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1914-1918 : La lutte contre le pacifisme clandestin

A) L’échec de la contestation de la mobilisation

1) Le ralliement rapide des socialistes lyonnais à l’Union sacrée

Le 27 juillet 1914, en raison de la tension qui règne en Europe, après l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, le conseil municipal de Lyon se réunit en séance exceptionnelle. Les radicaux, les socialistes unifiés, et tous les conseillers municipaux, votent à l’unanimité un vœu présenté par le conseiller unifié Legouhy.1 Il demande que le gouvernement « s’emploie à limiter le conflit et, par son

activité pacifique, à maintenir avec la paix de l’Europe la renommée de la France démocratique ».2

Même après la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie le 28, Herriot explique que « dans une pareille situation, le devoir évident des pouvoirs publics est de n’épargner aucun effort pour assurer le maintien de la paix ».3 La Fédération unifiée du Rhône, dirigée depuis les élections législatives de 1914

par les députés Rognon, Voillot et Manus, décide alors d’organiser une manifestation le 30 juillet au soir, sur la place Bellecour : fidèle à ses habitudes, elle fait apposer une affiche qui réclame que les participants soient aussi pacifiques que possible. Le placard en question porte au verso un manifeste des socialistes allemands appelant à la paix :4 les unifiés lyonnais comptent encore sur une entente

internationale pour empêcher une conflagration générale.

1-A.D.R. 4M234, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 30 juillet 1914. 2-A.D.R. 4M234, Journal inconnu, « Le conseil municipal et le conflit austro-serbe », 27 juillet 1914. 3-A.D.R. 4M234, Avis à la population du maire de Lyon, 29 juillet 1914.

Le préfet, qui envisage la présence de plusieurs milliers de personnes, tolère la manifestation. Il ne veut pas recourir au concours de l’armée en de telles circonstances. Il convie les organisateurs afin de leur dire sa désapprobation : il les engage à manifester pacifiquement et à faire en sorte que la foule se disperse d’elle-même une fois la protestation terminée, ce qu’ils acceptent. Par précaution, il fait tout de même consigner deux compagnies d’infanterie et deux escadrons de cavalerie à Lyon. L’absence de rapport laisse penser que les socialistes n’ont finalement provoqué aucun trouble à l’ordre public.

Cette initiative est la seule prise par les unifiés pour tenter d’empêcher la guerre. Le 31 juillet, Jaurès est assassiné. Cet « abominable forfait », pour reprendre les mots du président du Conseil René Viviani, qui compte « sur le patriotisme de la classe ouvrière »,5 entraîne la fin de l’agitation pour la

paix. Un article du Nouvelliste (journal réactionnaire lyonnais) affirme que Jaurès aurait été frappé alors qu’il déclarait que le moment était venu pour ses amis « de lever la crosse en l’air » (de ne pas répondre à l’ordre de mobilisation). Mais les principaux dirigeants, élus et militants de la Fédération unifiée du Rhône, réunis le 1er août 1914, « [décident] de s’opposer à toute manifestation ou réunion

jusqu’à nouvel ordre », « en raison de la gravité de la situation extérieure et pour ne pas donner aux réactionnaires l’occasion de faire une contre-manifestation ».6 Après la déclaration de guerre de

l’Allemagne à la France le 3 août, les socialistes se rallient à l’Union sacrée. Le conseiller général Moutet, qui faisait campagne pour récupérer le siège de député de Marietton, décédé plus tôt dans l’année, interrompt toute agitation électorale.7 Il remporte les élections partielles deux jours plus tard.8

2) Les syndicalistes lyonnais et l’échec de la grève générale

L’Union des Syndicats du Rhône, conformément à son orientation révolutionnaire, essaie de déclencher la grève générale afin d’empêcher toute mobilisation. Dès le 20 juillet, Million, désormais secrétaire de l’Union, convoque les représentants des syndicats, afin de protester contre la guerre imminente. Deux solutions sont présentées, un grand meeting ou la grève générale :

« Après une discussion animée, les militants persuadés qu’un meeting ou toute manifestation dans la rue serait interdit par l’Administration, [s’arrêtent] à la grève générale. […] La journée de jeudi est choisie [le 23 juillet], après un vote qui donne 28 oui, 17 non et deux abstentions, celles des syndicats importants de l’O.T.L. et de l’Éclairage.

5-A.D.R. 1M143, Proclamation du président du Conseil, 1er août 1914.

6-A.D.R. 1M143, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 1er août 1914.

7-A.D.R. 1M143, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 8 août 1914.

Au sujet de la publicité à donner à cette mesure, Million fait connaître que la grève générale sera annoncée au moyen d’affiches, de tracts et de papillons ; mais si la mobilisation devait avoir lieu avant jeudi, Million annonce que l’Union des Syndicats donnera le signal, et invitera les secrétaires des organisations ouvrières à faire le nécessaire pour que tout travail cesse immédiatement.

De la discussion, il ressort nettement que le projet d’une grève générale dans les circonstances présentes n’a pas rencontré parmi les syndicats l’enthousiasme sur lequel comptaient les organisateurs de la réunion ; l’accueil fait à cette proposition a été très froid. […] »9

Les projets des syndicalistes lyonnais sont un échec. Le 29 juillet, l’Union fait apposer une affiche « Contre la Guerre », qui appelle à « déserter en masse les usines, les chantiers et les magasins ». Le préfet la fait lacérer. L’Union tente d’organiser une manifestation le soir, rue de la République, mais, là encore, l’autorité préfectorale la fait interdire.10 Un projet de cortège est présenté

par la Bourse du Travail le 29 juillet, pour le 2 août : il doit réunir socialistes unifiés et Union des Syndicats.11 Mais l’abstention des socialistes après la mort de Jaurès, puis le ralliement de la C.G.T. à

l’Union sacrée le 4 août, ont définitivement raison des volontés de protestation des syndicalistes. 3) L’approche mesurée des autorités face à l’Union sacrée

a) Une mobilisation réussie

Après tous leurs préparatifs pour protéger la mobilisation, les pouvoirs publics sont presque pris au dépourvu par la faible contestation. Face à la « bonne volonté » des mouvements de gauche, ils renoncent à une répression prévue de longue date. Les pouvoirs nationaux laissent le préfet du Rhône juge des mesures à prendre vis-à-vis des socialistes, syndicalistes et anarchistes. Dans un télégramme du 30 juillet, le ministre de l’Intérieur recommande de tolérer les manifestations socialistes et d’interdire les meetings de la C.G.T. ou du « parti anarchiste », mais termine en disant que l’autorité préfectorale « doit apprécier les mesures à prendre d’après les circonstances locales, l’état des esprits et la qualité des organisateurs ».12 Alors que le ministère lui a demandé de rendre compte deux fois par

jour de la situation lyonnaise,13 le préfet rend compte le 2 août des faits suivants :

9-A.D.R. 4M234, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 21 juillet 1914.

10-A.D.R. 4M234, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 29 juillet 1914. 11-A.D.R. 4M234, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 29 juillet 1914.

12-A.D.R. 4M234, Télégramme du ministère de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur général d’Algérie, 30 juillet 1914.

13-A.D.R. 1M143, Télégramme-circulaire du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale adressé aux préfets de France, 2 août 1914.

« L’ordre de mobilisation a été accueilli, par la population tout entière avec le plus grand calme, une certaine gravité, et une résolution très ferme. […]

Tous les partis, des plus modérés aux plus avancés, se sont groupés et fondus dans une commune pensée en vue de la défense de la Patrie. Les socialistes unifiés notamment observent une attitude parfaite et leurs dirigeants donnent l’exemple de l’abnégation et prêchent l’accomplissement intégral du devoir patriotique. […]

La mobilisation se poursuit avec rapidité, ordre et méthode et dans le calme le plus parfait. M. le Maire de Lyon et moi-même gardons un contact permanent et prenons, d’accord avec l’autorité militaire, toutes les mesures qui nous paraissent utiles pour faire face aux évènements. »14

La mobilisation se déroule parfaitement, malgré les craintes antérieures des autorités. Le 5 août, le préfet note que « l’état d’esprit est excellent » : après la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne le 4 août, le consul britannique aurait même été porté en triomphe par une foule dans la rue de la République, là même où l’Union des Syndicats souhaitait manifester pour la paix la semaine précédente.15 Le 6 août, le 14e corps d’armée commence à partir vers la frontière.16 Le 10 août, le préfet

explique que « la mobilisation continue à s’effectuer avec rapidité et dans le plus grand ordre ».17

b) Un carnet B mis de côté

L’absence totale de problèmes amène les autorités à renoncer à l’emploi du carnet B, sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur, Louis Malvy.18 Certains documents démontrent que cette

décision a été prise au dernier moment : les minutes des mandats d’arrêt pour les inscrits étaient prêtes à être envoyées et ont été conservées. Celle de l’anarchiste Frédéric Frimat prend la forme suivante :

« Nous, Préfet du Rhône,

Vu les renseignements à nous parvenus, desquels il résulte contre le nommé Frimat Frédéric, demeurant à Lyon, 153 boulevard de la Croix-Rousse, inculpation d’infraction à l’article 265 du Code pénal modifié par la loi du 18 décembre 1893 [à savoir l’association ou l’entente en vue de la préparation d’un crime contre les personnes ou les biens] ;

Vu l’article 10 du Code d’instruction criminelle ;

14-A.D.R. 1M143, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur et à la direction de la Sûreté Générale, 2 août 1914.

15-A.D.R. 1M143, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 5 août 1914. 16-A.D.R. 1M143, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 6 août 1914. 17-A.D.R. 1M143, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 10 août 1914.

18-Jean-Jacques BECKER, Le carnet B; les pouvoirs publics et l'antimilitarisme avant la guerre de 1914, Paris,

Mandons et ordonnons à M. le Commissaire de police de la Croix-Rousse à Lyon, ou tout autre en cas d’empêchement, de se transporter à l’adresse sus-indiquée, et partout où besoin sera, à l’effet d’y rechercher et saisir tous objets d’origine suspecte ou paraissant susceptibles d’examen, lesquels seront déposés à la Préfecture ;

Mandons, en outre, de mettre le susnommé en état d’arrestation ;

Requérons tous agents de la force publique de prêter main-forte à l’exécution du présent mandant, lequel devra, après notification, rester annexé au procès-verbal constatant l’opération. »19

Les mandats concernent toute l’agglomération lyonnaise : entre autres, Henri Bécirard à Villeurbanne, Pierre Toti à la Part-Dieu et Joseph Laplanche dans le quartier des Brotteaux. 171 gardes sont prévus pour l’opération, trente dans les quartiers où la présence antimilitariste est la plus forte, à Villeurbanne et à la Guillotière.20 Une note résume le « dispositif d’exécution prévu » :

« 1° Convoquer tous les commissaires de quartiers, commissaire spécial, chef de la Sûreté, commandant des gardiens de la paix, à la préfecture ;

2° Aviser les prisons des prisonniers à recevoir (80 environ) ; 3° Faire signer les mandats d’arrêt et de perquisition ;

4° Envoyer au commandant de la gendarmerie les mandats concernant l’extérieur [de l’agglomération lyonnaise] ;

5° Envoyer au commandant des gardiens de la paix la liste des gardes à fournir ;

6° Donner les instructions aux commissaires de police pour les arrestations et les perquisitions, remettre les mandats […] ;

7° Faire constituer un renfort de gardes cyclistes à la préfecture ; 8° Donner des instructions aux 2 voitures des services de police ;

9° Prévoir l’escorte des voitures et la garde de la salle de dépôt à la préfecture. »21

Malgré toute cette préparation, l’adhésion du parti unifié et des associations syndicales à l’Union sacrée convainc le ministre Malvy de renoncer à l’exécution du dispositif : le 2 août 1914, le préfet explique que « suivant [ses] instructions, [il n’a] fait procéder ce matin, qu’aux seules arrestations d’anarchistes étrangers [qu’il lui] a paru utile de mettre hors d’état de nuire ».22

19-A.D.R. 4M301, Minute de mandat de perquisition et d’amener de Frédéric Frimat, non datée. 20-A.D.R. 4M301, Note de la préfecture, non datée.

21-A.D.R. 4M301, Note de la préfecture, non datée.

22-A.D.R. 1M143, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur et à la direction de la Sûreté Générale, 2 août 1914.