcheux ne se produisit. »47

Cependant, le préfet insiste beaucoup sur les inconvénients économiques de l’organisation : dans les communes rurales, les citoyens faisant partie de la garde civile ne peuvent aider aux travaux agricoles. Inquiet des répercussions sur le Trésor, il explique qu’il a donné des instructions pour que seules les heures de service effectif comptent pour les indemnités des gardes. Il conclut :

« Toutes les précautions désirables ont été prises, dans mon département, pour limiter à un chiffre admissible les dépenses résultant du fonctionnement des détachements des gardes civiles, dépenses qui pouvaient être considérables et, selon mon sentiment, hors de proportion avec les services rendus par ces corps spéciaux. Je pense y être parvenu, toutefois il ne m'est pas possible en ce moment, de chiffrer exactement les dépenses faites […]. »

Il estime que les dépenses pourraient atteindre au maximum 5 000 francs (environ 20 000 euros actuels) pour la période du 3 août au 15 septembre 1914. L’absence de troubles intérieurs et les inconvénients économiques entraînent les autorités nationales à supprimer les corps de gardes civils à peine trois mois après leur création : un décret du 14 octobre 1914 annonce ainsi leur dissolution le 1er novembre.48 Le secrétaire général pour la police, dans une lettre de remerciements au secrétaire de

l’Union des sociétés d’anciens militaires en mars 1915, évoque une dernière fois le projet pour détailler les raisons de son abandon à Lyon. Il explique que les autorités supérieures ne se sont pas arrêtées à son examen, et que « l’excellent esprit de discipline et d’union qui ne cesse d’animer la ville dispensera sans doute de recourir à tout autre moyen de protection que celui que nous assurent les services de la police lyonnaise ».49

47-A.D.R. 4M8, Minute de lettre du préfet au ministère de l’Intérieur, 22 septembre 1914.

48-A.D.R. 4M8, Minute de télégramme du préfet du Rhône aux maires du département (hors agglomération lyonnaise), 30 octobre 1914.

49-A.D.R. 4M8, Minute de lettre du secrétaire général pour la police au secrétaire de l’Union des sociétés d’anciens militaires, 5 mars 1915.