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1914-1918 : La lutte contre le pacifisme clandestin

B) Empêcher les pacifistes d’échanger

La volonté des pacifistes de rétablir les relations internationales par le biais de conférences en Suisse, ainsi que la supposée « importation » du pacifisme en France, amènent les autorités à empêcher les échanges entre les tenants du mouvement internationaliste. Le fait de ne pas délivrer de passeports pour l’étanger aux leaders pacifistes est une méthode employée ponctuellement. Mais il existe encore d’autres moyens de limiter les contacts.

1) Le contrôle des journaux étrangers

Les autorités utilisent tout au long de la guerre le pouvoir de censure conféré par l’état de siège pour empêcher l’entrée sur le territoire des journaux et manifestes pacifistes étrangers. Une lettre du 29 avril 1915 du ministre de la Guerre au gouverneur militaire de Lyon, précise très exactement le régime applicable aux journaux étrangers : les journaux des pays neutres, comme la Suisse, peuvent 282-A.D.R. 4M243, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur et à la Direction de la Sûreté Générale, 10 mai 1918.

283-A.D.R. 4M243, L’Humanité (semblablement), « L’Affaire de Saint-Étienne. Une lettre de M. Moutet », vers le 2 juillet 1918.

être saisis à la frontière, sur un simple avis d’agents diplomatiques ou consulaires français ; l’entrée des journaux des pays ennemis est, elle, absolument interdite par un décret du 27 septembre 1914. Si les douanes devaient en saisir, elles seraient tenues de les détruire immédiatement, en dehors de quelques exemplaires envoyés au ministère de la Guerre et à la Sûreté Générale.284

Dès février 1915, le secrétaire général pour la police fait saisir à Lyon deux brochures intitulées « l’unique moyen de salut, une fédération des États d’Europe », par le Dr. Nico Van Suchtelen, et la seconde « aux citoyens des États belligérants », par G. Heymans. Ces deux manifestes proviennent d’une publication, La Fédération Européenne, envoyée de Hollande à tous les journaux de Lyon.285 En

juillet 1915, le préfet explique au ministre de l’Intérieur que « l’entrée libre en France de quelques journaux Suisses, qui se vendent par centaines à Lyon, en permettant à leurs lecteurs de rapprocher les communiqués des armées belligérantes est encore une cause d’interprétations diverses, de méditations et de doutes ».286

En décembre 1916, le ministère de l’Intérieur fait interdire l’entrée sur le territoire et demande la saisie des brochures suivantes :

1° Le Mouvement Pacifiste, organe du bureau international de la paix, revue éditée à Berne ; 2° La Revue Pro Lituania, éditée à Lausanne ;

3° Le Journal Espagnol Correspondancia de Espana ;

4° Le journal Volksblatt Vom Hornli publié en langue allemande à Eschlikon (Suisse) ;

5° Une circulaire intitulée « Organisation centrale pour une paix durable, congrès international d’études Berne La Haye » ;

6° Une brochure intitulée « Ma Captivité en France, récit d’une prisonnière de guerre née Française », éditée à Strasbourg chez R.Schultz et Cie.287

À partir du 1er août 1917, les pouvoirs arrêtent toutes les publications suisses sans exception.

L’Intérieur envoie aux commissaires des départements frontaliers avec la Suisse ce télégramme : « Le ministre de la Guerre a donné l’ordre aux généraux commandant les régions d’arrêter à l’entrée en France à partir du 1er septembre 1917 les journaux suisses à cinq centimes. Veuillez prendre les

dispositions en ce qui vous concerne pour assurer l’exécution de cette décision. »288

284-A.D.R. 1M144, Lettre du ministère de la Guerre au gouverneur militaire de Lyon, 29 avril 1915.

285-A.D.R. 4M243, Minute de télégramme du secrétaire général pour la police à la direction de la Sûreté Générale, 12 février 1915.

286-A.D.R. 1M145, Minute de lettre du préfet au ministère de l’Intérieur, 15 juillet 1915.

287-A.D.R. 1M160, Télégramme du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur général d’Algérie et au ministre de la Guerre, vers le 9 décembre 1916. 288-A.D.R. 4M243, Télégramme-circulaire du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale aux commissaires spéciaux, en communication aux préfets des départements frontaliers de la Suisse, 1er août 1917.

2) La surveillance individuelle et le contrôle du courrier

a) Le contrôle du courrier

Une grande partie de la surveillance du mouvement pacifiste, notamment syndicaliste, s’exerce par le contrôle du courrier. Celui-ci permet de tenir les autorités au courant des projets pacifistes, mais aussi de retarder, voir retenir complètement la correspondance des militants.

Au départ, la mesure n’est pas systématique : en mars 1915, le secrétaire général pour la police explique ainsi à l’Intérieur avoir fait retenir une lettre adressée à Bécirard, par un certain Manatte de la C.G.T.. Il en envoie une photographie et demande « si elle doit être remise à l’intéressé » ou au ministère.289 L’Intérieur finit par exiger l’original.290 Ce contrôle touche rapidement les échanges entre

les secrétaires de l’Union des Syndicats, Bécirard et Charpillon, et Merrheim. Ce dernier explique que quelqu’un lui a révélé que tous leurs échanges sont arrêtés : « Les facteurs ont, en plus, reçu l’ordre de ne distribuer aucune de nos lettres avant de les avoir remises à leur chef. Ce dernier les leur remet […] quand elles ont été lues. »291 Charpillon s’entend alors Merrheim pour lui faire parvenir les lettres par

l’intermédiaire d’une tierce personne.292 Un jeu du chat et de la souris s’engage entre pacifistes et

autorités, au fur et à mesure que les adresses intermédiaires sont découvertes : en juillet 1915, la police découvre par exemple que c’est Ratgris-Roulet qui réceptionne le courrier de Bécirard et Charpillon.293

Les premières instructions officielles dans les sources ne datent que de janvier 1915 : le ministre de l’intérieur demande au préfet, à propos de la propagande « en vue de la paix », de « [surveiller] et au besoin [saisir] la correspondance de ceux qui vous seront signalés comme agents de cette propagande. […] ».294 Le ministre réclame toutefois assez vite que la surveillance soit exercée « avec toute la

mesure et la prudence nécessaire, sans prendre à aucun moment la caractéristique de méfiance vexatoire, particulièrement à l’égard d’organes régulièrement constitués tels que les syndicats et Bourses du travail ».295 De nombreux militants du mouvement pacifiste lyonnais sont inclus dans le

contrôle à partir de fin 1915, par exemple Garin, le secrétaire du syndicat de la métallurgie.296

289-A.D.R. 4M264, Minute de lettre du secrétaire général pour la police au ministère de l’Intérieur et à la direction de la Sûreté Générale, 13 mars 1915.

290-A.D.R. 4M264, Lettre du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale au préfet du Rhône, 17 mars 1915.

291-A.D.R. 4M264, Photographie de lettre de Merrheim à Charpillon, 10 mai 1915. 292-A.D.R. 1M144, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 17 juin 1915.

293-A.D.R. 4M264, Minute de lettre du secrétaire général pour la police au gouverneur de la place de Lyon, 9 juillet 1915. 294-A.D.R. 4M243, Télégramme du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur général d’Algérie, 24 janvier 1915.

295-A.D.R. 1M160, Copie de télégramme du ministère de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, en communication au gouverneur général d’Alger, vers décembre 1915.

En mars 1916, l’Intérieur demande d’empêcher Bourderon et Merrheim de « s’aboucher avec les groupements ouvriers et de donner des réunions ou causeries ».297 La surveillance du courrier

permet de faire échouer plusieurs conférences prévues clandestinement par l’Union des Syndicats avec Merrheim, en août 1916.298 Les échanges entre Bécirard et le secrétaire de la Bourse du Travail de

Voiron, Marius Cécillon, pour préparer un congrès du Sud-Est, sont interceptés par la police.299 En

novembre 1916, le C.R.R.I. s’inquiète :

« À la fin de la réunion, les militants se sont occupés du retard subi par leurs correspondances […]. Granjean a fourni des explications sur le fonctionnement de cette censure. Le facteur des Postes Testard, affilié au Comité Lyonnais d’Action Internationale, lui a fait connaître, dit-il, que ses collègues mettaient chaque jour de côté quantité de lettres adressées à des militants et qu’elles étaient portées par eux à la Censure. »300

Berthet enjoint aux militants de rechercher des facteurs sympathisants, pour porter les lettres du groupe à Paris. Le même mois, le directeur de la Sûreté Générale révèle que Berthet utilise la boîte aux lettres des époux Massée. Calzan, lui, utilise un alias, M. Trillat.301 La correspondance de Leclair,

fondateur du restaurant communiste, est aussi surveillée, car il reçoit des tracts pacifistes de Paris.302

La censure fonctionne à plein régime pendant la suite de la guerre : les syndicalistes sont sans nouvelles de Merrheim pendant une bonne partie de 1917. Les autorités savent alors que les pacifistes envoient le courrier « au trésorier du Comité Central pour la reprise des relations internationales, à Paris, le sieur Hasefeld, à la suscription suivante : “V. Janot rue de Paradis, 3, Paris” ».303 De même, en

avril et mai 1918, alors que Madeleine Vernet doit venir avec Hélène Brion à Lyon pour tenir des conférences en faveur de l’orphelinat d’Épône, qu’elle administre, son courrier pour Bécirard est intercepté.304 Elle essaye alors de passer par le secrétaire du groupe C.Q.F.D. lyonnais, Poncet. Elle lui

écrit : « Je n’ai pas de réponse de personne et comme la poste m’a escamoté, depuis quatre mois, des tas de lettres, je me demande si mes dernières missives à Lyon ont eu le même sort. »305

297-A.D.R. 4M243, Télégramme-circulaire du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale aux préfets de France, vers le 29 mars 1916.

298-A.D.R. 1M160, Minute de télégramme du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, à la direction de la Sûreté Générale et au préfet de Saint-Étienne, 13 août 1916.

299-A.D.R. 4M260, Copie d’une lettre de Marius Cécillon à Bécirard, 7 mai 1916. 300-A.D.R. 4M260, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 6 novembre 1916.

301-A.D.R. 4M260, Lettre du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale au préfet du Rhône, 8 novembre 1916.

302-A.D.R. 1M148, Lettre du commissaire spécial de la préfecture au préfet du Rhône, 11 décembre 1916. 303-A.D.R. 1M149, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 11 juillet 1917.

304-A.D.R. 1M150, Copie d’une lettre de Madeline Vernet à Bécirard, 26 avril 1918. 305-A.D.R. 1M150, Rapport du service de la Sûreté, 17 avril 1918.

b) Des mouchards à l’Union des Syndicats ?

Une des particularités de la période de la guerre est la certitude qui se développe chez les syndicalistes d’être trahis par des mouchards. Les autorités s’intéressent très tôt à l’idée d’employer des syndicalistes modérés pour influer sur l’Union des Syndicats : en septembre 1915, l’Intérieur demande au préfet s’il y aurait intérêt à rapatrier à Lyon le militant Charial. Sous sa direction, le syndicat des ouvriers maçons est devenu avant-guerre l’un des plus importants syndicats lyonnais. Il a abandonné ses fonctions de secrétaire en 1913, mais les membres du syndicat l’ont rappelé en juillet 1914 pour remplacer Royer, en tant que secrétaire comptable de l’Union des Syndicats : le préfet ajoute qu’il aurait feint une « tendance marquée en faveur des théories antimilitaristes », tout en s’opposant à la « propagande anarchiste dans les syndicats », et à Bécirard et Toti : « le renvoi de Charial à Lyon […] paraît [donc] présenter un certain caractère d’opportunité. »306 Charial revient bien à Lyon : il préside

une réunion de l’Union en novembre 1916.307

Mais il est possible que les autorités soient allées encore plus loin : certains documents, sujets à caution, peuvent laissent penser que des membres de la Bourse du Travail auraient servi d’indicateurs à la police. En novembre 1916, alors qu’un congrès syndicaliste à Valence est interdit, Paoletti, des verriers, a des suspicions : il dit savoir qu’Arragain, secrétaire de la Bourse du Travail, a annoncé, plusieurs jours avant l’interdiction du congrès, que celui-ci n’aurait pas lieu.308 Sommé de s’expliquer,

Arragain proteste vivement, et explique que sa bonne foi ne peut être mise en cause puisqu’il devait y représenter plusieurs syndicats.309 Mais en août 1917, Poncet affirme que le secrétaire de la Bourse du

Travail a été surpris par des guimpières grévistes en train de donner des renseignements par téléphone à la préfecture.310 Arragain ne dénie pas avoir rencontré le commissaire de Saint-Pothin dans la période,

mais explique avoir fait cela pour essayer de faire relaxer des ouvriers grévistes récemment arrêtés.311

Un rapport conservé dans le dossier du commissaire, Georges Brunaud, conserve la trace d’une note manuscrite : le fonctionnaire se défend d’avoir dit aux guimpières « qu’il connaissait ce qui était décidé dans les réunions et qu’il était renseigné par son ami Arragain ».312 Mais cette dénégation ne

permet ni d’infirmer ni de confirmer que le secrétaire de la Bourse du Travail est un indicateur. 306-A.D.R. 1M145, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur, 11 septembre 1915.

307-A.D.R. 1M148, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 21 novembre 1916.

308-A.D.R. 4M260, Minute de lettre du préfet du Rhône au ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté Générale, 9 novembre 1916.

309-A.D.R. 1M148, Rapport non signé, 21 décembre 1916.

310-A.D.R. 4M260, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 24 août 1917. 311-A.D.R. 1M149, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 24 août 1917. 312-A.D.R. 4M47, Rapport du commissariat spécial de la préfecture, 24 août 1917.