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1914-1918 : La lutte contre le pacifisme clandestin

C) Les conséquences de l’état de siège sur l’action antimilitariste et pacifiste

Les pouvoirs de police exceptionnels confiés à l’armée, notamment les perquisitions de jour et de nuit chez les citoyens, et l’interdiction des publications et réunions jugées de nature à exciter ou entretenir le désordre, enlèvent aux antimilitaristes et aux pacifistes toutes leurs capacités d’expression. 1) Une liberté de réunion fortement limitée

Les autorités lyonnaises, confrontées à la réduction des effectifs de police, ont une interprétation très stricte du concept de « réunions de nature à exciter le désordre ». Le gouverneur militaire de Lyon publie plusieurs arrêtés tout au long de la guerre pour rappeler son autorité en la matière. Le 17 décembre 1915, il prend les dispositions suivantes :

« Art. Premier – Aucune représentation théâtrale ou cinématographique, aucun concert, aucune conférence ou causerie publics ne peuvent avoir lieu sur le territoire de la 14e Région,

qu’après autorisation de l’Autorité Militaire.

Art. II – Toute demande d’autorisation devra être adressée soit à l’Autorité Militaire locale, soit au Gouverneur Militaire de Lyon, commandant la 14e Région et faire connaître l’objet de la

Réunion, son programme et, le cas échéant, le nom du conférencier et le sujet de la conférence. Art. III – À défaut de l’autorisation de l’Autorité Militaire supérieure, les Commandants d’Armes pourront délivrer eux-mêmes cette autorisation dans les conditions spéciales qui leur ont été indiquées par la circulaire en date du 1er novembre 1915, du Gouverneur Militaire de Lyon,

Commandant la 14e Région. […] »50

La circulaire du 1er novembre 1915 dont parle le gouverneur donne des critères très restrictifs

pour les réunions : elle indique qu’elles ne doivent être tolérées que si elles ne sont susceptibles d’occasionner aucun désordre. Surtout, les organisateurs doivent ne pas traiter, directement ou indirectement, de sujets politiques ou religieux, et ne formuler aucune critique envers les actes du gouvernement.51 Dans ces conditions, les meetings antimilitaristes ou pacifistes sont totalement exclus.

Les dossier 4M504 à 4M506 des Archives Départementales du Rhône conservent la trace des demandes d’autorisation des réunions de syndicats pendant la guerre, entre 1916 et 1918 : les autorités tolèrent les assemblées syndicales sous la réserve systématique « qu’il n’y sera traité que de questions ayant un 50-A.D.R. 4M22, Arrêté du gouverneur militaire de Lyon, 17 décembre 1915. (Voir Annexes p. 237)

51-A.D.R. 4M22, Circulaire du gouverneur militaire de Lyon adressée aux généraux, directeurs, chefs de corps de services, et aux préfets de la 14e région, 1er novembre 1915.

caractère d’ordre corporatif ». Le gouverneur militaire délègue assez vite la tâche d’accorder les autorisations, fort répétitive, au secrétaire général pour la police. L’Union des Syndicats perd ainsi pendant toute la guerre sa capacité à organiser une contestation par le biais de meetings publics.

Une autre disposition, qui pourrait paraître anecdotique au premier abord, est le contrôle des horaires d’ouverture des débits de boissons. Des arrêtés sont pris tout au long du conflit. Par exemple, le 12 janvier 1916, le gouverneur militaire publie les dispositions suivantes :

« Article premier – La fréquentation des débits de boissons par les Militaires dans le département du Rhône est réglée comme suit :

Il est interdit de servir, avant 17 heures et après 20 h 30, les sous-officiers et soldats stationnés dans le département du Rhône : les dimanches et jours fériés, la consigne est levée à partir de 10 heures. […]

Art. 3 – Demeure toujours en vigueur l’arrêté du gouverneur militaire de Lyon, commandant la 14e région, en date du 12 novembre 1915, qui interdit de servir à tous militaires,

officiers, sous-officiers ou soldats, des spiritueux autres que ceux prévus audit arrêté. »52

La mesure semble seulement prévenir l’ivresse parmi les troupes en stationnement à Lyon. En réalité, elle a une dimension politique, visible dans certains documents. Il s’agit de soustraire les soldats à l’influence potentielle des petits groupements révolutionnaires et anarchistes : ceux-ci, comme l’ont montré les chapitres I et II de ce mémoire,53 tiennent souvent leurs réunions le soir dans les cafés de

l’agglomération lyonnaise. La limitation des horaires de services aux militaires à 20 h 30 permet ainsi de réduire les contacts entre soldats et révolutionnaires.

La peur du café comme lieu de fraternisation apparaît à quelques occasions. Dans une lettre au secrétaire général pour la police, le gouverneur militaire de Lyon explique en octobre 1915 qu’« il [lui] est journellement rendu compte que des militaires ou des ouvriers métallurgistes, mobilisés dans les usines travaillant pour l’armée, tiennent, dans les lieux publics, cafés, tramways, etc., des propos tendant à critiquer le commandement ou à alarmer l’opinion publique ».54 Il rappelle également en

janvier 1916 que sur les instructions du ministère de la Guerre, « l’autorité militaire reste qualifiée […] pour ordonner le cas échéant la fermeture de débits de boissons ».55 Dès qu’une contestation pacifiste

émerge à Lyon en janvier 1915, les autorités n’hésitent pas à employer cette mesure : alors que des 52-A.D.R. 1M146, Arrêté du gouverneur militaire de Lyon relatif aux débits de boissons, 12 janvier 1916.

53-Voir chapitre I, p. 51 ; chapitre II, p. 96.

54-A.D.R. 4M234, Lettre du gouverneur militaire de Lyon au secrétaire général pour la police, 30 octobre 1915. 55-A.D.R. 4M22, Lettre du gouverneur militaire au préfet du Rhône, 3 janvier 1916.

tracts pacifistes sont découverts chez deux individus à Villefranche, le secrétaire général pour la police demande au gouverneur militaire de faire fermer le débit de boissons que l’un d'entre eux dirige.56

2) La censure de la presse

Les potentiels contestataires ne sont pas seulement privés de la possibilité de s’exprimer dans les réunions publiques : les journaux font aussi l’objet d’une censure sévère. Cette mesure restreint plutôt les capacités d’action du parti socialiste unifié. Si le journal de la Fédération, L’Avenir Socialiste, était endetté de 3 000 francs en 1913,57 et semble avoir disparu, les socialistes disposent encore d’un

relais dans Le Progrès, dont la ligne éditoriale est partagée entre républicains, radicaux et socialistes.58

Or les autorités prennent vite des mesures pour contrôler la diffusion des informations, avant même le début de la guerre. Le ministère de l’Intérieur demande ainsi au préfet, le 26 juillet 1914, de convoquer les directeurs de journaux de son département, afin qu’aucun renseignement sur les mesures prises par les autorités ne soit publié.59 Les directeurs acceptent ces nouvelles règles.60 Le ministère renvoie

d’autres instructions le même jour, pour autoriser les préfets à retarder tous les télégrammes contenant des informations de nature à compromettre la sécurité et la tranquillité publiques.61

Ces restrictions s’accentuent : la nouvelle du bombardement de Lunéville le 3 août par les Allemands oblige le préfet à prendre des dispositions, pour éviter que les magasins allemands de Lyon soient saccagés et leurs propriétaires lynchés par la foule.62 Il explique alors au ministre :

« Cet incident nous a démontré l’absolue nécessité d’empêcher la publication de nouvelles de cette nature. Après en avoir conféré avec le Sénateur Maire de Lyon et avec le Gouverneur Militaire et sur sa demande, j’ai notifié en vertu de l’état de siège aux Directeurs de journaux, agences, gérants de cafés ou d’établissements publics l’avis suivant :

Par décision du gouverneur militaire de Lyon, il est absolument interdit d’afficher ou de publier tout télégramme donnant des nouvelles quelconques de la guerre autres que ceux communiqués par l’autorité militaire ou administrative. »

56-A.D.R. 4M243, Minute de lettre du secrétaire général pour la police au gouverneur militaire de Lyon, 25 janvier 1915. 57-A.D.R. 4M260, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 24 janvier 1913.

58-A.D.R. 4M453, Minute d’état des journaux politiques du département du Rhône, 1914.

59-A.D.R. 4M234, Télégramme du ministère de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur général d’Algérie, 26 juillet 1914.

60-A.D.R. 4M234, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 27 juillet 1914.

61-A.D.R. 4M234, Télégramme du ministère de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur général d’Algérie, 27 juillet 1914.

La volonté de préserver les informations sensibles sur la défense nationale sert de prétexte à une loi adoptée le 5 août 1914. Celle-ci contient plusieurs dispositions politiques. Le ministre de l’Intérieur, dans une circulaire adressée directement aux directeurs de journaux, en résume les dispositions :

« La loi du 5 août 1914 […] interdit de publier toutes informations et tous renseignements autres que ceux communiqués par le Gouvernement ou le Commandement, sur les points essentiels de la Défense Nationale, Opérations de la mobilisation et du transport des troupes et du matériel […], et, ajoute l’article, en général toute information ou article concernant les opérations militaires ou diplomatiques de nature à favoriser l’ennemi et à exercer une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations. »

Le ministre indique que les peines encourues pour les contrevenants peuvent aller jusqu’à cinq ans de prison et 5 000 francs d’amende. Mais les modifications du régime de la presse les plus importantes proviennent encore de la loi sur l’état de siège :

« Aux termes de son article 9, l’autorité militaire a le droit, dans les lieux soumis à “l’état de siège” d’interdire toutes les publications qu’elle juge de nature à exciter ou à entraîner le désordre ; ainsi en vertu de ces pouvoirs de police discrétionnaire, l’autorité militaire peut suspendre toutes les publications qu’elle juge dangereuses.

D’autre part, l’article 3 de la loi sur l’état de siège permet de soumettre à la juridiction du Conseil de Guerre tous les faits portant atteinte à l’ordre et à la paix publique, tels que les provocations par la voie de la presse, les délits de fausses nouvelles, etc. »

L’expression d’opinions antimilitaristes ou pacifistes fait partie, pour les pouvoirs publics, des faits portant atteinte à l’ordre et à la paix publique : la sanction prévue pour les individus qui viendraient à professer de telles idées est donc désormais le passage en conseil de guerre.

À partir du 8 août 1914, les journaux de Lyon font chaque matin un dépôt de leur publication auprès de l’autorité militaire.63 Le gouvernement modifie toutefois assez rapidement les dispositions.

Le ministre de la guerre, Millerand, en septembre 1914, demande à distinguer censure politique et censure militaire : il confie aux représentants du ministre de l’Intérieur, à savoir le préfet et le secrétaire général pour la police, l’examen des articles de journaux relevant de la politique intérieure.64 Le

24 septembre 1914, le préfet explique cette nouvelle situation aux directeurs de journaux, pour qu’ils 63-A.D.R. 1M160, Minute de lettre du préfet du Rhône au chef d’état-major du général d’Amade, au gouverneur militaire de Lyon, au chef d’état-major de la 14e région et au chef d’état-major du commandant supérieur de la Défense, 8 août 1914.

soumettent les articles concernés à M. Josserand, doyen de la faculté de droit, et MM. Cohendy et Pic, professeurs à la même faculté.65 Ces derniers sont choisis pour exercer la censure, par délégation. Le

préfet précise au doyen la manière de procéder :

« Les intentions du Gouvernement sont de laisser à la Presse la plus grande liberté possible, de n’arrêter ou ne toucher que les articles qui tendraient à compromettre ou à porter atteinte à la Défense Nationale par la critique des mesures prises pour l’assurer, ainsi que ceux qui attaqueraient les membres du Gouvernement et ses agents au point de les discréditer devant l’opinion publique et leur enlever ainsi une partie de l’autorité nécessaire à leurs fonctions. »66

3) Les modifications apportées à la liberté de circuler

Une dernière modification aux conséquences importantes est la nouvelle réglementation sur la circulation des Français. Le territoire, après l’invasion allemande, est divisé entre la « zone de l’intérieur », et la « zone des armées ». Les départements frontaliers avec d’autres pays ont également un régime à part. Les dispositions suivantes sont alors prises pour les chemins de fer :

« 1° Zone de l’Intérieur […].

La circulation est complètement libre pour les Français. Par suite, pour les trajets effectués entièrement dans cette zone et quelle que soit la longueur de ces trajets, les voyageurs n’ont pas à se munir de sauf-conduits […].

2° Départements frontières.

Les voyageurs se rendant d’un point de la zone de l’Intérieur dans une localité située dans l’un des départements frontières […], les voyageurs se déplaçant à l’intérieur de ces départements frontières et ceux allant d’un point situé dans un département frontière à un autre point de la zone de l’Intérieur, doivent être munis d’un sauf-conduit, quelle que soit la distance à parcourir. »67

Pour se rendre dans la zone des armées, des sauf-conduits sont également indispensables. Les pouvoirs publics réglementent donc désormais les entrées et les sorties du territoire français de chaque individu. Cela leur permet assez rapidement d’empêcher toute reprise des relations internationales, lorsque les pacifistes français tentent de participer à des conférences tenues en Suisse.

65-A.D.R. 1M160, Minute de lettre du préfet du Rhône aux directeurs de journaux de Lyon, 24 septembre 1914. 66-A.D.R. 1M160, Minute de lettre du préfet du Rhône au doyen de la faculté de droit, 24 septembre 1914.

67-A.D.R. 4M22, Résumé du secrétaire général pour la police des instructions ministérielles relatives à la réglementation sur la circulation des Français dans la zone de l’intérieur et dans la zone des armées, 6 avril 1915.

II – Le mouvement pacifiste à Lyon pendant la Première Guerre mondiale

L’antimilitarisme et le pacifisme éteints provisoirement par l’Union sacrée se ravivent assez rapidement à Lyon : deux courants pacifistes émergent au sein de l’Union des Syndicats et de la Fédération unifiée du Rhône. Ils sont cependant minoritaires au sein des instances nationales de la C.G.T. et de la S.F.I.O. : ils tentent donc tant bien que mal d’infléchir le point de vue des dirigeants ralliés à l’Union sacrée, ou de les remplacer. Ces difficultés entraînent alors, fait inconcevable avant le conflit, une alliance entre unifiés et anarcho-syndicalistes lyonnais, à partir de 1916.

L’utilisation du terme antimilitarisme devient moins fréquente : l’entente entre syndicalistes et socialistes se fait autour de l’idée d’une reprise des relations internationales. La critique de l’armée n’est plus une priorité. Les autorités ne s’y trompent pas : dès février 1915, le commissaire spécial de la préfecture distingue les « menées antimilitaristes » ou « contre la guerre ». Parlant de l’Union des Syndicats, il explique qu’elle est la seule organisation à pouvoir « créer un courant d’opinion et d’agitation dans la classe ouvrière » ; mais « la seule initiative prise par ce groupement a été le vote d’un ordre du jour en faveur de la paix qui a été adressé à de nombreuses organisations ouvrières du territoire ».68 La raréfaction des « menées antimilitaristes » amène donc les acteurs lyonnais à parler

plutôt de « pacifisme » : ce terme recouvre désormais aussi les mouvements qui étaient qualifiés d’antimilitaristes avant 1914, à savoir l’Union des Syndicats et les petits groupements anarchistes.