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1914-1918 : La lutte contre le pacifisme clandestin

A) La construction du pacifisme « dangereux »

1) 1915-1916 : le pacifisme « boiteux »

a) Préserver le moral des populations

Au début du conflit, les pouvoirs publics se préoccupent beaucoup de réprimer les « fausses nouvelles » et le défaitisme, condamnables au titre de la loi sur l’état de siège, car « portant atteinte à l’ordre et à la paix publique ».252 La justification qui sous-tend leur répression est la préservation du

moral des populations. Le ministre de la Guerre, au début du conflit, explique ceci :

« Les fausses nouvelles, toujours fâcheuses, sont périlleuses en temps de guerre. L’opinion publique, si calme qu’elle soit, doit être ménagée. Une information inexacte, soit en bien soit en mal, et le démenti qui en est la conséquence, la soumettent à des chocs successifs qui ne peuvent qu’affaiblir le moral de la nation. »253

Les autorités nationales ne cessent d’exiger pendant la guerre des rapports sur l’état moral des départements. En décembre 1916, par exemple, le ministère de l’Intérieur demande aux préfets de le renseigner sur tous les incidents de nature à compromettre l’ordre public et la sécurité nationale, ainsi que sur l’état moral de la population. Fait assez révélateur, avec la progression du conflit, le ministre exige, au-delà de la simple recherche « des individus suspects ou porteurs de nouvelles susceptibles de répandre l’inquiétude dans le pays », de tout faire pour combattre la propagande pacifiste.254

251-A.D.R. 1M144, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 24 mai 1915.

252-A.D.R. 1M160, Circulaire du ministère de la Guerre adressée aux directeurs de journaux, vers août 1914. 253-Ibid.

254-A.D.R. 4M234, Télégramme-circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur général d’Alger, 2 décembre 1916.

Dès février 1915, des cartes postales catholiques « Pour la Paix » sont expédiées partout en France : l’Intérieur s’inquiète de potentielles « manœuvres [encore] plus caractérisées », qui pourraient « exercer une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations ».255

b) La « paix boiteuse » et la « paix victorieuse »

Pour réprimer le pacifisme, les autorités cherchent d’abord à démontrer qu’il affecte le moral des populations, tout comme les fausses nouvelles, ce qui est loin d’être une évidence. Elles sont donc obligées d’élaborer un discours qui fait des anarcho-syndicalistes et socialistes les avocats d’une mauvaise paix, contraire aux intérêts de la nation car sapant les fondements d’une paix « juste ».

Cette dichotomie bonne paix/mauvaise paix est sensible dès le début du conflit. En janvier 1915, l’Intérieur demande de faire saisir des semaines religieuses reproduisant un décret du Pape, qui institue des prières pour la paix.256 Mais le ministre, apprenant que les publications

catholiques font suivre le décret d’un commentaire, expliquant que la paix désirable peut être pour la France une paix victorieuse basée sur la justice et le triomphe du droit, « ne voit aucun inconvénient à la publication de ce document ».257 Si les autorités interdisent les conférences pacifistes des

syndicalistes et socialistes, les réunions qui se trouvent du côté de la « paix » désirée par les autorités, à savoir l’écrasement de l’Allemagne, sont autorisées. En février 1915, une conférence de Daniel Blumenthal, ancien maire de Colmar et ancien député au Reichstag, sur « ce que doit être la paix », a lieu à Lyon : la ligue nationale française de défense industrielle et commerciale, qui l’organise, veut même inviter le préfet.258 En novembre 1915, alors que Calzan et Cuminal commencent leur campagne

pacifiste, le préfet prévient qu’ils risquent de se faire « les protagonistes d’une paix boiteuse ».259 Il

emploie de nouveau cette expression en décembre 1915, à propos des députés Voillot et Manus.260 Au

contraire, en février 1916, à une demande de l’Intérieur sur l’état moral du département, le préfet répond que l’état d’esprit est excellent : les populations veulent une « paix victorieuse ».261

255-A.D.R. 4M243, Circulaire du ministère de l’Intérieur adressée au gouverneur général d’Algérie, au préfet de police et aux préfets de départements, 22 février 1915.

256-A.D.R. 4M243, Télégramme du ministère de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur général d’Alger, 30 janvier 1915.

257-A.D.R. 4M243, Télégramme du ministère de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur général d’Alger, début février 1915.

258-A.D.R. 1M144, Lettre de la ligue nationale française de défense industrielle et commerciale au préfet du Rhône, 13 février 1915.

259-A.D.R. 4M234, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 26 novembre 1915. 260-A.D.R. 4M234, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 21 décembre 1915. 261-A.D.R. 4M234, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 19 mars 1916.

Les autorités jouent pleinement du sentiment anti-allemand existant en France : par exemple, le secrétaire général pour la police, à une demande de la « ligue anti-germanique » d’assister à une conférence intitulée « la justification de l’anti-germanisme », sous la présidence d’honneur d’Herriot, répond qu’il viendra volontiers si le service ne l’en empêche pas.262 Les demandes des anarcho-

syndicalistes et socialistes lyonnais, qui réclament dans leurs tracts une paix « sans annexions, sans conquêtes, sans indemnités », permettent aux pouvoirs publics de faire passer les pacifistes pour des traîtres à la cause nationale. Ceux-ci ne sont pas dupes de ces stratégies, et dénoncent les « bourreurs de crânes » qui empêchent de mettre fin à « l’horrible carnage ».263

c) Une « cinquième colonne » allemande ?

Avec l’enlisement du conflit, les discours des autorités se font de plus en plus péremptoires. En juillet 1915, l’Intérieur renouvelle ses instructions aux préfets à propos des fausses nouvelles. Le ministre demande alors de « réprimer de la façon la plus énergique des agissements qui revêtent le caractère de véritables crimes contre la patrie ». Il dit que les porteurs de fausses nouvelles « se font plus ou moins inconsciemment les auxiliaires de nos ennemis », en empêchant « de créer partout une atmosphère de confiance que la situation actuelle justifie d’une façon absolue ».264 Plus loin, il ajoute

encore que « c’est trahir le pays que de contribuer à l’énerver et l’inquiéter en répandant des bruits que nos adversaires ont intérêt à propager ».

Peu à peu, l’idée d’un « ennemi intérieur » est mise en avant, la peur de l’espionnage aidant : les dossiers 4M362, 4M363 et 4M821 conservent pour la période de la guerre des centaines de signalements « d’individus suspects », et de pertes de papiers d’identité, qui pourraient être utilisés par des agents allemands. En juillet 1915, le commissaire spécial explique qu’« il est indéniable que les fausses nouvelles pessimistes sont répandues en partie par nos ennemis malgré toutes les précautions prises à la frontière et à l’intérieur. Mais j’estime que cette source est d’un rendement insuffisant pour justifier la recrudescence constatée depuis quelque temps. La principale source est chez nous ».265 Pour

l’instant, il se contente toutefois d’incriminer les individus déçus par les prévisions trop optimistes du début de la guerre, ainsi que les soldats en permission, qui peuvent parler librement sans la censure. 262-A.D.R. 4M504, Minute de lettre du secrétaire général pour la police à la ligue nationale de défense des intérêts français, 20 juillet 1916.

263-A.D.R. 4M243, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 20 mai 1917.

264-A.D.R. 1M145, Télégramme-circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur d’Alger, 13 juillet 1915.

2) 1917-1918 : le pacifisme, une importation russe et allemande

Les évènements de 1917 et 1918 poussent les pouvoirs publics à franchir un cap, en assimilant le pacifisme non plus à une menace au moral des populations, mais à une trahison au profit de l’ennemi et à une importation étrangère.

a) Le pacifisme russe ou l’importation bolchevique

Après la révolution russe de février 1917, le commissaire spécial, à l’occasion d’une réunion d’un comité russe de Lyon, enquête sur les Russes habitant dans l’agglomération. Si certains d’entre eux ont « des tendances nettement révolutionnaires », le dirigeant du groupement, M. Sissoyef, demande à ce que « la guerre soit continuée contre l’Allemagne jusqu’à la victoire »,266 ce qui rassure

les autorités. Mais le ministère de la Guerre, s’inquiète de l’orientation de plus en plus révolutionnaire du pouvoir russe : il envoie une circulaire en septembre 1917, où il explique que des soldats russes se livreraient dans les gares à une propagande révolutionnaire et pacifiste.267 Il demande à faire surveiller

les soldats autant que possible et à arrêter les éventuels militaires pris sur le fait. En décembre 1917, un télégramme de l’Intérieur explique que des soldats russes, employés comme travailleurs après la paix de Brest-Litovsk, feraient de la propagande pacifiste auprès des populations.268

La suite des évènements démontre l’exagération de la « menace » russe par les autorités : le secrétaire général pour la police demande une enquête sur les soldats russes du département.269 Le

commissaire spécial n’en repère qu’un seul groupe dans le Rhône, caserné au fort Montluc, utilisé « comme main-d’œuvre par le Magasin Général et dont l’effectif s’élève à environ 40 unités ». Le préfet explique au ministre de l’Intérieur, « que la majorité sinon la totalité des soldats russes […] [professent] des opinions pacifistes ». Un dénommé Taschkinoff, soldat russe ayant accepté de combattre pour la France, rapporte à propos de ses compatriotes qu’« ils se « [déclarent] ouvertement partisans de Lénine et se [félicitent] du triomphe de ce dernier ». Ce militaire, selon le préfet, a « la conviction absolue » qu’ils se livrent « à une propagande révolutionnaire auprès de ceux, militaires ou civils, qui les approchent dans les Ateliers de l’Intendance ».270

266-A.D.R. 4M302, Lettre du commissaire spécial de la préfecture au secrétaire général pour la police, 30 mars 1917. 267-A.D.R. 4M243, Télégramme-circulaire du ministère de la Guerre aux gouverneurs militaires de Paris et de Lyon, aux généraux commandant les régions 3 à 13, 15 à 18, 20 et 21, 12 septembre 1917.

268-A.D.R. 4M243, Télégramme-circulaire du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale aux préfets de France.

269-A.D.R. 4M243, Note du secrétariat général pour la police, 13 décembre 1917.

270-A.D.R. 4M243, Minute de lettre du préfet au ministère de l’Intérieur et à la direction de la Sûreté Générale, 18 décembre 1917.

Deux éléments viennent totalement remettre en question cette enquête à charge : le préfet relève lui-même que les soldats concernés ont « une ignorance presque absolue de la langue française », ce qui ne faciliterait pas vraiment leur « propagande ». L’adjudant Pity, interprète en charge des soldats, déclare en plus qu’« il [n’a] jamais surpris aucun commentaire ou propos pacifiste chez les Russes dont il a la surveillance ».271 Malgré tout, le préfet demande « l’éloignement non seulement de Lyon, mais de

toute agglomération ouvrière les soldats russes dont il s’agit, dont l’état d’esprit est dangereux ». À plusieurs reprises, lorsque des soldats russes se retrouvent stationnés à Lyon, des mesures sont prises pour éviter l’influence « bolchevique ». En août 1918, le lieutenant-colonel Metz, de la Légion étrangère, demande au secrétaire général pour la police, à l’occasion de l’arrivée d’un détachement de 158 engagés volontaires russes à Lyon, de bien vouloir prendre « les mesures de police envisagées pour mettre ces légionnaires à l’abri des mauvais conseils des éléments russes plus ou moins suspects, au point de vue national, en résidence à Lyon ».272

b) Le pacifisme d’importation allemande

Avant d’entamer cette partie, il convient d’abord de préciser que l’utilisation de tracts défaitistes par les Allemands est avérée. Dès janvier et février 1915, un tract intitulé « aux soldats », qui parle de « nos canonnières » en décrivant le bombardement allemand des côtes anglaises, demande ainsi aux Français de renoncer à la guerre, dans laquelle il n’y aurait aucune espérance de vaincre.273

Mais dans les nombreux tracts distribués à Lyon pendant la guerre, ces exemples restent relativement rares, par rapport aux tracts pacifistes des anarcho-syndicalistes et socialistes. Les pouvoirs publics ne résistent toutefois pas à la tentation d’une généralisation abusive, en affirmant progressivement que le pacifisme est une importation allemande. En avril 1916, le commissaire spécial relève une rumeur sur le secrétaire de la Fédération unifiée socialiste, Calzan :

« On fait courir un bruit que seul M. l’Inspecteur d’Académie pourrait contrôler. Il paraîtrait que M. le Maire de Lyon aurait reçu des plaintes de quelques pères de famille concernant le professeur Calzan. Pendant un certain temps, il aurait donné à commenter à ses élèves le communiqué quotidien de l’État-Major allemand relevé sur les journaux suisses. »274

271-A.D.R. 4M243, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 18 décembre 1917.

272-A.D.R. 4M302, Lettre du lieutenant-colonel Metz, commandant le dépôt du régiment de marche de la Légion étrangère, au secrétaire général pour la police, 2 août 1918.

273-A.D.R. 4M243, Minute de circulaire du secrétaire général aux commissaires de police du département, au sous-préfet de Villefranche et au commandant des gardiens de la paix, 14 février 1915.

En septembre 1916, le ministre de l’Intérieur n’hésite plus à qualifier la propagande pacifiste de « criminelle dans les circonstances actuelles », car elle risque d’« affaiblir la force de résistance du pays et sa volonté de vaincre en semant le découragement et en affaiblissant la confiance plus que jamais nécessaire et justifiée ».275 Mais après les mutineries du printemps 1917 dans l’armée française,

attribuées en partie à l’influence pacifiste dans les rangs,276 les pouvoirs publics abandonnent les

insinuations pour des accusations directes de collusion avec l’ennemi. Le 4 juillet 1917, le ministre de l’Intérieur écrit :

« Je suis informé que l’ennemi cherche à tenter une action de propagande pacifiste dans notre pays et que dans ce but il compte recourir aux moyens suivants : prendre contact avec les groupements révolutionnaires ; envoyer dans nos usines des individus appropriés ; faire imprimer et circuler des tracts plus spécialement sous forme de feuilles volantes. Il importe que ces manœuvres soient déjouées à tout prix. »277

Le ministre renvoie deux jours plus tard un télégramme expliquant qu’un bruit propagé par des meneurs pacifistes circulerait sur le front : un mouvement séditieux aurait lieu en août, pendant une grève générale de la métallurgie.278 Alors qu’en février 1918, les directeurs de journaux de Lyon

reçoivent des tracts pacifistes par courrier, le préfet estime qu’ils « n’ont pas dû être imprimés en France parce que les caractères d’impression employés […] n’y sont pas d’usage courant et qu’il serait impossible, à l’heure actuelle, de se procurer le papier du petit tract qui est hors de prix ».279 À

l’occasion du passage en conseil de guerre de plusieurs pacifistes lyonnais pour distribution de tracts, l’avocat même des accusés, M. Bontemps, estime que l’auteur principal, Vial, qui n’a pu être arrêté, est « un agent provocateur de l’Allemagne ».280 Les syndicalistes sont conscients des discours élaborés à

leur encontre : une lettre du secrétaire du Comité de Défense Syndicaliste de Paris, Vallet, adressée à Garin, secrétaire du syndicat de la métallurgie lyonnais, mentionne un manifeste intitulé « À l’opinion publique ». Celui-ci proteste contre les accusations d’intelligence avec l’ennemi du gouvernement.281

275-A.D.R. 4M260, Copie de télégramme-circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, 6 septembre 1916.

276-Denis ROLLAND, La Grève des tranchées. Les mutineries de 1917, Imago, Paris, 2005, p. 331.

277-A.D.R. 4M243, Circulaire du préfet du Rhône adressée aux commissaires spéciaux et de police du département, 13 juillet 1917.

278-A.D.R. 1M149 Télégramme du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale aux préfets de France, 6 juillet 1917.

279-A.D.R. 4M268, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 10 février 1918. 280-A.D.R. 4M260, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 9 mars 1918.

En mai 1918, un certain Llense, dactylographe au bureau du Parc d’organisation militaire de Lyon, est poursuivi pour avoir volé des documents et les avoir fournis à l’ennemi. Le préfet affirme alors de manière péremptoire au ministère de l’Intérieur qu’il se serait aussi « fait agent de propagande défaitiste en France », car « le Chef de la Sûreté ayant eu à connaître de l’envoi sous plis des lettres et placards, répandus à Lyon au début de l’année, et imprimés à Barcelone, a aperçu une corrélation entre un voyage de Llense à Cerbère et la diffusion de ces factums ».282 Mais la partie du conseil de guerre

relative à la « provocation de militaires à la désobéissance » par les tracts, malgré ce que le préfet présente comme des aveux, se solde sur un non-lieu. La période regorge d’exemples du même genre. Moutet, qu’on peut difficilement soupçonner d’être pacifiste vu son parcours pendant la guerre, explique ainsi à propos de la répression des mouvements de grève dans la Loire en 1918 :

« Il est certain qu’au moment où le gouvernement cherchait la trahison, moins pour en préserver le pays que pour l’exploiter par le scandale dans son intérêt politique, il avait organisé autour de l’affaire de Saint-Étienne toute une publicité savamment montée pour démontrer que les mouvements ouvriers étaient d’origine allemande, tout cela aboutissant à l’un des plus beaux ‘fours’ policiers qu’on ait pu constater depuis longtemps. »283